Majeure 19. Migrations en Europe : les frontières de la liberté

De la communauté d’intérêts à la lutte de classe

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« Constitution du travail » et migrations dans les écrits de Max Weber sur les travailleurs agricolesDans ses écrits de jeunesse, où il étudiait les travailleurs agricoles des provinces de Prusse orientale (1892-1897), Max Weber décrit avec une grande acuité les tensions causées, simultanément et de façon intimement liée, par les transformations de régimes économiques et par les phénomènes migratoires. Entre idéaux nationalistes, conquête du marché mondial, luttes de classe et concurrence transnationale entre travailleurs, ces écrits sont pleins d’enseignements pour comprendre la pensée de Weber ainsi que d’échos anticipateurs des débats actuellement en cours sur les questions migratoires.

1.
Longtemps([[Une version plus longue de ce texte a été publiée en italien dans Max Weber, Dalla terra alla fabbrica. Scritti su lavoratori agricoli e Stato nazionale (1892-1897), texte édité par Furio Ferraresi et Sandro Mezzadra, Rome-Bari, Laterza, 2005. La plupart des notes ont été supprimées de la présente édition.) considérés comme «mineurs», les écrits de jeunesse de Weber sur les travailleurs agricoles dans les provinces de Prusse orientale (1892-1897) ont depuis peu conquis la place qui leur revient. Leur importance est telle que toute l’œuvre de Weber peut finalement être interprétée comme une tentative pour relever les défis qui y sont présentés : crise de légitimité d’un modèle d’autorité politique et d’un modèle social et productif centré sur la « communauté d’intérêts » entre grands propriétaires terriens (Junker) et paysans ; reformulation en termes éthico-économiques du thème de la « conduite de vie » dans le passage de l’« état » (ou « ordre ») à la « classe » face au processus irréversible de la « démocratisation passive » ; définition d’un ethos bourgeois comme instrument pratique de disciplinarisation sociale et d’éducation à l’éthique du travail ; problèmes de méthode touchant à l’utilisation d’instruments statistiques visant à la mise en évidence des « tendances du développement » des processus économiques et sociaux. On voit ainsi préfigurés les thèmes qui seront au centre de l’Éthique protestante, de la Sociologie de la religion, des Essais sur la méthode des sciences historico-sociales, et des Écrits politiques.

2.
Les textes dont nous parlons ici sont le résultat de deux recherches distinctes sur la condition des travailleurs agricoles : l’une menée en 1892 par l’ « Association pour la politique sociale » (Verein für Sozialpolitik), l’autre menée quelques mois plus tard par le « Congrès évangélico-social »).
Entre décembre 1891 et février 1892, l’ « Association pour la politique sociale » organise une enquête sur les travailleurs dans toutes les régions du Reich. Le jeune Weber est chargé d’élaborer le matériau relatif aux provinces prussiennes situées à l’est de l’Elbe. L’enquête repose sur deux questionnaires envoyés à environ trois mille « donneurs de travail»: le premier recherche des données précises sur les rapports contractuels et le domaine des « salaires », l’autre demande des informations sur la condition « normale » des rapport sociaux et culturels des travailleurs.
Durant cette période, Weber est également actif dans le mouvement évangélico-social, lieu de rencontre de théologiens, d’économistes et de réformateurs. Ce mouvement combattait pour une politique sociale d’inspiration chrétienne qui, dans l’esprit de ses partisans les plus conservateurs, devait incarner une sorte de troisième voie entre marxisme et libéralisme « manchesterien ». Weber était proche des positions de la génération la plus jeune du « Congrès évangélico-social ». En 1892-1893, il mène, pour le compte du Congrès, une nouvelle enquête sur les conditions des travailleurs agricoles, différente de la précédente en ceci que les questionnaires furent envoyés aux pasteurs des districts ruraux, chargés de les remplir après avoir directement interrogé les travailleurs : Weber entendait ainsi répondre à une objection adressée à l’enquête de l’ « Association pour la politique sociale », basée sur la seule « parole » des donneurs de travail. Mais, dans l’Allemagne, et surtout dans la Prusse des années 1890, que pouvait bien vouloir dire discuter de la « question agraire » ? À partir des années soixante-dix, dans un contexte général de récession économique, une grave crise avait touché la production de céréales destinées à l’exportation, concentrée pour l’essentiel dans les campagnes prussiennes. Pour affronter cette situation, et pour satisfaire aux demandes des agrariens, Bismarck fait approuver en 1879 des mesures législatives prévoyant l’introduction de taxes protectionnistes sur les produits agricoles, dans le but de garantir la vente des céréales prussiennes, du moins sur le marché intérieur. La politique de son successeur, le Chancelier Leo von Caprivi, constitue une parenthèse (1890-1894) dans l’histoire du protectionnisme douanier qui dura jusqu’à la première guerre mondiale. Pour favoriser les exportations allemandes, et dans le cadre d’une politique de pacification, Caprivi décide d’une réduction drastique des taxes céréalières, pour permettre aux États européens une reprise de leurs exportations vers l’Allemagne et, en contrepartie, pour favoriser leur importation de produits industriels allemands.
La crise de l’agriculture prussienne correspondait en réalité à la désagrégation de toute une structure sociale. Le paysage des campagnes orientales se trouva radicalement modifié par l’introduction de cultures intensives destinées au marché international (comme la betterave sucrière), remplaçant les cultures céréalières traditionnelles : les besoins en travailleurs saisonniers s’accrurent de façon considérable, favorisant l’utilisation d’ouvriers temporaires mal payés et « parqués » tant bien que mal, qui ne s’arrêtaient que le temps d’une récolte. Au même moment, les anciens travailleurs agricoles allemands quittaient par milliers les districts ruraux, migrant tout d’abord vers l’Amérique, puis vers les provinces et les centres urbains les plus industrialisés (Berlin, Hambourg, Rhénanie-Westphalie). Le phénomène atteignant des dimensions de masse vers le milieu des années soixante-dix, la « pénurie » de force de travail devint un thème central du discours public de l’époque, conduisant les propriétaires des régions orientales à remplacer les ouvriers allemands émigrés par des travailleurs provenant des provinces polonaises de l’Est, de la Pologne russe et de la Galicie. Le « nomadisme » des travailleurs conduisit à une véritable altération de la composition « ethnique » et « nationale » de la force de travail, soulevant le problème d’une « Polonisierung des deutschen Ostens » rattachant la question agraire à la fois à la question nationale et à celle, encore plus générale, de l’avenir de la civilisation allemande.
On voit se manifester ici un champ de tension entre intérêts économiques des propriétaires terriens et « raison d’État ». La politique du gouvernement prussien à l’égard des travailleurs saisonniers aboutit tout d’abord aux mesures de 1885, décrétant l’expulsion hors de Prusse de tous les Polonais de citoyenneté non prussienne. Cette mesure de Bismarck suscita de vives protestations des grands propriétaires fonciers prussiens les plus touchés par la carence de main d’œuvre, au point d’être tempérée par Caprivi cinq ans plus tard. Selon les nouvelles dispositions, pouvaient entrer les seuls travailleurs temporaires célibataires, soumis néanmoins à l’obligation de quitter le territoire prussien durant les mois d’hiver. Cette mesure fut âprement contestée par les cercles aspirant à la « germanisation » des régions orientales, parmi lesquels se détachaient la « Ligue pangermanique », à laquelle Weber adhéra en 1893, pour en sortir en 1899. Ceux-ci soulignaient les « risques » de l’emploi de saisonniers polonais pour la communauté et la culture nationale allemande, et mettaient l’accent sur la conformité de la mesure de Caprivi aux intérêts des grands propriétaires.
Entre temps apparut un mouvement pour la « colonisation interne » des régions orientales, c’est-à-dire pour l’établissement de paysans allemands, subventionnée par l’État, sur les petites propriétés, de façon à s’opposer à la prépondérance des Polonais, à freiner l’émigration outre-mer, et à limiter les migrations saisonnières. Le 26 avril 1886, une loi sur l’ « établissement » fut approuvée, et l’on nomma une Commission pour l’établissement, chargée de gérer l’achat de domaines détenus par des propriétaires fonciers polonais et allemands de Posnanie et de Prusse orientale, leur division en parcelles, et leur remise à des paysans allemands en échange du paiement d’un loyer annuel à l’État prussien, avec la perspective d’un rachat au bout d’un certain nombre d’années de versements réguliers.
Le programme de « reconquête » des provinces orientales se solda par un échec, notamment parce que les propriétaires polonais adoptèrent une série de contre-mesures, par exemple en fondant des banques de l’agriculture qui, par une politique avisée d’acquisitions, empêchèrent les fonds hypothéqués par les propriétaires polonais de finir dans les mains de la Commission, contraignant celle-ci à s’adresser uniquement aux grands propriétaires allemands.

3.

Dans la reconstruction générale par Weber de la « constitution du travail » (Arbeitsverfassung) dans les territoires étudiés, on repère d’un côté l’influence de Knapp, et de l’autre celle de Karl Rodbertus : plus particulièrement de sa théorie de l’oikos, mais aussi du parallélisme qu’il établit, en référence à la Rome antique, entre l’évolution des structures agraires et les changements politiques produits par elle.
L’un des thèmes les plus riches d’implications est celui des « formes difformes » du travail dépendant sous le capitalisme, et des « luttes de classe » menées par les sujets du travail pour le contrôle des conditions de leur propre existence : thème parcourant comme un fil rouge tant les écrits de Weber sur l’antiquité que ses recherches des années quatre-vingt-dix, fournissant une importante clef de lecture des différences entre « capitalisme antique » et capitalisme moderne ».
Dans l’antiquité, la division transversale du front du travail entre hommes libres et non libres, la dévaluation éthique du travail par laquelle « celui qui jouit pleinement des droits politiques est toujours un citoyen qui ne participe à aucune activité économique »([[M. Weber, Agrarverhältnisse im Altertum (1909), in GASW, pp. 1-288, p. 32. ), la concurrence entre travailleurs saisonniers « libres » et esclaves parqués, tout comme celle entre travailleurs autochtones et esclaves étrangers, tout cela constituait autant de facteurs de fragmentation et de segmentation de la force de travail, empêchant son organisation comme sujet politique autonome.

4.
Dans les recherches de Weber sur la condition des travailleurs agricoles, le thème fondamental est celui de la dissolution de la « communauté d’intérêts » entre le propriétaire terrien et les paysans de l’entreprise patronale. La « question agraire », étudiée à partir des conditions économiques, sociales et politiques des régions situées à l’est de l’Elbe, devient pour Weber le terrain privilégié d’une analyse de la dissolution inéluctable de la communauté de l’oikos, ou plutôt de l’ « économie domestique de grandes dimensions – autoritairement dirigée – d’un prince, d’un seigneur foncier, d’un patricien », dont la « véritable raison d’être n’est pas le profit monétaire capitaliste, mais la couverture des besoins du seigneur organisée sur une base naturelle »([[WuG, p. 230.). La dissolution de la grande propriété foncière met en route la « prolétarisation » des paysans, sonnant ainsi la fin du caractère politique (et en même temps éthique) des rapports entre propriétaires terriens et travailleurs agricoles, ainsi que des formes communautaires et « associatives » typiques de l’économie patriarcale. Pour reprendre les mots de Weber, « le gouvernement rigidement patriarcal était supporté parce qu’il correspondait aux bases économiques du rapport ; la question de savoir si c’est encore le cas, et le restera à l’avenir, doit être une des tâches prioritaires de cette recherche »([[Weber, Die Lage der Landarbeiter im ostelbischen Deutschland (1892), in MWG I/3-1-2, p. 80.).
Il est d’entrée de jeu évident que la réponse de Weber est catégoriquement négative. La position de pouvoir des Junker dans la constitution matérielle du Reich wilhelminien est donc fondée sur une fiction, et le risque est grand que le Reich finisse par devenir une forme politique ne correspondant plus aux rapports de production de sa base économique. Weber analyse les rapports entre propriétaires terriens et travailleurs agricoles sur la base du thème plus vaste de la constitution du travail agricole, posé dans toute l’épaisseur de ses déterminations économiques, politiques, juridiques et culturelles. Au centre de l’analyse, on trouve donc le rapport, ou plutôt le système des rapports entre travail et propriété. Après la libération des paysans, la figure juridique qui régule les rapports entre le Junker et le travailleur agricole est l’Instverhältnis (de « Inste », travailleur résident permanent), un contrat annuel centré sur des « droits de participation » et stipulé par le propriétaire terrien comme conclu « non avec un travailleur singulier, mais avec une famille de travailleurs »([[MWG I/3-1, p. 71.).
Ce rapport contractuel conserve les traits caractéristiques d’une relation patriarcale où, les travailleurs étant assujettis au propriétaire terrien, s’institue un « rapport de domination sur la personne du travailleur résidant dans le domaine, non seulement de facto, comme dans tout rapport de travail, mais aussi de jure »([[MWG I/3-1, p. 79.). Et il présuppose le pouvoir patriarcal du chef de famille sur son épouse et ses enfants, dont il s’engage contractuellement à mettre la force de travail au service du maître. L’économie du domaine n’est pas orientée exclusivement vers le profit, mais vers la couverture des besoins du propriétaire selon « une existence conforme à son état »([[Weber, Entwickelungstendenzen in der Lage der ostelbischen Landarbeiter (1894), in MWG I/4-1, pp. 425-462, p. 432.), sur laquelle se règle l’ordre politico-social de la monarchie prussienne. Les prestations obligatoires de travail (auxquelles ne cessent d’être soumis les paysans « libérés ») ne sont pas rétribuées en argent, mais récompensées par des droits d’utiliser des champs, par des émoluments fixes en nature ou par des revenus en nature de quantité variable (quote-part de céréales), et par l’attribution de portions de terre permettant au travailleur résidant dans le domaine de mener une véritable économie « privée ». Les produits excédentaires sont vendus sur le marché, donnant lieu à la seule forme d’échange prévue dans de telles conditions. L’économie du domaine, en définitive, se configure, typologiquement, comme une économie essentiellement naturelle et autarcique, visant avant tout à l’autoconsommation.
Le principe de la constitution agraire sur lequel Weber attire plusieurs fois l’attention est le principe « communautaire » : il en vient ainsi à parler de Wirtschaftsgemeinschaft (« communauté économique »), définissant les travailleurs résidents permanents comme des « associés de droit inférieur » (ou « sujets associés »([[Weber, Die Lage der Landarbeiter im ostelbischen Deutschland. Schluß (1892), in MWG I/3-2, pp. 886-929, p. 889.)). Une « intensive Interessengemeinschaft (« intense communauté d’intérêts »([[MWG I/3-1, p. 80.)) s’établit entre le propriétaire terrien et le paysan, qui se présente comme « la seule base sûre » des relations patriarcales.
La dissolution de cette communauté constitue le thème fondamental des recherches de Weber, qui retrace le processus de transformation du travailleur résident permanent en salarié agricole. La « libération » des paysans prend ici des résonances marxiennes : le travailleur agricole est bien, tendanciellement, libéré des liens de dépendance personnelle ; mais il est, en même temps, « libéré » de tout rapport à la propriété : il est, au sens strict du terme, exproprié. Ses droits de participation, sa possibilité d’élever du bétail et tous les usages communs dont il pouvait jouir, tout cela est progressivement restreint, pour finalement être remplacé par le Deputat, une quantité fixe de produits naturels d’abord, puis d’argent par la suite. L’économie privée du travailleur résident permanent se désagrège, tandis qu’une série de mesures législatives réduisent progressivement, puis suppriment les pâturages (Allmenden) et toute trace de communaux. Par ailleurs, le profil social de la propriété terrienne est sujet à des processus de transformation radicale accélérée. Confrontés à une concurrence accrue tant avec la bourgeoisie qu’avec les producteurs étrangers, les Junkers sont eux aussi contraints de recourir à des formes d’autovalorisation qui dépassent le seuil de la simple couverture des besoins internes à l’économie naturelle de l’oikos, et excèdent également la production destinée au marché local : ils doivent aspirer à un niveau de vie supérieur, proportionné à la quantité d’argent disponible pour la dépense. Ce qui se déploie sous les yeux de Weber, c’est un processus de transition de l’ « état » à la classe.
Tandis que se dissout toute « communauté d’intérêts » entre travailleurs et propriétaires, les paysans se transforment en salariés agricoles. Exclus de toute forme de répartition des récoltes, et privés de toute propriété de la terre, ils sont désormais contraints de se nourrir presque exclusivement de pommes de terre. Il s’ensuit, écrit Weber, qu’ « en vertu de la téléologie inconsciente immanente aux rapports sociaux, la transformation capitaliste de la constitution du travail est l’ennemi naturel d’un niveau de vie élevé des travailleurs »([[MWG I/3-2, p. 914.). On voit donc désormais s’affronter un «donneur de travail » et un « prolétariat de mangeurs de pommes de terre »([[Weber, Die ländliche Arbeitsverfassung (1893),in MWG I/4-1, pp. 157-207, p. 174.), dont les intérêts matériels vont « dans un sens opposé à celui du donneur de travail, le prédisposant à se laisser gagner par la conscience de classe, en plein développement, du prolétariat moderne des villes et des campagnes »([[MWG I/3-1, p. 98.). Comme les serfs du Moyen Âge, les travailleurs agricoles fuient les campagnes. Mais ce qui les attend, cette fois, dans les villes, ce n’est pas l’organisation corporative du travail artisanal, ni la prééminence des ouvriers de métier, c’est le rapport social de fabrique, avec sa discipline spécifique.

5.
La fuite des paysans vers les villes peut être de ce point de vue considérée à la fois comme la cause et comme l’effet du mouvement historique d’affirmation de la société bourgeoise, en un changement d’époque où le capital en vient à se présenter comme condition générale de la production et du procès de travail. Un des aspects les plus intéressants de la recherche de Weber, outre son analyse de la dimension objective et structurelle des transformations capitalistes, est sa mise en évidence du rôle moteur, dans ces transformations, de la subjectivité des travailleurs et de leurs luttes (non seulement ouvertes, mais aussi « latentes ») contre les résidus patriarcaux. On trouve là, en particulier, un schème d’analyse des mouvements migratoires qui n’a rien perdu de son actualité. Dans les migrations des paysans allemands, nous dit Weber, on voit en effet s’exprimer une volonté « latente » de se soustraire à des formes de domination qui, ayant perdu leur raison d’être dans l’organisation générale des rapports sociaux de production, se présentent désormais aux yeux des travailleurs comme un carcan despotique dépourvu de légitimité sociale et politique. Leur « grève latente »([[MWG I/4-1, p. 457.) est à la fois l’effet des changements produits par la rationalisation technique de l’agriculture induite par l’expansion internationale du marché et de la concurrence, et la manifestation de la production de subjectivité qui se détermine dans la résistance active que les travailleurs opposent aux rapports de domination dépourvus de légitimité. Weber insiste sur l’action de la « magie puissante et purement psychologique de la liberté », qui s’avère généralement être une « grandiose illusion », mais nous montre en même temps que « les illusions appartiennent au pain quotidien des hommes »([[Weber, Die Erhebung des Vereins für Sozialpolitik über die Lage der Landarbeiter (1893), in MWG I/4-1, pp. 120-153, p. 152. ) et que la question du travail agricole ne peut être réduite à une « simple question de couteaux et de fourchettes ».([[MWG I/3-2. p. 920.)
Deux tendances se reflètent dans la mobilité des travailleurs agricoles. La première est celle de l’ « individu moderne » à ne plus supporter les liens communautaires, et son aspiration à « gagner son pain par lui-même, loin du domicile parental et du cercle familial ». Dans les comportements subjectifs des travailleurs agricoles allemands, Weber voit donc un reflet d’un trait particulier du « monde moderne ». La seconde tendance est le désir du travailleur agricole non d’avoir un lopin de terre, ou d’entrer dans un « prolétariat avec propriété terrienne » (« la plus horrible des horreurs », car elle transforme la petite propriété en « une malédiction »([[MWG I/4-1, p. 189.), conjuguant misère et lien à la terre), mais d’une « ascension au-dessus d’une telle condition »([[MWG I/3-2, p. 921. ) – possibilité d’une existence indépendante. Le processus qui conduit à la dissolution de la constitution patriarcale est souvent vécu par les travailleurs comme un « soulagement ». L’horizon de liberté des travailleurs agricoles se détermine comme mouvement – comme fuite – à travers des pratiques de soustraction aux formes de vie traditionnelles dans lesquelles se reflètent les « tentations de l’individualisme ». Ce « trait fortement individualiste » se présente donc historiquement comme un processus spécifique de subjectivation prolétaire qui associe souvent un refus de la discipline de fabrique à celui du patriarcat, faisant surgir le problème de l’imposition de nouvelles formes de discipline du travail « libre ». La conclusion de cette analyse est une condamnation sans appel du système patriarcal : « la solution du problème des travailleurs agricoles réside dans l’élimination du caractère féodal de la constitution agraire de l’Allemagne orientale ».([[M. Weber, Agrarpolitik. Vortragsreihe am 15., 22. und 29. Februar, 7. und 14. März 1896 in Frankfurt a.M., in MWG I/4-2, pp. 743-790, p. 776.)
Mais la coprésence de facteurs objectifs et subjectifs dans la détermination de la tendance du développement de la constitution globale du travail confère en outre une forte dimension prospective à ces écrits, qui nous aide à comprendre la genèse complexe et stratifiée de ce qui deviendra la « méthode » de Weber, et notamment de ce « rapport aux valeurs » qui semble introduire un incontournable facteur « éthique et politique » jusque dans ses écrits méthodologiques.

6.
Dans l’optique de Weber cet ensemble de processus doit en tout état de cause être analysé tout d’abord du point de vue de ses conséquences politiques : « je considère ici la du point de vue exclusif de la raison d’État ».([[MWG I/4-1, p. 180.)
La restructuration de la production à travers le recours à des cultures spécialisées, et le besoin qui en découle de main d’œuvre saisonnière, ont pour résultat que « la mobilité et l’instabilité de la force de travail a encore augmenté avec l’emploi de travailleurs étrangers »([[MWG I/3-2, p. 743.). La concurrence des travailleurs saisonniers polonais détermine dans les provinces orientales une compression généralisée des salaires et du niveau nutritionnel de la force de travail autochtone. La transformation capitaliste de la grande entreprise patronale a donc des conséquences directes sur la composition « nationale » de la force de travail agricole, et finit par entrer en contradiction avec l’objectif politique de contrarier l’ « avancée de l’élément polonais »([[MWG I/3-1, pp. 365 e 591.). Le véritable problème est ainsi exprimé : « la grande entreprise patriarcale a préservé le niveau nutritionnel et la capacité militaire des travailleurs agricoles, tandis que la grande entreprise organisée sur des bases capitalistes se conserve aujourd’hui au détriment du niveau nutritionnel, de la nationalité et de la force militaire de l’Allemagne orientale ».([[MWG I/3-2, p. 917.) La grande entreprise capitaliste prussienne, antique « soutien de la monarchie »([[MWG I/3-2, p. 917.), devient ainsi l’ « ennemi le plus dangereux de notre nationalité, notre plus grand polonisateur ».([[MWG I/4-1, p. 177.)
Weber tire toutes les conséquences politiques de son diagnostic, en faisant observer que la question des travailleurs agricoles « constitue… le maillon d’une chaîne de transformations très profondes, qui ne peuvent que déterminer un déplacement fondamental des points d’appui traditionnels de la monarchie et de l’administration ». Il y a donc chez lui une double reconnaissance : d’une part celle d’un développement historique réel, « objectif », qui désagrège l’ordre politico-social traditionnel (qui avait conduit à l’unification du Reich) ; et d’autre part celle de la nécessité d’orienter le cours de l’histoire vers de nouvelles conditions susceptibles de permettre la construction d’un État nation et d’une politique nationale à la hauteur des tâches de l’époque.

7.
Quand on rassemble les fils du discours de Weber sur les travailleurs migrants, il apparaît évident que son adhésion à une perspective théorico-politique conjuguant capitalisme, nationalisme et construction d’un « stigmate » racial le conduit à faire des « estomacs » des travailleurs polonais un signifiant de leur différence sociale et de leur infériorité culturelle. Alors que Weber voit dans la fuite vers les villes des paysans allemands un processus d’individuation et de subjectivation extrêmement important d’un point de vue politique et culturel, il nie que dans la mobilité des migrants polonais puisse s’exprimer de quelque façon que ce soit l’impulsion vers la liberté pourtant caractéristique, à ses yeux, du « monde moderne ». Au lieu d’être considérés comme des individus affirmant et pratiquant une prise de position subjective à l’égard de leurs propres conditions de vie, les travailleurs polonais deviennent les « nouveaux barbares » qui menacent, par leur simple présence, la « civilisation allemande ». La frontière orientale acquiert l’épaisseur d’un espace séparant civilisation et barbarie : l’État doit assumer la tâche politique de fermer et d’armer les frontières pour sauver la civilisation menacée par une « race inférieure ».
Ce qu’en tout état de cause saisit en filigrane Weber dans la situation du travail migrant, c’est la destruction de la « communauté d’intérêts » produite par l’affirmation du capitalisme, qui déplace et redéfinit la perspective à partir de laquelle il convient d’analyser les rapports sociaux et politiques en Allemagne. Dans la crise de légitimité du système patriarcal, l’État nation intervient comme principe de régulation de la crise, comme instrument d’intégration du prolétariat dans ses propres structures – comme instrument de fermeture et d’exclusion : vers le bas, à l’égard des « nouveaux barbares polonais », vers le haut, à l’égard des ennemis extérieurs, les autres États nationaux.
La question sur laquelle Weber attire notre attention est l’écart temporel – à l’origine de la crise – séparant développement du capitalisme et formes de la légitimation politique, histoire économique et histoire politique, intérêts économiques et valeurs politiques. Le problème est alors d’identifier un sujet politique (une classe dirigeante) susceptible de gérer cette crise en affirmant sa propre hégémonie politico-culturelle sur l’ensemble de la société, réalisant ainsi, après l’unification politique de l’Allemagne, l’unification sociale du Reich. Ce n’est pas le patriarcalisme des Junker qui est en état de préfigurer aux yeux de Weber la figure d’un « pouvoir capitaliste » cohérent, c’est la bourgeoisie allemande – qui devrait toutefois se soumettre à un processus d’ « éducation » et de « maturation » politiques, en s’émancipant de la sujétion au modèle autoritaire prussien. Tels sont les thèmes de la Leçon inaugurale de Fribourg de 1895, qui constitue assurément le document le plus significatif de la pensée politique du jeune Weber et n’est pleinement compréhensible qu’à partir des textes dont nous venons de parler.
L’argumentation déployée dans ce texte se fonde sur un double choix. Tout d’abord, pour pouvoir redéfinir l’ « intérêt général » de la nation, Weber prend position du point de vue d’une part, d’une classe : de la bourgeoisie. Ensuite, il opte clairement pour le capitalisme industriel contre le capitalisme « politique », tourné vers la rente, caractéristique des agrariens, pour les intérêts de la bourgeoisie industrielle contre les intérêts capitalistes du Junkertum. Le point central, qui éclaire toute la pensée politique de Weber jusqu’à la première guerre mondiale, est l’étroite connexion qu’il établit entre développement bourgeois-capitaliste, souveraineté de l’État nation, impérialisme et intégration du prolétariat dans les structures de l’État. Selon lui, la réponse aux problèmes de l’industrialisation, de la croissance démographique et de l’organisation du mouvement ouvrier créés par un développement accéléré du capitalisme n’est autre que l’expansion impérialiste de l’État nation, guidé par une bourgeoisie éduquée à « l’évangile de la lutte comme devoir pour la nation »([[Weber, Diskussionsbeiträge zum Vortrag von Karl Oldenberg : «Über Deutschland als Industriestaat» in MWG I/4-2, pp. 623-640, p. 638.) : le devoir d’assumer de façon responsable « le risque pour nous considérable de l’inévitable expansion économique de l’Allemagne vers l’ extérieur »([[MWG I/4-2, p. 640.).
La conquête du marché mondial présuppose en réalité une politique de puissance de l’État, qui requiert à son tour une communauté nationale homogène : elle a besoin d’une surdétermination nationale de la lutte de classe, elle a besoin que la bourgeoisie se fasse nation, et que la nation se fasse État : « les ouvriers allemands doivent comprendre que l’industrie allemande, fondement de leur propre existence, est menacée dans son développement si nous ne pouvons pas intervenir partout avec la détermination nécessaire, y compris, s’il le faut, à travers une forte puissance militaire, pour défendre nos intérêts économiques ».([[Weber, Die bürgerliche Entwickelung Deutschlands und ihre Bedeutung für die Bevölkerungs-Bewegung (1897), in MWG I/4-2, pp. 810-818, p. 816.) La solution des problèmes allemands ne peut donc venir que d’une alliance de la bourgeoisie et des élites ([[En français dans le texte.) ouvrières, sur la base d’intérêts nationaux communs et d’une politique de modernisation capitaliste capable de mettre hors jeu aussi bien la droite pangermaniste que la gauche révolutionnaire et marxiste.
Mais on voit en réalité se manifester ici un problème qui demeurera central dans les écrits politiques de Weber, y compris pendant la guerre et la révolution de novembre : derrière l’emphase mise sur la nécessité d’une affirmation de la bourgeoisie comme sujet politique unitaire, il perçoit le décalage entre les processus de constitution en classe des ouvriers salariés d’une part, et de la bourgeoisie de l’autre. Et par ailleurs, dans la mesure même où les thèmes de la bureaucratisation et de la « parcellisation de l’âme » gagnent en importance dans la réflexion de Weber, le regard qu’il porte sur les problèmes du travail enregistre à son tour de nouvelles problématiques : dans les écrits de 1908-1909 sur la Psychophysique du travail industriel, rédigés sous le coup d’une « fascination ambivalente » envers le taylorisme, on voit notamment surgir le risque, consubstantiel au taylorisme, que les automatismes « techniques » de l’organisation du travail ne suffisent pas à discipliner la conduite de vie des ouvriers. La lutte de classe continue bien, dans un tel scénario, à représenter un facteur potentiellement destructeur, mais Weber semble en même temps penser qu’elle pourrait bien constituer le creuset d’un « caractère » social et personnel capable de donner un sens culturel, spécifiquement « humain » au développement capitaliste, en s’affirmant ainsi, d’un point de vue politico-social, comme un élément d’éducation du prolétariat à la culture du capitalisme, et comme le vecteur possible de son insertion « comme nouvel élément autonome, une fois surgi comme classe à travers le capitalisme et parvenu à la conscience de sa spécificité historique, dans la communauté culturelle de l’État moderne ».([[Weber , Geleitwort, in «Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik», XIX (1904), n. 1, pp. I-VII, p. IV.)
Le « vide » de sens et de légitimité que le capitalisme avait semblé ouvrir au cœur de la société est en fait immédiatement comblé, à travers les enquêtes sur l’ Éthique protestante (1904-1905), par la découverte d’une figure subjective archétypale de la bourgeoisie – d’une conduite de vie spécifique – dont Weber peut enfin identifier l’esprit. Mais en même temps, la signification de son travail de la première décennie du vingtième siècle, de son analyse du « capitalisme pleinement développé » (Hochkapitalismus), en référence tout particulièrement aux États-Unis et à la Russie, tient à peu près toute entière dans le constat que les conditions d’existence de cette subjectivité bourgeoise sont en train de se désagréger sous les coups de buttoir de puissances « objectives » qui menacent de renverser ses « valeurs » : « il est vraiment ridicule », écrit Weber en 1905, « d’attribuer au capitalisme pleinement développé d’aujourd’hui, tel qu’il est importé désormais en Russie, et tel qu’il existe en Amérique, une affinité avec la démocratie et avec la liberté… Nous devons bien plutôt nous demander si la démocratie et la liberté sont possibles à long terme sous la domination du capitalisme mûr ».([[Weber, Zur Lage der bürgerlichen Demokratie in Russland (1906), in MWG I/10, pp.86-279, p. 270.)
La crise qui, dans la Leçon inaugurale de Fribourg, devait être résolue par un processus de subjectivation hégémonique de la bourgeoisie, en vient ainsi à s’infiltrer dans la substance même de ce que Weber, à partir des grands essais de sociologie de la religion auxquels il commence à travailler autour de 1911, décrit comme rationalisation et « bureaucratisation universelle ». En dernière instance, l’innovation charismatique et le « politique par vocation », ces deux figures opposées auxquelles Weber confiera le destin de la démocratie et du capitalisme, semblent elles aussi subir la crise, bien plus qu’elles ne sont en mesure de la dépasser en un nouvel horizon de « sens ».

(traduit de l’italien par François Matheron)

Textes de Weber cités dans cet article
– Textes tirés de Max Weber Gesamtausgabe, Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), en cours de publication : MWG I/3 = Die Lage der Landarbeiter im ostelbischen Deutschland (1892). MWG I/4 = Landarbeiterfrage, Nationalstaat und Volkswirtschaftspolitik. Schriften und Reden 1892-1899. MWG I/10 = Zur russischen Revolution von 1905. Schriften und Reden (1905-1912).
– Autres textes : Agrarverhältnisse = Agrarverhältnisse im Altertum (1909), in GASW (Gesammelte Aufsätze zur Sozial-und Wirtschaftsgeschichte, 1924), Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1988, pp. 1-288. WuG = Wirtschaft und Gesellschaft. Grundriss der verstehenden Soziologie (1922), Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebeck), 1980.