En un siècle la discontinuité des usines et des bureaux siècle a fait place à une continuité du travail affranchie de ses limites spatiales et temporelles. L’enfermement des travailleurs comme condition de leur soumission aux impératifs du travail est aujourd’hui proscrit, au profit d’une ouverture et d’une extension des lieux de travail au-delà des limites du bâtiment. Mais cette ouverture s’appuit sur des pratiques de gestion et de contrôle du travail qui projette celui-ci dans une continuité sans limites. En permanence sollicité, le travailleur moderne, singulièrement celui des entreprises tertiaires, est contraint de faire lui même de tout lieu un espace de travail possible. Ces évolutions seront résumées en trois grandes étapes : une première, caractérisée par la lutte contre le vagabondage et la mise en place de lieux de production étanches ; une seconde, caractérisée par l’ouverture des espaces comme condition de mise en place d’une nouvelle forme de contrôle dans les activités tertiaires ; enfin une troisième, caractérisée par la démultiplication des espaces de travail.
I- Discontinuité de l’espace : l’espace clos
I.1- La forme usine
Le XIXe siècle, on le sais, a été animé par une volonté farouche d’organisation des mouvements arbitraires du vagabondage ouvrier. Les vagabonds encore acceptés dans le système des fabriques, deviennent insupportables lors de la mise en place de l’usine dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le désordre engendré par la dispertion et les mouvements incontrôlables des classes laborieuses s’accommode mal avec les exigences productives qui vont désormais réguler les devoirs et les tâches liés au travail. A la figure néfaste de l’errance ouvrière se superposera un monde rationnel dont l’industrie deviendra tout à la fois l’instrument et l’emblème. L’organisation des lieux de production va faciliter ce passage : de la continuité vagabonde à la discontinuité réglée du temps et de l’espace. L’usine, en raison de la surveillance qu’elle permet d’exercer sur les travailleurs dans le cadre d’une recherche d’uniformisation des procès de production, représentera le lieu par excellence de cette rationalisation. La stabilisation de l’ouvrier sera la condition de réussite du projet taylorien dont les principes vont devoir s’appliquer à la diversité humaine, aux bizarreries, aux volontés vagabondes de ceux qui ne savent rester à la même place : “tous les systèmes de direction ont malheureusement besoin d’une méthode quelconque pour discipliner les hommes ; sur ce point comme dans tous les autres détails de l’organisation, il importe d’adopter un plan convenable, soigneusement étudié. Aucun système de discipline n’est complet s’il n’est suffisamment large pour s’appliquer à la grande variété de caractères et de dispositions des divers ouvriers réunis dans un atelier”. La discipline maintiendra la cohérence de l’espace usinier désormais dépendant d’un principe moral et politique qui lui garantit stabilité et pérennité.
L’usine permet d’autre part, en stabilisant l’ouvrier, de soumettre son travail à une mesure rigoureuse. La mesure fixe le travailleur dans les limites strictes d’un espace en même temps qu’elle le dépossède du savoir que son métier lui garantissait jusqu’alors: “quand les ouvriers travaillent à la tâche journalière, ils doivent prendre leur service à une heure régulière mais ils ne doivent pas avoir d’heure fixe pour le quitter. Dès que la tâche est finie, ils doivent avoir la permission de s’en aller et, d’autre part, ils doivent être obligés de rester à l’ouvrage jusqu’à ce qu’ils l’aient terminé, même si la besogne se prolonge dans la soirée, aucune diminution n’étant faite pour un temps plus court ni aucun supplément pour le
temps passé en sus.”[[F. W Taylor, Direction des ateliers (1902, première édition française 1907), Paris Ed. Organisation F. Vatin eds, 1990, p. 62
La discipline appliquée également à tous les travailleurs, la généralisation du principe de mesure des temps, les variations de la journée de travail, la fixation des salaires, mettent en évidence le fait principal de ces transformations : le travail dans le système capitaliste est immédiatement socialisé, dépendant d’une coordination des forces dont la concentration des ouvriers dans un lieu spécifique est la condition. On sait que cette concentration autorise l’extraction d’un surplus de travail. Dans un laps de temps donné, un nombre plus important de journée de travail sont additionnées, et cette combinaison est force productive de travail social. La coopération des ouvriers dans un même lieu est elle même conditionnée par la concentration de capital dans les mains d’un capitaliste : la socialisation du capital accompagne et développe celle du travail. La fonction d’organisation et l’impératif de discipline dont Taylor donna une version “scientifique” sont donc eux mêmes déterminés par cette concentration spatiale dans un unique lieu, d’ouvriers désormais stabilisés, expropriés des campagnes, amputés des savoirs faire artisanaux, devenus “mode d’existence particulier du capital”.
L’accumulation du capital à grande échelle et la production de masse imposeront dans les années d’après guerre (1950-70), la figure architecturale singulière de l’usine étanche, en rupture avec son environnement, replié sur elle-même, aveugle : un lieu secret de la production. Ce qui frappe tout d’abord dans l’usine c’est l’enfermement tenace, la mise au secet du travail par une multiplication de clôtures et de limites ; mise à distance d’autant plus forte que l’usine affiche une virulente autonomie par rapport au territoire non qualifié de la “zone” qui l’entoure et la déterritorialise. L’usine dont on a montré qu’elle était comme une
“boîte close”[[D. Claysen, P.A. Michel “Genèse d’un prototype : la boîte close”, in Sur l’architecture des espaces industriels, Recherche exploratoire, D. A. F. U, Ministère de l’Environnement et du Cadre de vie, Paris, 1979. est faite de murs pleins, de bardages opaques, aveugle à la vie extérieure, éclairée zénithalement par des lanternaux et des sheds. Expression achevée des grands principes d’organisation tayloriens et fordien du travail, la banalisation et l’homogénéité de l’espace usinier favorise la réduction biologique de la force de travail au seul critère de son rendement, tout en offrant les conditions de majoration maximale de cette force, indépendamment de l’individu singulier qui occupera le poste, et des conditions extérieures au bâtiment lui même. L’homogénéité maintient dans un état constant un environnement propice à l’amplification de la productivité du travail, et l’étanchéité des lieux devient le moyen privilégié d’une lutte contre la distraction, les temps morts, la flânerie que pourtant le rythme imposé par la production n’autorise guère. L’enveloppe du bâtiment n’est donc pas seulement négative, s’opposant à son environnement, elle est aussi positive : en resserrant l’ouvrier sur sa tâche, elle ne lui donne jamais l’occasion de s’en détourner, n’offrant aucune ouverture à la liberté du regard[[Il faut noter que cette séparation de l’usine avec son environnement joue aussi pour certaines catégories de travailleurs, à l’intérieur du bâtiment entre les lieux accessibles durant la journée de travail, et ceux qui ne le sont pas comme les vestiaires, l’extérieur du bâtiments etc…..
Mais cette mise à l’écart concerne aussi la valeur sociale du travail. Un lieu secret, impénétrable aux regards extérieurs est souvent un signe de valorisation du travail: une entreprise pharmaceutique tiendra secret ses laboratoires de recherche, pour des raisons de concurrence, d’espionnage, valorisant par là même les activités qui s’y déroulent. L’usine au contraire, en tenant secret des activités industrielles le plus souvent standardisées, l’automobile par exemple, contribue à la dévalorisation de ceux qui y travaillent : à l’inverse d’une volonté de protéger ce et ceux qui sont rares et précieux, l’usine est marginalisante, elle exclut ceux qu’elle enferme. On ne montre pas ce que depuis le XIXe siècle on cherche à cacher : le travail ouvrier, et ce qu’il signifie d’aliénation. Aujourd’hui encore “l’usine se cache, se terre comme une honte ;
elle se ferme pour mieux dissimuler ses tares”[[M. Perrot “L’espace maudit et l’homme-machine”, in Architecture, mouvement, Continuité, n° 30, mai 1973, p. 16.. L’espace fermé de l’usine existe toujours, éloigné de nos villes, c’est l’espace du produit brut, travaillé à l’écart, pas encore marchandise dans le monde lumineux de la ville, pas encore objet survalorisé dans l’espace transparent de l’information et de la publicité.
1.2- Le bureau
Le travail salarié s’est donc pensé depuis le XIXe siècle autour d’une problématique de l’enfermement et de l’homogénéité des lieux : dans les usines, lieu étanche par excellence où se superpose un temps et un espace exclusivement consacrés au travail. La situation fut identique dans les bureaux. Moins soumis à la technique, mais tout autant à la rigueur disciplinaire, à la spatialisation outrancière de la hiérarchie et de l’autorité, tout aussi enfermé et routinier, le travail de bureau a d’abord évolué les yeux fixés sur l’usine : surveillance permanente, mesure de la quantité de travail, pool de secrétaires, rationalisation des circuits de papier. Pourtant les transformations qui affectent l’organisation spatiale des bureaux dans les années 1960 vont ouvrir la voie à un autre régime d’organisation et de contrôle du travail.
Le développement des activités tertiaires et administratives s’est opéré dans des espaces qui au cours du XIXe siècle n’étaient pas beaucoup plus reluisants que la fabrique. Dans les bureaux surpeuplés des ministères, des administrations centrales et des banques s’entassaient sous une lumière blafarde une foule de miséreux gratte papiers à demi asphyxiés par l’odeur fétide de lieux exiguës et sales, étouffant de poussière et de surveillance continuelle. L’humiliation subie au bureau n’était pas moins forte que dans la fabrique et plus tard l’usine, même si ce n’est que plus lentement que se met en place une discipline rigoureuse basée sur la spatialisation hiérarchique, la clôture du bâtiment sur lui même et l’emboîtement des surveillances ; mouvement contemporain de l’introduction de la mécanisation du travail de bureau avec les machines à écrire et les machines comptables. Dés lors, à l’autorité paternaliste des entassements bureaucratiques du XIXe fera place une discipline du rendement, beaucoup plus sévère, pour laquelle la construction et l’organisation du bâtiment vont se mettre au service selon un principe extrêmement stricte de répartition des surfaces par employés en fonction de leur place dans la division du travail, associée à une disposition des bureaux soumise aux impératifs du contrôle visuel. Deux grands types spatiaux apparaissent au début du siècle : les bureaux collectifs occupés par les employés ou les contremaîtres disposés en rangs, et les bureaux individuels cloisonnés, réservés à l’encadrement. La coïncidence entre une place et une activité définie par ses caractéristiques sociales et techniques se veut maximale.
Les “châteaux de l’industrie”, tout comme les ministères parisiens ont donc été l’affirmation hautaine d’une discontinuité entre travail et non travail, caractéristique d’un âge de la discipline. Cette séparation n’est plus aussi nette aujourd’hui, les agencements spatiaux et l’organisation du travail s’articuleraient plutôt autour d’un principe d’ouverture dont ont peut relever deux formes : l’une concerne les espaces internes d’un bâtiment devenu outil de production ; une autre concerne l’au-delà du bâtiment, jusqu’à dissocier le travail et l’espace dans l’affirmation d’un principe de continuité du travail et de son contrôle.
II- Continuité de l’espace : l’espace ouvert
Le bâtiment de bureau a ceci de commun avec l’usine qu’il est étanche, replié sur lui même. Mais là où l’usine n’est que l’habillage d’un système technique la chaîne par exemple, le bâtiment de bureau sera très vite considéré en soi comme outil de production. L’introduction dès les années soixante en Allemagne du “bureau paysage” résulte d’une volonté de faire du bâtiment l’instrument privilégié du travail administratif, de son organisation et de son contrôle, et ceci sur le modèle cybernétique d’une gestion des flux d’informations : “l’organisation d’une entreprise peut être considérée comme un centre de traitement de l’information. L’espace pour combiner les éléments de ce système de traitement de l’information que sont les gens, les machines de bureau et autres équipements est fourni par l’immeuble de bureau. Le fonctionnement efficace de l’organisation est déterminé de façon décisive par le type d’immeuble de bureau et/ou d’implantation des bureaux. L’immeuble est l’outil principal du travail administratif et du processus de décision. (…) Les méthodes cybernétiques que nous pouvons utiliser pour analyser une organisation identifient les circuits d’information comme étant des flux de papiers et des circuits de communication
orale”[[D. Jaeger Improving office environment, Business equipment manufacturers association (BEMA). Edition, Business press, Elmhurst, illinois, USA 1969. Cité et traduit pas B. Giraud Pour une psychosociologie des espaces th travail. Le cas des bureaux. Thèse Université Paris IX, Paris 1988.. L’activité administrative est dès lors en mesure d’intégrer les acquis du taylorisme et du fordisme dans le cadre d’une rationalisation des circuits qui soumet l’activité individuelle à la continuité d’un mouvement global de circulation de l’information. L’entassement, le stock, caractéristique du système hyper-segmenté, fait place à une clarté organisationnelle susceptible à tout moment d’identifier la place et le mouvement d’une information. Le “bureau paysage” remet ainsi en cause la spatialisation étroite de l’autorité, la segmentation du bureau individuel de l’ancienne administration, avec ses pratiques de camouflage et de contournement des pouvoirs, et ceci au profit d’une organisation de l’espace lisse, basé sur une rationalisation des flux en milieu ouvert en fonction desquels l’ensemble des éléments de l’environnement sont agencés : les volumes la disposition des individus et des machines, les couleurs, l’air, la lumière. La spatialisation traditionnelle ne représentait que les lignes suivant lesquelles circule la hiérarchie. L’analyse quantitative des flux révélera une autre spatialisation du travail, beaucoup plus mouvante. L’image de l’ordinateur impose désormais à l’espace d’être recomposable selon les exigences variables de la circulation des informations : l’espace ne doit dépendre d’aucunes contraintes architecturales dures – en particulier pas de séparations entre les bureaux – au profit d’un maillage de réseaux électriques, téléphoniques et informatiques, véritable corps virtuel du bâtiment. L’homogénéité ainsi acquise autorisera toutes les recompositions imposées par le rendement des circuits : l’espace flexible, la déplaçabilité des postes, s’appliquera en principe à tous les travailleurs considérés comme éléments du système général de traitement de l’information.
En principe évidemment, car le bureau paysage autorisera facilement des recompositions spatiales selon des critères hiérarchiques aussi durs que ceux des bureaux fermés. Mais dans un contexte de faible développement de l’informatique, les années 60, l’espace ouvert parvient à mettre en place, par élimination des frontières physiques, un système de contrôle non centralisé, proche en cela de ce qu’il est aujourd’hui. L’absence de cloisons et de séparations impose de fait une surveillance diffuse de tous envers tous, sans nécessité de centralisation, un contrôle ouvert et circulant, une forme d’auto-contrôle permanent du comportement. Le bureau traditionnel fondé sur un principe disciplinaire d’emboîtement des surveillances hiérarchisées, marqué par les signes du pouvoir, garantissait à chacun la possibilité d’une ruse, d’un jeu sophistiqué avec l’autorité. Le bureau ouvert, la grande salle profonde sans cloisons réalise pleinement avec l’appui de l’informatique cette dissolution du pouvoir dont Deleuze et Guattari trouvait chez Kafka une description prémonitoire : “Si Kafka est le plus grand théoricien de la bureaucratie, c’est parce qu’il montre comment, à un certain niveau (mais lequel ? et qui n’est pas localisable), les barrières entre bureaux cessent d’être des “limites précises”, plongent dans un milieu moléculaire qui les dissout, en même temps qu’il fait proliférer le chef en micro-figures impossibles à reconnaître, à identifier, et qui ne sont pas plus discernables que centralisables : un autre régime qui coexiste avec la séparation et la totalisation des segments durs”[[G. Deleuze, F. Guattari, Mille plateaux, Paris, Edition de Minuit, 1980, p. 261..
L’ouverture du bureau, la disparition des cloisons permet donc de substituer à une symbolique du pouvoir, en rupture avec son environnement, la continuité d’une obligation sans ancrage. L’espace ouvert c’est une autre organisation du travail, ce sont de nouvelles technologies, mais c’est surtout une autre figure de l’autorité, débarrassée des rites et des symboles dont elle avait si longtemps eu besoin pour marquer sa présence. Le pouvoir dissous dans l’espace ouvert des bureaux modernes est plus direct que jamais, n’ayant plus de contraintes matérielles et temporelles pour s’imposer il s’appuie avant tout sur chaque individu qui devient le support exclusif d’une obligation jamais vraiment prononcée mais perpétuellement réitérée. Les limites spatiales et temporelles du travail sont désormais inscrites dans la conscience même d u travailleur que plus aucune barrière physique ne peut véritablement protéger. Ce que résumait encore récemment le directeur d’une nouvelle agence de publicité parisienne pour souligner l’originalité d’un espace de travail complètement ouvert, meublé de bureaux tous identiques, le sien compris : “pas de titres, pas de bureaux, pas d’horaires. Que des obligations”[[Mr Devarieux de l’agence Devarieuvillaret, in Stratégie, octobre 1995.
Le bureau paysage continue de susciter des résistances très importantes en raison des nuisances qu’il engendre, bien qu’aujourd’hui plus aucun modèle ne s’impose, au profit de configurations semi ouvertes associées à des espaces plus fermés[[Ces transformations dans l’activité tertaire sont indissociables du développement considérable d’une filière de promotion immobilière. L’ensemble des acteurs qui interviennent dans ce processus de valorisation, essentiellement les investisseurs, les commercialisateurs et les promoteurs ont été décrit par T. Evette dans Les acteurs de la programmation et de la construction des bureaux, PCA, Coll. “Recherches”, Paris, 1992. Sur l’aspect géo-économique de l’immobilier d’entreprise voir dans ce numéro l’article de J. Malézieux.. Mais le bureau totalement ouvert, sans cloisons, a certainement été une des premières grande rupture dans les processus traditionnels d’assignation des travailleurs à une place fixe comme principe de valorisation sociale. Et cette dissociation de l’espace et du travail, due à l’apparition d’une troisième dimension, informatique, ajoutée à la géométrie traditionnelle des espaces concrets, s’est accompagnée d’un mode d’assujettissement nouveau fondé sur un contrôle lui même ouvert, souple et adaptable. Le développement à la fin des années 70 de la micro informatique personnelle et de la bureautique va continuer de changer les relations des travailleurs à l’espace, dans le sens cette fois d’une dissipation des frontières du bâtiment. Mais d’ores et déjà, une troisième dimension, informatique, s’est ajoutée à la géométrie traditionnelle des espaces concrets.
III- Un espace de travail multidimensionnel
Le principe d’assignation, dans le tertiaire traditionnel, est désormais rentré dans une phase d’obsolescence, et avec lui l’étanchéité du bâtiment telle qu’elle a existé jusqu’à présent. La ville auparavant lieu de repos et de reproduction devient l’espace possible d’une activité qui n’en finit pas, cherchant sans fin ses limites temporelles et spatiales. Les frontières qui hier encore contraignaient le travail dans un espace propre et spécialement conçu à cet effet, s’abattent désormais au profit d’une circulation généralisée d’activités diversifiées, d’information et de main d’oeuvre. Les reconfigurations auxquelles se prêtent les bureaux flexibles, s’opèrent désormais entre plusieurs centres d’activité, entre les firmes elles mêmes, modifiant la traditionnelle séparation entre lieux de travail et du hors travail. L’immeuble de bureaux perméable, devient un point de centralisation non exclusif par lequel transitent des informations dont la synthèse s’opère dans des lieux multiples. L’espace de travail, c’est à dire le lieu physique de l’activité ne recoupe que partiellement l’espace du travail composé de scènes multiples. Cette pluralité des espaces s’est enrichie d’une dimension supplémentaire dûe à l’expansion continuelle des performances informatiques et télématiques ; une dimension immatérielle qui redouble les agencements physiques et leur impose de nouvelles règles. Ainsi se superpose désormais deux types d’espaces, l’un matériel et physique, l’autre informatique fait de l’ensemble des échanges sur des réseaux télématiques. Ces transformations, associées à la continuité des processus de production, ont modifié l’organisation et le contrôle du travail en le projetant dans un espace abstrait d’autant plus difficilement appropriable qu’on ne peut y intervenir sans en même temps renforcer l’abstraction du travail.
Il convient de distinguer plusieurs formes de cette dimension nouvelle de l’espace et du travail, même si bien sûr elles s’articulent et se renforcent. Une première concerne le contrôle du travail ouvrier : devenue indépendant d’une spatialisation et corrélativement d’une visualisation, il se comprend désormais comme une totalisation dans l’espace virtuel de l’ordinateur, espace de la mémoire sans fin s’il en est. Soit en exemple[[Les deux exemples qui suivent et que nous citons textuellement sont issus d’une étude réalisée par F. Lautier, et C. Camus Spatialité plurielle dans les lieux de travail, Laboratoire Espace du travail, Ecole d’Architecture de la Paris La Villette, Paris 1990. une usine de confection en Normandie “employant trois cent femmes à coudre des vêtements, penchées sur leur machine dans un local trop petit, trop fermé sous la pression de cadences et de contrôles particulièrement soutenus. Les séries sont de nombre variable, de quelques dizaines à plusieurs milliers, mais les cycles, très courts, de quelques secondes (sept) à une demi minute. Les pièces à coudre sont disposées par liasse, que l’ouvrière appelle, lorsqu’elle a fini la précédente, en allumant une lampe rouge au dessus de sa table. Une personne, au statut de chef d’équipe, en apporte alors une nouvelle et retire ce qui est achevé et sera donné à une autre ouvrière pour une autre séquence de travail. Ce dispositif classique, reçoit cependant un complément. A chaque liasse cousue, l’ouvrière frappe le code correspondant sur un petit terminal, de la taille d’une grosse calculette, fixé à sa table relié au micro-ordinateur situé dans un local au centre de l’établissement. En interrogeant, sans se déplacer, ce micro, elle peut savoir chaque fois quelle est sa position par rapport à la cadence prévue pour son poste : avances et retards s’inscrivent sur son écran. Dans son bureau, la responsable de la production a ainsi le moyen de connaître à chaque instant, en temps réel selon l’expression consacrée, l’état d’avancement des commandes ; elle peut en déduire le délai exacte de fabrication ; le cas échéant modifier l’organisation de la production pour accélérer une production particulièrement urgente ; corriger la cadence à un poste de travail qui serait trop lent”. Dans le cadre classique d’une assignation stricte l’espace de travail de l’ouvrière serait de toute évidence limité à son poste. Mais l’usage de l’informatique démultiplie cet espace pour le projeter dans un champ inaccessible que pourtant les ouvrières, comme la chef d’équipe, consolident mais sur lequel elles n’ont qu’un contrôle limité. A la différence d’une surveillance visuelle classique, le contrôle que permet d’opérer l’informatique se fonde sur une spatialisation différentielle qui maintient chacun dans la dépendance relative non seulement de l’espace de l’autre – le chef – mais dans celui plus incidieux de l’agencement immatériel des réseaux.
Une autre forme de démultiplication des lieux du travail concerne les nouvelles modalités de hiérarchisation des activités dans le cadre d’une dispertion mondialisée des lieux du contrôle.
L’informatique n’affecte pas seulement la division traditionnelle du travail et de l’espace, elle déjoue l’apparence d’unanimité qu’offre les espaces de travail tertiaires modernes. Les règles formelles d’assignation des individus à des places selon les grades et les fonctions peut bien disparaître, comme nous l’avons vu pour l’espace ouvert, la différentiation sociale et économique est reconduite d’autant plus fortement qu’elle repose désormais sur l’accessibilité aux réseaux de communication. Soit dans la région Rhône-Alpes, “un établissement appartenant à une entreprise internationale d’informatique : on y fait aussi bien des études de logiciels et de la conception de matériel que du montage de petits ordinateurs. Il y a aussi des activités commerciales, celles-ci étant intimement liées aux autres. Les bâtiments sont très simples et d’un modèle stéréotypé : de grands plateaux longs, sans cloisons, reçoivent l’ensemble du personnel, quelle qu’en soit la qualification. On peut trouver ainsi dans le même étage des OS montant des appareils et les cadres dirigeants ou la section syndicale de l’entreprise. Le principe de l’égalité des personnes dans la différence de leurs capacités et de leurs mérites se matérialise dans la simplicité des dispositifs matériels : rien ne distingue a priori le bureau du PDG et celui d’un quelconque salarié. La convivialité est de rigueur. Les machines sur lesquelles travaillent la presque totalité des personnes sont programmées de telle façon qu’une partie des informations qu’elles élaborent ou enregistrent soit automatiquement emmagasinées dans l’ordinateur central de l’établissement. Une partie encore, par les mêmes voies de précodage, va directement en Suisse, où se trouve le siège européen. Une dernière est expédiée, toujours en temps réel, en Californie, au siège mondial de l’entreprise. La comparaison est frappante entre le lieu matériel, les règles d’équivalence formelle qui y règnent et la stricte hiérarchisation de l’espace engendré par l’informatique : inutile de donner aux responsables une position spatiale particulière, centrale, en hauteur ou autre, c’est dans le jeu des clés d’accès au système de communication et de traitement des informations que se jouent les différences. De même qu’implique la proximité physique du PDG et de l’OS alors que la communication est principalement confiée, pour tout ce qui importe, à des machines dont la structure tisse l’organisation réelle de l’entreprise ? Qu’est ce qui est proche ou loin, qu’est ce qui rapproche ou éloigne dans un tel système ? En outre, de quel espace, ou même de quels espaces s’agit-il : certains travaillent en relation avec leur voisin de table, d’autres avec les Etats-Unis, et cela peut changer d’un instant à l’autre si le travail effectué conduit à rétrécir ou élargir le champ communicationnel dans lequel on entre”. L’informatique autorise un espace plus lisse, moins segmenté par la rigueur d’une stricte division fonctionnelle du travail, mais c’est pour reconduire celle-ci plus amplement encore à échelle supérieure des échanges d’information. Ainsi l’espace de travail n’offre-t-il plus aussi clairement la carte des rapports de pouvoir qui traversent l’institution ; pour autant ceux-ci, dégagés des contraintes physiques, gagnent en souplesse et en puissance par un maintien continu de leurs effets.
La démultiplication de l’espace de travail ne s’opère pas seulement entre une réalité physique et son complément virtuel, elle se prolonge au-delà du bâtiment lui même dont les limites physiques qu’il impose aux travailleurs ne figurent plus comme condition d’exercice de l’activité. Soit un établissement bancaire qui dans le cadre des transformations de ses activités crée une équipe de jeunes cadres diplômés d’écoles de commerce, chargés de procéder à l’audit, au contrôle financier des agences et des services de la banque. Doté d’un ordinateur portable, associé au réseau interne de la banque, ces jeunes cadres parcourent la France d’agences en agences. Au siège de l’entreprise à. Paris, ils disposent d’un ensemble de travail banalisé dont le nombre de bureaux est inférieur au nombre des membres de l’équipe ; seuls des armoires de rangement sont personnalisées. Leur présence dans les locaux du siége n’est pas nécessaire, elle se fait passagère. En relation téléphonique et télématique les uns avec les autres et avec le siège central, ils font de tout espace rencontré leur espace de travail : les agences ou les services dans lesquels ils interviennent, mais aussi les hôtels dans lesquels ils séjournent, le train ou l’avion, les cafés ou ils se retrouvent pour prolonger leurs réunions de travail.
Ainsi le développement de la gestion et du contrôle à chaque niveau de l’entreprise, l’externalisation des activités, rendent beaucoup plus floues les limites matérielles et non seulement financières des entreprises et de leurs espaces. De même que l’espace de l’information en continu autorise des configurations physiques moins démonstrativement hiérarchisées, de même la télématique autorise l’expansion du travail au-delà du bâtiment tout en garantissant un contrôle strict et permanent.
Contrôle ouvrier, dispersion mondiale des hiérarchies, activité mobile, ces trois exemples soulignent à quel point le travail se déploie aujourd’hui dans des espaces multiples qui débordent l’espace vécu et le soumet à de nouveaux impératifs. Comme l’a montré P. Naville, l’automatisme et la disjonction de l’espace humain de celui de la machine requière une psychologie inquiète, anticipatrice et pleine d’une attention soutenue. Dans le cadre contemporain de la fluidité industrielle, les travailleurs s’aliènent dans la sollicitation permanente et la continuité : “moi, je suis plus que flexible, je suis tout mou, je suis liquide” déclare un ouvrier de chez Peugeot[[Ouvrier de chez Peugeot, cité pari’. Clot, J.Y Rochex, Y. Schwartz, Les caprices du flux. Les mutations technologiques du point de vue de ceux qui les vivent, Edition Matrice, Vigneux, 1990.. L’espace éclaté et continu des activités tertiaires entretient cette même exigence permanente du travail, une sollicitation diffuse dont la forme par excellence est l’astreinte, la mobilisation potentielle reconduite de lieux en lieux. Déjà en 1985 des américains soulignaient que les télécommunications modernes permettent de considérer désormais que “your office is where you are”[[P. Stone, R Luchetti, “Your office is where you are”, Harvard Business Review, New York, 1985.. Mais c’était oublier que la souplesse ainsi acquise se double d’une rigueur redoutable dans un continuel appel à faire apparaître dans nos espaces les plus libres des temps dédiés au travail.
Il faut donc aujourd’hui considérer la coexistence de deux réalités spatiales du travail : l’une nodale, centralisatrice, figurée par l’architecture hautaine des bâtiments de bureaux des villes modernes, l’autre dispersive, éclatée figurée par l’usage intermittent de tout lieu en espace de travail. Ces deux modèles engagent deux conceptions des pratiques sociales. La première est désormais bien connue et consiste à partir d’un ordre stable, un arrangement discret d’éléments propres à un lieu, à le transformer en un espace traversé de pratiques et d’opérations multiples ; la seconde renvoie à un autre sens du mot virtuel[[G. Deleuze, Le bergsonisme, Paris, PUF, 1966, p.99.: non pas la dématérialisation de l’espace au profit d’un champ d’informations autonome et abstrait, mais au contraire l’actualisation concrète d’espaces “en attente” ; des espaces qui possèdent en tant que tel une réalité, celle que leur confère leur inscription dans la ville. Les nouvelles pratiques actualisent et différencient des environnements pétris d’autres habitudes : les transports, le domicile, offrent des espaces que le travail requalifie et différencie à son propre usage ; un travail plus libre en apparence de ses mouvements et de son temps, mais dont la sollicitation s’est désormais affranchie des limites spatio-temporelles au profit d’une continuité sans fin.