01. En Tête

De la gauche kerrysée à l’écume du monde

Partagez —> /

Le fossé transatlantique s’est un peu plus creusé le matin du 3 novembre 2004. Comment les États-Unis ont-ils pu réélire Bush ? N’importe qui ne valait-il pas mieux que lui ? Il faut croire que non : n’importe qui sauf Le Pen hier, n’importe qui sauf Sarkozy demain, est-ce la solution ?
Ne nous imaginons pas à l’abri en Europe : populisme et bigoterie, labourés par le discours sécuritaire de la tolérance zéro, de la restauration des punitions collectives à l’école, des lamentations sur le manque du père, de la loi, des valeurs, nous offrent déjà de belles séquences d’intolérance zéro, de racisme, d’élection de diverses sortes d’Haider, de Pim Fortyun.
On pourrait dire méchamment que l’Amérique s’européanise dans le pire de l’Europe autant que l’Europe s’est américanisée dans le pire de l’Amérique : pour qui a suivi la campagne Bush / Kerry qui aura au moins laissé de magnifiques posters électroniques (voir Icônes dans ce numéro), la défaite du candidat démocrate a un peu le goût de celle de la gauche en 1978. Jamais le pays de la bannière étoilée n’aura été si divisé depuis l’après-guerre. La déception est tellement forte que certains parlent de s’exiler à l’étranger. L’intense campagne d’inscription sur les listes, contrebalancée par le vote des religieux pratiquants, n’a pas eu l’effet espéré. Le pays est coupé gauche / droite, peut-on se consoler : ce sera pour la prochaine fois. Pas sûr, la situation du parti démocrate s’est dégradée depuis les présidentielles précédentes. Certes la guerre est une situation exceptionnelle. L’ennui est que la guerre sans fin contre le terrorisme et les interventions armées se succèdent. Nul ne sait de quoi 2008 sera fait.

Dans ces élections ont parlé des tendances qui sont installées pour longtemps. Les fondamentalistes chrétiens, surfant sur la vague nationaliste d’après le 11 septembre, veulent restaurer l’interdiction de l’avortement. Ils sont partis en croisade contre le mariage gay mis au vote le même jour dans onze États. Plus un changement réel de modèle familial se profile, plus cette question de société divisera. Le conflit israélo palestinien a joué aussi, mais pas dans le sens attendu par certains : les Juifs américains ont voté démocrate à 78 %. En revanche une aile des fondamentalistes protestants pèse désormais lourdement. Elle a été très courtisée par un Bush obsédé par ces voix qui avaient manqué à son père après la première guerre d’Irak. Que disent ces Protestants ? Que lorsque l’Etat hébreu aura reconquis toute la Palestine et reconstruit le Temple à Jérusalem, le peuple juif se convertira au christianisme et la fin des temps adviendra. On pensera ce que l’on veut de ce délire, mais ce produit de l’imagination a produit des effets bien réels : le soutien du bout des lèvres des États-Unis de la feuille de route qui laisse le champ libre à « l’impasse sanglante » que Warschawski décrit dans Hors Champ. Mais la présidentielle du pays de l’immigration par excellence, a été également sous influence du vote latino en Floride en particulier : la plus grande concentration d’exilés anti-castristes attend impatiemment la mort de Fidel Castro. Les Républicains ont semble-t-il reçu le message cinq sur cinq puisqu’en remplacement de l’imprésentable Aschcroft, M. Gonzales est le premier hispanique à avoir été nommé ministre. Les Républicains là aussi jouent sur l’avenir : le poids démographique des hispano-américains ne va cesser de croître et le vote à droite pour des questions de société pourrait reposer sur un centre catholique bien plus que sur l’extrême droite wasp (Blancs anglo-saxons protestants) ou sur les reborn christians (les retournés à la religion). Kerry a été en tête dans les terres du capitalisme cognitif aux États-Unis, donc son avenir productif : la Californie, la côte Est, mais dans la citadelle ouvrière de l’Ohio, dans la Pennsylvanie de l’intérieur et de la sidérurgie, les démocrates ont été battus. Et plus nettement que lors du précédent scrutin trafiqué. On ne peut même pas invoquer le système des grands électeurs. Bush a remporté les États, mais il coiffe Kerry de près de 4 millions de voix et le Sénat comme le Congrès sont désormais à majorité républicaine.
En réalité, trait partagé des deux côtés de l’Atlantique, la question ne se joue pas sur les transformations de la population qui trouveraient un reflet automatique dans leur vote, mais sur l’essoufflement indubitable d’une gauche en panne de programme réel. Faute de se confronter systématiquement aux transformations globales de la société, de l’activité humaine, la gauche risque de se retrouver kerrysée aux prochaines échéances institutionnelles. Les multitudes se refusent à être réduites au « peuple consentant » si ce qu’on leur propose est aussi dépourvu d’imagination, et malheureusement. Les hommes politiques, les médias qui se contentent de faire partager leurs inquiétudes récoltent dans les partis populistes ce qu’ils ont semé à gauche ou à droite. De te, Fabius, fabula narratur !

Certains signes pourtant, montrent que l’Europe pourrait incarner un autre rêve qui est en train de se déliter de l’autre côté de l’Atlantique comme le souligne J. Rifkin dans son dernier livre, The European Dream (Tarcher/Penguin, 2004) . Le refus du nationalisme présent dans la signature de la Constitution européenne à Rome, des positions à peu près raisonnables sur le papier au moins, sur les questions de la paix, de l’environnement, de la qualité de la vie, sur les échanges avec le Sud et l’aide au développement, sur l’émergence d’instance décisionnelles supranationales dans le domaine pénal (TPI), sur la dose d’égalité et de protection sociale sans laquelle une société devient barbare, autorisent l’espoir. Mais nous sommes loin encore du « rêve européen ».

La gauche n’a pas besoin d’être kerrysée, elle l’est déjà sur plusieurs question, notamment celle de l’immigration et de l’ouverture de l’Europe. Avec les camps d’internement à l’intérieur de l’Union ou à l’extérieur, il en va des frontières de la liberté. L’Europe est pire que les États-Unis où, au moins, l’ouverture est un droit constitutionnel, La majeure de cette dix-neuvième livraison de Multitudes est consacrée à l’autonomie du fait migratoire et aux conséquences à en tirer. La question des politiques migratoires est déjà une question fédérale. Les 25 États de l’Union Européenne l’ont reconnu récemment. Souvent avec des arrières-pensées purement répressives, parfaitement inadéquates et liberticides : à nous, de poser à l’Europarlement la question d’une politique démocratique des migrations à l’échelle Européenne.
L’incroyable négligence des mouvements traditionnels à se saisir des questions de la propriété intellectuelle et des fonctionnements économiques de l’Internet constitue un élément de plus au déclassement social de la politique. Peut-on se borner à répéter que le Net va simplement détruire les intermédiaires dans la distribution musicale ? Le tableau dressé par la Mineure de ce numéro est beaucoup plus intéressant et riche d’alliances nouvelles à tisser. Des alliances qui ne seront pas du luxe dans la bataille des nouvelles clôtures qui fait rage, et pour longtemps, autour des droits de la propriété intellectuelle.
La philosophie nous sert-elle encore à penser froidement, sans pathos, un monde brûlant ? Plus que jamais, si vous écoutez les bonnes feuilles du livre de P. Sloterdijk à paraître, et à méditer pour ceux qui se soucient d’une politique à venir : « La nouvelle constellation est donc la suivante : le sérieux et le fragile, ou encore – pour installer le tourbillon des rapports de sérieux sur la pointe où il devra désormais se tenir : l’écume et la fécondité. L’aphrologie – du grec aphros, l’écume – est la théorie des systèmes affectés d’une co-fragilité. Si l’on parvenait à démontrer que ce qui relève de l’écume peut en même temps être ce qui porte l’avenir, qu’il est, dans certaines conditions, capable de procréer et fertile, on couperait l’herbe sous les pieds du préjugé substantialiste. »