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Déclaration de perte Discours sur le déclin de la culture politique dans l’Allemagne unifiée

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C’est sur une île danoise, où G. Grass cherchait, à la fin de l’été 1992, à prendre du champ, que « l’Allemagne le rattrapa » :

A la mémoire des trois Turques assassinées à Mölln : Yelia Arslan, Ayshe Yilmaz, Bahide Arslan[[Ce discours a été prononcé par G. Grass le 18 novembre 1992 aux Kammerspiele de Munich, l’un des théâtres de la ville, dans le cadre des a Discours sur l’Allemagne», organisés par les éditions Bertelsmann..

En fait, rien de neuf, juste une version plus brutale d’une histoire déjà ancienne. Les attaques répétées de plus de 500 assaillants d’extrême-droite contre un foyer de demandeurs d’asile à Rostock-Lichtenhaben. Aux fenêtres des maisons voisines, les spectateurs applaudissaient lorsque volaient les pierres et les cocktail Molotov. Les gens purent ensuite voir à la télévision comment ils avaient regardé et applaudi ; peut-être certains se sont-ils reconnus.
En fait, on le savait : le modèle ouest-allemand s’était déjà montré performant à Hoyerswerda et ailleurs[[En septembre 1991 à Hoyerswerda (Saxe) un foyer d’immigrés a été évacué sous la pression de l’extrême-droite… et de la population. Note de la traductrice, ainsi que les suivantes.. On avait acquis une certaine pratique en matière de violence raciste. Cette fois encore, la police fit preuve de compréhension pour une volonté populaire aussi massivement exprimée, et n’intervint pas. Peu de temps après, les policiers mirent tout leur zèle à intercepter des contre-manifestants de gauche. Il fallait, dans cette affaire, empêcher l’escalade, tel était l’argument. A la radio, c’était un concours de voix politiques dans cette discipline facile qu’est la consternation.
Mais ensuite, l’étranger s’en mêla, parce qu’il y eut de plus en plus de foyers de demandeurs d’asile à regarder brûler. Photos de meutes rugissantes, diffusées dans le monde entier. On redécouvrit l’« affreux Allemand » (…). Partout, en caractères gras : Rostock (…). Ce qui s’était produit serait lourd de conséquences.
Depuis lors, l’Allemagne a changé. Sur l’Hoyerswerda, on pouvait encore fermer un oeil. Mais Rostock a ôté toute valeur aux grandes déclarations de l’époque de l’unité béate. Ce triomphe magnifié jusque dans les pages culturelles de journaux, et qui annonçait la fin de l’après-guerre et une nouvelle « année zéro » ; cette ambiance de fête et, sur un piédestal, une Allemagne unifiée que la prescription d’anciennes charges autorisait enfin à écrire une nouvelle page d’histoire (…). Cette débauche de mots devenue écoeurante en moins de trois ans, tout cela s’est fait bien discret, parce qu’une fois de plus le passé nous a rattrapés et désignés comme coupables, de crimes ou de suivisme, ou comme la majorité silencieuse.
Non que la frayeur nous ait rendu muets. On protesta haut et fort ; déclarations et appels trouvèrent des signataires. Nous avons tout récemment encore cherché à prouver par des manifestations de masse nos capacités de résistance ; mais ce monde politique qui porte depuis trois ans la responsabilité d’un retour maintenant flagrant à la barbarie allemande est resté, lui, imperturbable, fidèle à lui-même ; on continue à vouloir brader le droit d’asile -joyau de notre Constitution – pour satisfaire le sentiment populaire, qui, bien sûr, ne peut être que de bon sens ; on continue à faire l’unité sans unification, selon un processus de déclassement qui crée une nouvelle division, sociale cette fois ; et ni le gouvernement, ni l’opposition, n’ont plus qu’avant la volonté ou la capacité de mettre fin à la liquidation de l’actif de la R.D.A. en faillite, et de faire fonctionner une réelle péréquation des charges.
Celle-ci était et resterait fondée en droit car (…) les citoyens de la R.D.A. ont dû payer pendant quarante ans à la place de la République fédérale et plus encore. Ils n’ont pas eu la chance d’avoir à choisir la liberté de l’Ouest. Ce sont eux qui, de façon injuste, ont porté pour nous l’essentiel des charges de la guerre perdue par tous les Allemands, pas nous pour eux. C’est d’abord cela qu’il aurait fallu comprendre dès la chute du Mur. C’est cela – et pas une nouvelle tutelle – que nous leur devions.
C’est pourquoi – et parce que je m’étais exprimé plusieurs fois depuis le début des années 60 sur cette injuste répartition des charges -J’ai défendu au congrès de Berlin du S.P.D., le 18 décembre 1989, « une péréquation des charges de grande ampleur, immédiate et sans conditions», et proposé que cela soit financé par une réduction draconienne des dépenses militaires et un impôt spécial progressif ; mais mes camarades croyaient à l’époque pouvoir attendre sans rien faire qu’advienne miraculeusement ce qu’avait annoncé Willy Brandt « Maintenant va croître de façon organique ce qui est organiquement un » ; il était pourtant clair, quelques semaines après la chute du Mur, que rien ne croissait de soi-même, à part une terrible foison de mauvaises herbes. Après plus de quarante ans de séparation, nous n’avons en commun que le passé et la culpabilité qui pèse sur les Allemands ; même la langue ne nous donne pas les moyens de nous comprendre.
(…) Quelques semaines plus tard, le 2 février 1990, j’ai, lors d’un congrès sur le thème «Nouvelle réponse à la question allemande », longuement justifié l’exigence suivante : « On ne peut aujourd’hui réfléchir sur l’Allemagne et chercher de nouvelles réponses à la question allemande sans inclure Auschwitz dans sa réflexion. »
Cette phrase et d’autres considérations, qui se voulaient une mise en garde contre une unité allemande réalisée dans la précipitation et selon un processus d’annexion à la hussarde, ainsi que la proposition de commerce par une confédération, déclenchèrent aussitôt l’indignation. Mon « bref discours d’un sans-patrie »[[Allusion au reproche fait par Guillaume II aux sociaux-démocrates allemands. avait touché une corde sensible. Moi, Cassandre autoproclamé de la nation, moi, «l’ennemi notoire de l’unité allemande », j’avais – disait-on « instrumentalisé Auschwitz », et voulu, par ce rappel, limiter le droit des Allemands à l’autodétermination.
Qu’il me soit permis de demander à mes critiques d’alors, ivres d’unité, si après l’incendie du « baraquement juif du camp de Sachenhausen », ils voient maintenant – enfin – un peu plus clair. (…)
Il n’est plus besoin de mise en garde contre l’antisémitisme latent ou manifeste. L’ombre s’étend déjà d’Auschwitz et de Birkenau où près d’un million de Tziganes furent assassinés. En Allemagne aujourd’hui, les Tziganes sont de nouveau classés comme asociaux et exposés en permanence à la violence, mais on cherche en vain une force politique qui ait la volonté et la capacité de mettre un terme à cette répétition criminelle.
Au contraire, ce ne sont pas seulement et pas principalement les skinheads qui valorisés par leur intervention à la télévision – brisent le consensus démocratique de la société ; ce sont bien des hommes politiques, Messieurs Stoiber et Rühe[[Stoiber : ministre de l’intérieur de Bavière (C.S.U.). Rühe : secrétaire général de la C.D.U., puis ministre de la Défense, que G. Grass traite par ailleurs de « skinhead en costume-cravate »., qui, usant du pouvoir des mots, ont depuis un certain temps déjà, exploité en permanence et à des fins électorales le problème de l’immigration et la misère des réfugiés. En renonçant à un comportement civilisé, ils ont stimulé cette extrême droite rassemblée pour perpétrer violences et meurtres. Un accord d’expulsion négocié par le ministre de l’Intérieur avec le gouvernement roumain qui, si l’on regarde bien, prévoit de déporter les Roms demandeurs d’asile, et les attaques incessantes contre l’article de la Constitution relatif au droit d’asile, sont comme la première formulation, plus ou moins enjolivée, du mot d’ordre capable d’unifier l’Allemagne : « Dehors les étrangers ! »
(…)
La République fédérale d’Allemagne et sa Constitution sont livrées à une entreprise de démolition qui ne s’en considère pas moins comme un administrateur de confiance. Lorsqu’un politicien de la C.S.U. qui se présente comme un ministre des Finances[[Th. Waigel. (…) croit savoir qu’on ne peut plus gagner les élections qu’à droite de la droite traditionnelle, lorsque le F.D.P fait montrer à la tribune un Autrichien tirant sur brun, et dont la popularité dépasse les frontières[[Haider, le leader du F.P.O.e., plusieurs fois invité par les organisations régionales du F.P.D. en Allemagne du Sud, avant que la direction du parti ne mette officiellement fin à ces relations., lorsqu’un secrétaire d’État chargé du lobby de l’armement veut aller présider à Pennemünde le 50e anniversaire des fusées V2 – et seules les protestations de l’étranger l’en ont empêché – lorsqu’on continue à faire passer (…) tout ce glissement à droite pour une bagatelle, au lieu d’y voir une menace existentielle, alors il faut que nous, les Allemands, recommencions à nous considérer comme dangereux – et cela avant que nos voisins ne nous tiennent pour tels.
Voilà pourquoi j’appelle par leur nom ceux qui fournissent des allumettes aux incendiaires. Voilà pourquoi (…) je veux manier le point d’interrogation comme un foret qui s’incruste.
N’a-t-on pas trouvé la plante qui prévienne des rechutes allemandes ? Est-il écrit depuis la nuit des temps que toujours nous devions récidiver ? Est-il inévitable qu’entre nos mains d’Allemands tout, même le merveilleux cadeau d’une possible réunification, accouche d’un monstre ?
Nous avons fabriqué de toutes pièces des expressions comme « travail de deuil » et assumer le passé, faut-il maintenant qu’on nous brandisse tel un bâton menaçant l’expression d’« esthétique de l’engagement politique », qui sert à nos gestionnaires de la culture fraîchement ralliés à la nouvelle donne, à écraser tout ce qui ne s’adonne pas avec zèle à une esthétique des banalités joliment mises en scène ? Sommes-nous toujours incapables, nous qui ne sommes toujours pas remis de nos dernières excursions dans l’absolu, de civilité, c’est-à-dire d’humanité, à l’égard de nos concitoyens comme des étrangers’? Que nous manque-t-il, à nous les Allemands, par ailleurs si riches ? Ces questions je les ai écrites fin août au Danemark.
(…)
Un mode de civilisation s’est rompu dans la société allemande avec la césure de l’année 33, et nous n’avons, à ce jour, pas réussi à combler la faille, en dépit de tous les efforts, en dépit de toutes les déclarations.
Même au début des années 70, lorsqu’on put espérer qu’on arriverait, sinon à guérir cette fracture, du moins à passer à une autre étape, lorsqu’on put croire qu’une poussée réformiste allait faire rattraper son retard à la société, même alors, les mots d’ordre haineux de l’extrême gauche répondirent aux tirades haineuses de la presse Springer, l’attentat contre Rudi Dutschke érigea le meurtre politique en modèle, on fit de ses adversaires des ennemis, et l’on ricana jusqu’au Bundestag d’avoir vu Willy Brandt agenouillé à Varsovie.
Lorsqu’en 1933 le jeune homme de Lübeck demanda l’asile politique en Norvège et plus tard en Suède, on le lui accorda. Le compromis adopté hier au congrès du S.P.D. ne me rassure pas. Tout député du S.P.D. qui serait, dans les jours à venir, prêt à limiter par des ajouts le droit d’asile que notre Constitution s’honore de proclamer comme un droit fondamental, doit savoir qu’il frapperait ainsi de façon rétroactive (…) tous ceux qui durent quitter l’Allemagne et trouvèrent refuge en Scandinavie et au Mexique, en Hollande, en Angleterre, aux U.S.A. C’est pourquoi la restriction du droit d’asile pourrait, s’il se trouvait au Bundestag une majorité qualifiée (2/3) pour la voter, entraîner une rupture avec toute l’histoire de la socialdémocratie allemande.
(…)
Reste encore, des notes de ces vacances danoises, cette phrase dont la concision – nous les Allemands manquons de mesure ! – appelle des développements qui explicitent ou contredisent le diagnostic.
(…) Les objections ne manquent pas. (…)
N’avons-nous pas, à l’ouest du pays, trouvé en 40 ans de formation permanente à la démocratie un consensus social modèle qui semblait confirmer la validité de « l’économie sociale de marché » dans toute sa prétention idéologique ?
N’avons-nous pas, jusqu’au moment où nous avons recouvré notre souveraineté nationale, fait plutôt montre de prudence et de discrétion à l’étranger ? (…)
N’avons-nous pas jusqu’au débat autour des historiens révisionnistes – peu avant l’unité – porté patiemment le poids du passé, le complexe de culpabilité allemand et la honte d’être toujours stigmatisés avec la même vigueur, même si c’était dans l’espoir de pouvoir un jour tourner la page ?
(..)
Il est bien sûr exact que les citoyens de la République fédérale d’Allemagne (…) donnaient l’impression de s’être civilisés (…). On lança l’expression « culture de la controverse ». A l’école le passé resta au programme. Il y avait bien quelques vieux nazis (…) mais lorsqu’à la fin des années 60 le N.D.P. (…) réussit à entrer dans quelques parlements régionaux, il trouva en face de lui une gauche démocratique pour le forcer à une confrontation ouverte et non-violente, et réduire ainsi ce potentiel d’extrême droite à une quantité négligeable. C’en était fait du spectre, fini de l’extrême droite.
(…) On pouvait espérer avoir surmonté une dernière rechute. La génération suivante disposait d’un enclos démocratique (…) offrant assez d’espace confortable pour promettre une évolution qui, dans un esprit de conciliation et de tolérance, mise sur une consommation tournée vers la jeunesse.
Dès avant la chute du Mur pourtant, (…) l’impression que l’Allemagne, ou du moins à l’Ouest, sa plus grande partie, s’était enfin épurée, s’avéra trompeuse. Mais il fallut que la R.D.A. en faillite fut annexée, hommes et biens au complet, aux chaînes de magasins (…) et aux banques de la République Fédérale, il fallut cette bonne occasion saisie sous le nom de « Patrie unie » pour que l’illusion soit réduite à néant, que vole en éclats la duperie d’une Allemagne unique, et que la tendance à la démesure retrouve – à peine avions-nous recouvré notre souveraineté un nouvel élan.
Aussitôt, le consensus social acquis de haute lutte s’avéra fragile. La modestie à laquelle on s’était gentiment entraîné fut taxée de provincialisme étroit ; depuis on ne lésine plus sur la fanfaronnade. Des journaux qui sont de sûrs appuis de l’État appelèrent à secouer le poids du passé allemand – jusque-là ressenti comme une composante douloureuse de notre identité – et à ne plus regarder que devant nous.
Et parce que devant l’écroulement de l’Union soviétique le camp occidental et avec lui le capitalisme se présentaient comme les vainqueurs du communisme, nous nous rangeâmes, tous les Allemands confondus et comme à l’accoutumée, dans le camp des vainqueurs, bien décidés à clarifier les choses : il ne pouvait plus y avoir de troisième voie ou de socialisme démocratique. On conseilla de renoncer à l’utopie comme on prescrit un vermifuge. Même là où il n’y avait pas la moindre trace de marché un dogmatisme borné voyait déjà le règne de l’économie de marché. Et cette gauche démocratique qui s’était prononcée le plus clairement contre le communisme, sans les aveuglements de la haine, mais avec des arguments, cette gauche divisée qui avait été pourtant, dans l’esprit d’un attachement actif à la Constitution, le plus sûr rempart contre les tentations d’extrême droite de la société allemande de l’Ouest, cette gauche-là devait également disparaître, toujours pour que les choses soient claires.
En Allemagne, on a toujours trouvé le « Monsieur Propre » dont on avait besoin. Mais processus d’épuration fut-il jamais mené de façon aussi experte ? Il est vrai que ce sont de préférence d’anciens communistes et des maoïstes repentis qui se chargèrent de l’entreprise et en assurent le suivi. Ils en seront bientôt à remettre à la mode de solides réverbères pour crier « à la lanterne » avec les Jacobins, de même que cette relique moyenâgeuse qu’est le pilori. Et comme personne n’est aussi doué qu’eux pour l’autocritique publique, cela promet encore de beaux jours au système allemand de dénonciation. Dieu – ou un autre – nous protège du zèle des convertis !
(…) La gauche est à bout de souffle. La troisième voie est bouchée. On pourra bientôt admirer au zoo les derniers citoyens attachés à la Constitution comme à une patrie. Mais reste une question : y a-t-il une force politique en état de remplir le vide volontairement créé et de résister à la terreur d’extrême droite ?
Sûrement pas la droite. Sensible aux peurs distillées et redoutant comme l’enfer sur terre la sombre prédiction de Stoiber, « le mélange racial qui menace le peuple allemand, celle-ci a pour la terreur d’extrême droite un regard certes gêné
“Que va dire l’étranger ? Nous allons perdre nos investisseurs” – mais fondamentalement compréhensif ». L’évocation par Streibl d’une « société multicriminelle » (…) n’est pas restée sans écho[[Streibl : ministre-président de Bavière (C.S.U.)..
Lorsque le 3 octobre, jour anniversaire de l’unité, des hordes d’extrême droite parcourent les rues de Dresde en criant : « Mort aux Juifs ! », ce fut sous la protection de la police (…), et dans le même temps on interceptait dans les rues de Shwerin des gens susceptibles de protester contre le Chancelier de l’unité.
C’est, une fois de plus, comme si nous manquions de mesure. (…) Il faut citer encore l’administration chargée des dossiers de la Stasi, fournisseur zélé du Spiegel, qui ouvre comme bon lui semble la boîte de Pandore et poursuit – certainement sans le vouloir – le travail des Services de la Sécurité d’État de la R.D.A. dont le zèle s’avère enfin payant, dont le venin fait enfin sentir ses effets à long terme. La règle jadis en vigueur en pays civilisé « au bénéfice du doute » – a été retournée. Le soupçon suffit à établir la culpabilité.
Démesure encore dans le cauchemar centraliste qu’est la Treuhand[[La Treuhand est la société chargée de privatiser le parc industriel de l’ex R.D.A. : ce sont des existences humaines qui sont mises au rebut par cette monstrueuse machine. Rien ne nous a obligés à mettre au monde ces monstres devenus entre temps autonomes. Qu’est-ce qui nous a obligé à être aussi impitoyables avec des gens blessés, humiliés à plusieurs reprises ? Les Allemands de l’Est doivent-ils être notre faire-valoir ? Doivent-ils payer parce que nous nous sommes offert le luxe d’un Globke, d’un Kiesinger et de milliers de juristes nazis[[Globke, secrétaire d’État à la Chancellerie sous Adenauer, avait, en 1935, rédigé le commentaire officiel des lois de Nuremberg.? « Nos pauvres frères et soeurs » dont il a tant été question doivent-ils réparation pour ce que nous n’avons pas réussi à faire au soleil du miracle économique?
Pour en rester à la démesure allemande : comment dire la mesure du pharisaïsme qui s’exprime ainsi ?
(…) Mes notes danoises m’obligent maintenant à parler de moi, de l’Allemagne et de moi. Comment j’ai refusé que ce pays m’échappe. Comment j’ai perdu ce pays. Ce qui me manque, mes regrets. Ce qui m’a été dérobé aussi, et qui peut le rester.
C’est pourquoi mon discours se présente comme une déclaration de perte.
La liste est longue et demande à être réduite à quelques points exemplaires. Ce fut d’abord la perte du pays natal (Heimat). Mais cette perte pouvait, même si ça ne la rendait pas moins douloureuse, être considérée comme justifiée. (…)
Et comparé à des millions de réfugiés qui eurent généralement du mal à se sentir chez eux sur ces terres situées plus à l’Ouest, j’étais dans une situation… facile. La langue m’a permis, sinon de compenser cette perte, du moins de lui donner une forme qui la rendît lisible.
La plupart de mes livres évoquent la ville disparue, Dantzig, ses environs vallonnés ou plats, la Baltique venant s’y briser sans violence ; et Gdansk aussi devint avec les années un thème s’imposant à l’écriture. La perte me rendait disert. Seules les choses qu’on a vraiment perdues vous sont un défi passionné à les nommer sans fin, développent cette manie d’appeler l’objet disparu par son nom jusqu’à ce qu’il réponde. La perte comme condition préalable à la littérature. J’aurais presque envie de soutenir cette thèse tirée de mon expérience.
En plus, la perte du pays natal m’a rendu disponible pour d’autres liens (…). Pour le déraciné, l’horizon est plus vaste que pour les héritiers installés sur leurs terres, quelle qu’en soit la taille. Comme cette perte ne s’accompagnait d’aucune surenchère idéologique on ne prenait rien aux Allemands, on ne rendait rien aux Polonais, qui soit vital pour l’identité des uns ou des autres -, je n’ai pas eu besoin de la béquille nationale pour me sentir allemand.
D’autres valeurs prirent de l’importance pour moi. La perte en est plus difficile à accepter, parce qu’elles laissent une brèche que l’on ne peut colmater.
J’étais certes habitué à ce que mes paroles et mes écrits soient contestés, mais au cours de ces trois dernières années, c’est-à-dire pendant tout le temps où je me suis exprimé de façon critique sur la façon de faire l’unité allemande – un échec dès le début -, où j’ai égrené des litanies de mises en garde contre cette entreprise menée sans égards et sans réflexion, il a bien fallu que je me rende compte que je parlais dans le vide. Mon patriotisme, qui ne va pas à l’État mais à la Constitution, était indésirable.
Je ne suis pas le seul à avoir vécu cela. J’imagine qu’ils ont tous (…) fait l’expérience de cette perte, ceux qui ont en vain essayé de faire respecter l’engagement pris dans le dernier alinéa de la loi fondamentale de soumettre, une fois l’unité acquise, une nouvelle Constitution à l’approbation du peuple.
(…)
Disons-le : cette façon de parler sans rencontrer d’écho est une discipline nouvelle pour moi, et pas très stimulante à la longue. En alla-t-il jamais autrement ? Oui ! Durant quelques années, lorsque Willy Brandt était chancelier et tentait de mettre en pratique le mot d’ordre de sa première déclaration de gouvernement : « Oser plus de démocratie. » (…) Le concept audacieux de « culture politique » a correspondu à une réalité avant de se réduire à une formule rhétorique : nous nous écoutions, une vertu qu’on pouvait apprendre avec Willy Brandt.
Lorsque Siegfried Lenz et moi-même accompagnâmes le chancelier à Varsovie en décembre 1970, nous n’avions pas l’impression d’être là pour le décor, non, justement parce que Lenz et moi avions accepté la perte de notre pays natal, nous apportions notre contribution à la reconnaissance de la frontière occidentale de la Pologne. Fiers de l’Allemagne ? Oui, vraiment, rétrospectivement, je suis fier d’avoir été de ce voyage à Varsovie.

D’autres déclarations de perte encore : où est passée la diversité des opinions exprimées ? Quel chatoiement dans le monde de la presse allemande à l’époque où le Spiegel était encore ce qu’il avait promis d’être : par exemple une alternative à la presse Springer (…). Aujourd’hui les rédacteurs des rubriques politico-culturelles du Zeit et de la Frankfurter Allgemeine Zeitung sont interchangeables, ils ne se contredisent que dans les subordonnées, par coquetterie. Les règlements de compte pharisiens avec la gauche démocratique sont maintenant du meilleur ton (…). On pourrait crier «Allemagne, presque unie ! » maintenant que la patrie tant invoquée se retrouve une fois de plus désunie.
Il y a bien sûr des exceptions. Ainsi quelques reliquats de l’ancienne presse aux ordres de R.D.A. se sont-ils mués en véritables journaux, mais qui est-ce qui lit la Wochenpost à l’Ouest ? Or, lorsque la presse, déjà menacée par la constitution d’empires, renonce en plus par conformisme politique à son esprit de contradiction, il y a une perte manifeste, à laquelle, à la longue, aucune démocratie ne résiste.
(..)
Peut-être un dernier exemple montrera-t-il à quel point les Allemands sont étrangers les uns aux autres (…). Non seulement la distance s’est creusée entre Allemands de l’Est et de l’Ouest, mais jamais Meklembourgeois et Saxons là-bas, Rhénans et Souabes ici n’ont été plus éloignés les uns des autres.
(…)
Le fédéralisme, cette assurance que les Allemands ont eu l’intelligence de prendre contre eux-mêmes, a subi des dommages au cours du récent processus d’unification. Non que les prérogatives des Lander aient été remises en cause : c’est, au contraire, le vieux séparatisme allemand avec tout son égoïsme d’origine, c’est cet attachement craintif à l’air confiné du terroir, ces marchandages incessants pour ramener à soi subventions et versements compensatoires, c’est tout cela qui a privé le fédéralisme de cette force créatrice qui a de toute façon manqué au gouvernement fédéral comme à l’opposition dans le processus d’unification tel qu’il s’est déroulé jusqu’ici. Mais lorsque le fédéralisme ne remplit pas sa fonction corrective par rapport au centre, c’est encore un moins qui vient s’inscrire dans la liste de toutes les pertes déjà énoncées.
Quant à la décision du Bundestag de transférer à Berlin tout l’appareil de la capitale et à la pratique quotidienne de Bonn qui revient à annuler cette décision, c’est du cirque, appelons les choses par leur nom. (…) Mais à l’est de l’Elbe, il y a le feu et on crie au secours.
Ils ont mis le feu eux-mêmes et crient au secours. Pourquoi ces piaillements ? Que veulent-ils encore et toujours ? Déjà on fait la sourde oreille.
Seule la ministre des Affaires sociales du Brandesburg, Régine Hildebrandt, a assez de voix pour faire entendre, au moins de temps à autre, les appels au secours. (…) Qui pourrait être plus qualifié que R. Hildebrandt pour succéder au président de la République actuel ?
Mais pourrions-nous supporter cette femme (…) et sa passion exigeante qui nous forcerait à unifier ce pays une fois de plus divisé.
Ou bien sommes-nous, les Allemands, devenus si étrangers à nous-mêmes, que nous n’avons plus d’yeux que pour l’inventaire de nos biens ? Et – question urgente – est-ce parce que nous sommes si étrangers les uns aux autres que nous répandons en toute unité sur le pays la honte d’une haine visant ces étranges venus d’ailleurs ?
Rostock sur les ondes (…) et lorsque la fureur retomba, il resta la tristesse et la colère. Et pour les dire, une suite de notes en forme d’interrogations : qu’avez-vous fait de mon pays ? Comment en est-on arrivé à cette gabegie nommée unité ? (…) Quelle stupidité a pu nous inciter à enregistrer 16 millions d’Allemands de plus comme si nous faisions les comptes d’un épicier, et à leur faire porter en prime de l’injustice du « socialisme réel » l’injustice-maison du capitalisme ? Que nous manque-t-il, à nous Allemands, pour agir avec humanité, au moins – si nous n’en sommes pas capables avec les étrangers – dans nos propres affaires ? De quelle carence souffrons-nous, nous Allemands ?
Ce qui nous manque, ce sont peut-être ceux dont nous avons peur parce qu’ils sont étrangers et qu’ils ont l’air étrange. C’est de ceux-là qu’il y a carence, de ceux qu’accueillent nos peurs et nos haines, lesquelles dégénèrent ensuite – aujourd’hui quotidiennement – en violence.
Peut-être manquons-nous particulièrement de ceux qui, dans la hiérarchie de notre mépris, se trouvent tout en bas de l’échelle, ceux qu’on appelle traditionnellement les Tziganes[[Parce que le mot « Tziganes» était le mot employé par les nazis, il reste très lourdement connoté pour les Allemands. Comme beaucoup d’autres, G. Grass emploie dans tout son discours les termes de « Roma und Sinti » qui désignent les deux principaux groupes de Tziganes vivant en Allemagne..
Ils n’ont l’appui de personne. Il n’y a aucun député pour régulièrement défendre leur cause, parler de leur détresse, ni au Parlement européen, ni au Bundestag. Pas d’État auquel ils puissent en appeler et qui soit prêt à soutenir leurs revendications légitimes après Auschwitz – on a osé parler de réparations ! – et à défendre cette cause comme la sienne.
Les Tziganes sont moins que rien. « A expulser ! » dit le ministre de l’Intérieur, et il s’assure de la docilité de la Roumanie. « A réduire en fumée », hurlent les skinheads, et ils donnent au ministre de solides arguments pour expulser. Mais en Roumanie et ailleurs les Tziganes sont encore moins que rien.
Et pourquoi en fait ?
Parce qu’ils sont différents, pire encore : leur différence est différente. Parce qu’ils chapardent, ne tiennent pas en place, ont le mauvais oeil, et sont, par-dessus le marché, d’une beauté insolite, à côté de laquelle nous paraissons laids. Parce que leur seule existence remet en cause notre système de valeurs. Parce qu’ils sont tout juste bons pour l’opéra et l’opérette, mais en fait – même si ce sont des mots terribles rappelant des choses terribles – asociaux, anormaux, bons à rien.
« A brûler vifs ! », hurlent les skinheads.
Lorsqu’il y a sept ans, on porta en terre Heinrich Bôll (…), c’est un orchestre tzigane qui prit la tête du cortège. C’était la volonté de Bôll. Sa dernière musique ne pouvait être que celle-là, qui passe brusquement d’une infinie tristesse à une gaieté désespérée.
Aujourd’hui je mesure tout le sens de ce qu’Heinrich Bôll, sans l’expliciter, a pu vouloir dire alors.
Laissez-les venir, et rester s’ils veulent rester ; ils nous manquent.
Laissez un demi-million ou plus de Tziganes vivre parmi nous, les Allemands ; nous en avons besoin.
Regardez le petit Portugal, où malgré le nombre des réfugiés venus des anciennes colonies, des milliers de Tziganes font partie du pays comme si c’était évident.
Laissez-vous enfin attendrir, vous les durs Allemands, et donnez aux skinheads une réponse dictée, non par la peur, mais par le courage, une réponse humaine.
Cessez enfin de reprendre des chemins trop connus en expulsant les Tziganes.
Ils pourraient nous être une aide précieuse en dérangeant un peu notre ordre bien établi. Leur mode de vie pourrait sans risque déteindre un peu sur nous. Nous y gagnerions quelque chose après avoir tant perdu. Ils pourraient nous apprendre la vanité des frontières, car les Tziganes ne connaissent pas de frontières. Ils sont chez eux dans toute l’Europe, ils sont ce que nous prétendons être : des Européens nés.

Extraits choisis et traduits par Geneviève Renaud.