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Déconstruire la religion de l’Etat nation : la multi-appartenance

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La multi-appartenance rend toute frontière relative. Elle ouvre à une nouvelle forme
d’universalisme, forme éminemment concrète, que nous pouvons, en nous, éprouver. Comme les fleurs fragiles, cette puissance doit être cultivée. Elle doit s’affirmer, face aux pratiques identitaires, face aux universalismes de façade. La multi-appartenance est à la fois quelque chose de très simple à pratiquer, un jeu d’enfant, une manière de vivre et de respirer. Et un combat permanent contre
tout ce qui la met en cause. Pas davantage que l’appartenance simple, la multi-appartenance ne contient de finalité et d’auto-bouclage. Elle n’a pas même d’avenir. Elle est simplement une ressource, une manière de penser et de vivre, un certain sens de la multiplicité, une certaine respiration de la relation à autrui. Elle ne prend pleinement sens que dans les enjeux que nous affrontons et dans les devenirs que nous produisons, dans la sollicitation que nous faisons de nos
ressources à l’occasion de ces affrontements.

La multi-appartenance est tout autre chose que la multi-identité. Elle est un fonds et une poussée,rien de plus, rien de moins. C’est une poussée multiple. Elle nous donne l’occasion supplémentaire de nous diriger de manière plus souple, plus ouverte à la surprise, plus immédiatement modeste. Si le Français hausse le ton, l’Arménien le ramènera à plus de modestie. Si le Français cartésien voit
ses ressources de compréhension dépassées, l’Arménien oriental viendra à la rescousse. C’est ainsi que tous les mélangés du monde, tous les métis, vivent. La multi-appartenance n’est pas simplement dans un individu singulier. Elle se joue aussi des relations entre individus de différentes nationalités. Qu’un lycée soit peuplé de Libanais, d’Egyptiens, de Belges, de Brésiliens, de Français, et d’autres encore, nous sommes tous, enfants du même âge, étudiant, jouant, nous
éveillant ensemble aux sentiments et aux problèmes du monde. Les nationalités différentes ne sont que des bizarreries qui coulent d’un enfant à un autre. Les noeuds affectifs, les confrontations aux, apprentissages, la progressive rationalisation des enjeux du monde adulte, dépassent, et de très loin, ces bizarreries. Ils les dépassent et les incorporent. Nos accents différents, nos couleurs,
nos noms, tout ceci est pris dans le vent du devenir commun, dans la passion de la découverte, dans la solidarité encore insouciante, dans la tourmente des sentiments qui nous opposent et nous unissent. C’est ainsi que j’ai eu la chance de me former, entre l’âge de 12 et de 17 ans, au Brésil, dans le lycée Pasteur de Sao Paulo. Lycée français, car y enseignant en langue française et en respectant les programmes, mais lycée extraordinairement mélangé, au sein duquel il n’y avait plus d’étranger, il n’y avait plus d’accent qui puisse détoner, car tout le monde parlait avec accent.

Non qu’il faille prendre cette jeunesse comme un âge d’or, mais plutôt comme le signe de la simplicité avec laquelle des nationalités différentes se conjuguent.
Vivre, c’est jouer, ne pas donner trop d’importance aux choses, incorporer les bizarreries dans notre horizon mouvant de significations, apprendre à sourire. Ce n’est que plus tard que nous retrouverons, à l’occasion, un bout de Liban ou de Belgique en nous, qu’un événement fera entrer ce souvenir en résonance avec l’actualité, que nous nous découvrirons plus riche d’expérience que nous
ne le soupçonnions. Le Liban ne nous sera pas totalement étranger. Il s’animera d’un sourire connu, d’une cuisine délicieuse expérimentée chez des parents, de bribes de conversations, d’un accent reconnaissable entre tous. Ces nationalités diverses resteront et s’enrichiront à pouvoir vibrer lorsqu’une tension animera notre besoin de compréhension.

Lorsque la guerre au Liban a éclaté, moi qui n’y ai jamais mis les pieds, je l’ai ressenti d’une manière particulière et forte, car je pensais à mes amis d’enfance. Si la jeunesse est et restera probablement le plus fantastique creuset de cette mise en commun d’appartenances multiples, le plus sûr rempart contre la “préférence nationale”, c’est que le monde adulte est encore pavé de raidissements identitaires, englué dans les auto-référencements nationaux, polarisé par les institutions nationales, figé dans des combats féroces d’auto-affirmation, encore trop peureux et timoré lorsque le Peuple Monde s’affirme en lui.

C’est que la mémoire dévore encore le devenir. C’est que les identités brisées, les angoisses et les peurs qu’elles activent, les systèmes économiques et politiques qui les nient et les manipulent à la fois, tirent la société en arrière. C’est que les enseignants croient encore, dans leur majorité et particulièrement en France, que la mono-identification, l’hommage rendu à la citoyenneté “à la Française”, l’universalisme au couleur bleu, blanc, rouge, sont les gages du “lien social”.

Heureusement que les enfants, et les adultes issus de ces enfants, pensent et pratiquent déjà tout autrement. Que la réalité est en avance sur les livres. Dans la société ouverte d’aujourd’hui, on ne peut engager un devenir commun qu’en partant d’appartenances multiples. Il ne s’agit pas de prolonger le rêve cosmopolite de Kant, de réactiver le débat sur le songe d’une morale universelle et des institutions mondiales chargés de l’édicter et de la faire respecter.

L’universalisme abstrait est encore plus mort que ne le sont les identités nationales .
Il s’agit de toute autre chose : d’une humanité concrète parce que mélangée, qui, dans la mise en jeu de sa propre multiplicité, se crée sa propre éthique, emprunte de générosité et de modestie, se définit ses règles de vie, expérimente sa diversité, règles et pratiques empruntes de respect et de curiosité mutuelles, se propage sa propre capacité à affronter ensemble tout autant les joies et malheurs de la vie personnelle que les grands problèmes du monde contemporain. Ce n’est pas faiblesse, mais force.

site personnel :
http://perso.wanadoo.fr/philippe.zarifian/