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Délices et ravages de l’insertion

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Micropolitique. Loin de la plate Hollande et de ses cohortes de ” handicapés sociaux ” purgés des chiffres du chômage, Philippe vit dans la montagne, au sud de la France, à deux heures de marche d’un village où il séjourne fréquemment. Sa compagne y demeure et c’est un aussi un point de passage obligé pour accéder aux routes qu’il emprunte au gré des services amicaux rythmant ses déplacements vers d’autres vallées. Il a éloquemment refusé le ” contrat d’insertion ” auquel voulaient le contraindre la municipalité et les travailleurs sociaux de la Commission locale qui le menaçaient d’une suspension d’allocation RMI. Après d’autres expressions du litige, le vol plané en environnement bureaucratique d’un ordinateur a décidé les services compétents : l’impétrant sera orienté vers l’Allocation Adulte Handicapé (AAH). Exemple, parmi les centaines de milliers d’obscurs bras de fers quotidiens qu’occasionne l’administration des précaires, d’un minuscule ” accord gagnant-gagnant ” : les chargés de l’insertion s’évitent de perdre la face, et, renonçant à l’imposition du contrat, lui substituent l’octroi d’un statut jugé stigmatisant dont le contrôle sera assuré par d’autres ; basculement, l’allocataire aura à étayer sa non-employabilité plutôt que d’avoir à démontrer sa plastique adhésion aux mesures d’insertion. Le ” refus d’insertion ” se conclut ici par une hausse du revenu mensuel de 1500F. Philippe pourra améliorer l’installation solaire qui l’approvisionne en électricité. Par ricochet, l’ensemble composite de voisins nombreux qui tablent sur son goût et sa connaissance de l’informatique pour débrouiller leurs difficultés avec des micro-ordinateurs récemment acquis, de l’installation des machines à l’usage des logiciels, le verra davantage disponible, allégé, pour ces fonctions de formation-dépannage et pour d’autres activités, qui de la rénovation de maisons et cabanons aux tâches agricoles lient ces ” néo-ruraux ” au sein d’un réseau d’échanges informels, de coopération. Ils continueront ensemble à essayer de faire jouer en leur faveur les subventions locales à la rénovation de l’habitat ou à l’activité culturelle, moyens instrumentaux d’une auto-valorisation qui utilise différentes formes de revenu social pour se développer.

Autre tactique. Rolland, allocataire du RMI dans une ville moyenne, a fait avaliser par la Commission Locale chargée de le suivre un contrat stipulant que son insertion passe par l’obtention d’un micro-ordinateur et la fourniture d’un local, nécessaires au développement de ses activités. La loi instaurant le RMI ne prévoie-t-elle pas que le contrat fasse l’objet d’un échange durant lequel l’allocataire est supposé co-définir les mesures le concernant ? le texte légal n’impose-t-il pas que prés de 5000F par an et par allocataire soient dévolus par le département aux mesures d’insertion ? De fait, la manne de l’insertion alimente des mesures de réparation (santé, logement, etc.) limitées et peu efficaces et des occupations gangrenées par l’imaginaire du ” devoir d’insertion ” (stages, emplois aidés, associations intermédiaires). L’insertion finance ainsi diverses entreprises et formate un mécanisme peu perméable, si ce n’est parfaitement hostile, aux besoins réels des allocataires tels qu’ils sont susceptibles de les exprimer. Arguer d’un droit à l’insertion opposable aux institutions, en définir les modalités et les faire inscrire au titre du contrat n’aura produit pour Rolland qu’un effet : les menaces d’insertion contrainte sont temporairement écartées. Les moyens réclamés devront être trouvés ailleurs sous peine de faire défaut. Depuis, il consacre une partie de son temps à faire circuler par courrier électronique des indications juridiques à destination de précaires, diffusant une tonalité procédurière, des connaissances sur les droits sociaux, terrain où, à l’inverse du droit du travail historiquement informé par des conflits séculaires, la production de jurisprudence persiste largement à faire défaut[[Pierre Stroebel évoque des ” droits sociaux en deçà du droit ” dans ” Minima sociaux, revenu d’activité, précarité “, rapport du Commissariat Général du Plan, La Documentation Française, 2000, p 89. Constat judicieux qui en accompagne d’autres, bien que le rapport, dirigé par JM Belorgey, se conclut par des préconisations économes, ” réalistes ” et incitatives, en faveur de forme d’impôt négatif, arrimé qu’il reste à cette ” dignité par le travail ” qui abrite en son costume cette indignité essentielle du travailleur : dépendre du patron individuel ou collectif pour sa survie. Si ” le droit au revenu est incontestable “, ” le revenu minimum doit aussi être calibré pour permettre le retour à l’emploi (…), sans toutefois y contraindre au-delà du raisonnable ” (p105)
Artistes fugueurs, boursiers masqués. Les ruses liées aux enjeux conflictuels de l’insertion sont innombrables. Dans une métropole comme Paris, près de 20 % des 60 000 allocataires du RMI se déclarent ” artistes “, manière de repousser la stigmatisation sous la figure du parasite. Façon aussi de mettre à distance les suggestions parfois insistantes de ” retour à l’emploi ” ; et il n’est pas rare que parmi eux l’entrée en AAH soit à moyen terme un passage logique pour échapper aux pressions employeuses. L’évitement de la forme emploi de l’activité peut ainsi conduire à fuir un dispositif tel le RMI. À contrario, des enquêtes cherchent à déterminer la proportion d’étudiants illégalement inscrits au RMI (car celui-ci est aussi interdit à ceux qui s’insèrent, jeunes de moins de 25 ans ou étudiants) pour se constituer un revenu. Insertion : comment l’éviter ? comment s’en servir ? comment en garantir les conditions ?
Contamination croisée. Le caractère léonin d’un contrat qui vise à lier des individus aux institutions chargées de leur ” suivi ” -le contrat n’ouvre à rien d’autre qu’à un revenu révocable et conditionnel- n’interdit pas son évitement, sa subversion ou son retournement. Raison pour laquelle le dispositif du PARE (Plan d’Aide au Retour à l’Emploi), premier acte de ” refondation sociale “, lorsqu’il étend cet ordre du contrat tout en cherchant à en durcir nettement la norme a pu faire l’objet, par-delà les débats qui ont accompagné son adoption, d’un consensus politique étouffant : le contrat d’insertion du RMI, qui, lors de sa création en 1988, à l’initiative du Parti socialiste, subordonnait l’obtention d’un droit social à un engagement individuel ne rend pas suffisamment explicite l’orientation politique qui pose le revenu social comme nécessairement soumis à contrepartie. Droit contre devoirs, un PARE inspiré du Workfare se fonde sur ce consensus outillé par la norme du contrat : il devrait s’appliquer aux allocataires du RMI et de l’Allocation Spécifique de Solidarité (ASS), voire de l’Allocation de Parent Isolé (API), bien au-delà de la population chômeuse indemnisée par l’UNEDIC pour laquelle il fut initialement conçu. Ce choix politique s’oppose nettement aux positions des mouvements de chômeurs et précaires des années 80 et 90 qui ont tendu à poser le revenu comme contrepartie : contrepartie à l’inégalité dans la distribution des richesses qui construit socialement les pauvres, revenu concédé comme reconnaissance du rôle productif de la disponibilité et de la polyvalence dans l’emploi précaire (constitution d’un précariat), contrepartie actuelle et prospective d’une production de richesses déjà réalisée et dont les tenants peuvent exiger de la développer au moyen d’un investissement collectif accru (le travail socialisé producteur de valeur d’usage contre l’emploi mesuré).
Reflux. Si le MEDEF et la CFDT ont vu leur projet de PARE adopté c’est également d’avoir réactualisé la rhétorique de ” l’aide aux chômeurs ” et de s’être ainsi situés dans le droit-fil de la philanthropie institutionnelle. Les principes affichés, altruistes et compassionnels, permettent aux ordonnateurs et gestionnaires du social de reproduire l’euphémisation de la violence fondatrice des rapports de domination au sein desquels ils s’inscrivent, qu’ils mettent en œuvre et modernisent en tant que de besoin. La méconnaissance de cette violence, toujours à réinstituer, suppose une mise en ordre symbolique qui ne peut être produite qu’au moyen même des affects et subjectivités qu’elle vise. La violence de la domination occultée laisse place à la production séductrice. D’une violence l’autre. Ainsi, assez platement, avec la mesure de ” prime pour l’emploi ” gouvernementale, forme d’impôt négatif travailliste pré-electoral qui ne s’appliquera qu’aux chômeurs ayant été a même de se produire comme précaires officiellement employés. Renversante tautologie des maîtres, ” sois rétribué et nous te rétribuerons “. La violence séductrice de l’insertion est toutefois bien plus profondément ancrée que ce que de telles mesurettes laissent voir. La vacuité construite du temps vide des démunis forme le coupable espace occupable par un lien social qui devrait être aussi préfabriqué, identifiable et pour cela rassurant, qu’une succursale de Mac Donald, tout en promettant qu’une part vitale d’aventure puisse s’y jouer où l’individu trouverait à se réaliser. PARE et insertion offrent une capture, un entour ; ” je suis suivi donc je suis “, ” démontrez moi mon existence, regardez moi ” (Loft Story), quelque chose plutôt que rien. Des chômeurs, lors du mouvement de 97/98, disaient, ” vous avez l’argent, nous avons le temps “. Un temps plein, le temps dense d’une mobilisation massive qui a laissé place aux coûteux petits arrangements de la misère privée et à des formes de sociabilité rendues à leur discrétion infra et micro politique, tandis qu’encore sous le poids du reflux consécutif à l’échec relatif des mobilisations de 97/98, les collectifs de précaires plus militants peinent à faire vivre une dimension politique ouverte.
Ceci est mon corps. Initialement art de la greffe, selon une métaphore botanique (arbre, pas forêt) et organiciste (réintégrez le corps social !), la notion d’insertion a gagné en fluidité à mesure de l’allongement de son usage depuis les années 80. L’empilement des mesures, l’étude détaillée par les sciences humaines de leurs effets et surtout le caractère durable et massif de la précarité de l’emploi interdisent de penser l’insertion comme appariement stable à un poste ou une fonction. L’insertion vise désormais à saisir le biographique même, toujours mieux mis à nu par ses contrôleurs (multiplication par exemple des ” visites domiciliaires ” infligées aux allocataires des minima), saisir et maximiser ses mouvements, ses parcours, individuellement incarnés, suivis pour être mobilisés. Et l’une des prises centrales de cette saisie et des essais de modelage de flux vivants d’activités, de désir, de coopération, de retrait, réside dans la forme revenu (ce salaire socialisé c’est-à-dire détaché de la productivité individuelle dans l’entreprise) au travers des modalités diverses. Le pari de la soumission volontaire se soutient du déploiement d’un mixte variable d’incitations et de contraintes centrées sur l’individu. La généralisation du Plan d’Action Personnalisée (PAP) à tous les ” demandeurs d’emploi ” voudrait parachever cette logique d’activation des parcours.
La machine. Le mot d’ordre des mouvements de précaires ” Notre insertion contre la leur ! ” était apparu lorsque, à l’automne 1998, un notable socialiste des Pyrénées-Orientales, conforté par les déclarations de Lionel Jospin au sortir du mouvement des chômeurs et précaires de l’hiver 1997/98 (” Nous voulons une société fondée sur le travail et non sur l’assistance “), avait cherché à rendre obligatoire des contrats d’insertion fortement liés à l’emploi pour servir en main d’œuvre saisonnière ou permanente les exploitations agricoles, les activités touristiques ou d’entretien du patrimoine local. À vouloir fabriquer des ” stagiaires en taille de vignes ” et autres corvéables lucratifs, l’administration du Conseil général réussissait à faire de Perpignan une ville investie par 3000 manifestants qui, après les mobilisations pour la hausse massive des minima sociaux, le revenu garanti, de l’hiver précèdent, formaient un cortège au contenu inédit : une manifestation contre l’emploi… Se confirmait alors que les commentateurs policiers, journalistiques et ministériels n’avaient pas eu tort de dénoncer dès 1997/98 un militantisme politique minoritaire, un dissensus, à l’œuvre sous de consensuelles appellations (agir ensemble contre le chômage, association pour l’emploi, l’information et la solidarité, etc.). Si la volonté de disqualification était nette, particulièrement dans le rabattement sur un supposé militantisme ” trotskiste “, la caractérisation comportait sa part de justesse. Une politique du précariat s’invente chaotiquement, des tentatives de construction d’un égoïsme collectif visent à éroder la privatisation de l’existence.
Élevage perpétuel. L’évidente réponse authentiquement de gauche tarde à se formuler nettement. Ses auteurs putatifs se sont enfermés dans l’alliance à courte vue avec le patronat organisé croyant trouver là les conditions d’une réussite, de la mondialisation, de la construction européenne. Mais ils devront tôt ou tard jouer leur rôle et gérer l’État sans s’embarrasser des limites posées par leurs alliés. Cette gauche cherchera à promouvoir un modèle marqué au coin de l’Edufare : l’accès au revenu y sera conditionné à la participation à des activités de formation. Ce prévisible ressourcement à la tradition pédagogisante de la gauche, rehaussera enfin la dignité du travailleur conduit à s’élever dans la sphère des compétences exigées par une production mutante. Les prémisses de ce déplacement sont déjà présentes dans le débat technocratique sur ” la question des jeunes “. Ainsi, la ” société apprenante “[[Jeunesse, le devoir d’avenir, rapport du Commissariat Général du Plan, mars 2001, préconise la création d’une ” allocation-formation ” pour les jeunes, mesure que le gouvernement a jugé trop coûteuse et garde en réserve comme élément de programme électoral en cas de besoin. Le Conseil économique et social a pour sa part livré un rapport qui ne propose rien de moins que d’octroyer un revenu jeune pour moitié sous forme d’emprunt remboursable après embauche au SMIC mensuel. Voilà jusqu’où conduisent les surenchères dans le consensus. Comme on dit, ce serait désespérant pour les jeunes d’entrer dans la vie par la porte de l’assistance, celles du surendettement sont sans doute préférables, responsabilisantes (plan d’échelonnement des remboursements) et contrôlables (500 000 mises sous tutelles dans l’hexagone) va-t-elle requérir de mettre en œuvre des modalités nouvelles du droit à la formation. L’exclusion des jeunes du droit au revenu (deux chômeurs de moins de 25 ans sur trois sont non indemnisés et n’accèdent pas non plus au RMI) qui a permis de faire de ces catégories d’entrants dans le salariat des cobayes de la précarisation de l’emploi et de la survie depuis 25 ans devrait dans ce schéma servir à nouveau de terrain d’expérimentation et de modelage du salariat.
Raffinements accrus du contrôle social et de la mobilisation productive dans les rets de l’exploitation, les chemins d’une inventivité sociale libératrice semblent ainsi obstinément balisés par les imaginaires du vieux monde. Plus qu’à démentir vrai.