Cet article propose une réflexion sur la notion de biopouvoir à partir de l’ouvrage de Paul Rabinow, ” Le déchiffrage du génome. ” Cet ouvrage propose en effet une analyse des rapports entre biotechnologies et bioéthique en France à partir de la notion de biopouvoir élaborée par Foucault. On peut retenir de cette articulation deux thèses: les biotechnologies pluralisent le biopouvoir et le portent à la limite de lui-même vers des êtres qui se situent à la limite de la vie, la bioéthique échoue à constituer une biopolitique parce qu’elle est un discours de sacralisation et non un discours de résistance. Par-delà ces deux thèses, il s’agit de relier la notion de Biopouvoir aux transformations récentes dans les sciences de la vie.
Le préfixe « bio » est devenu omniprésent dans le discours scientifique (qu’on pense à de mots comme biosphère, bioinformatique, bioingénéirie…) et jusque dans le discours commun (où les mots de biotechnologies et de bioéthique sont devenus familiers). Sans doute faut-il y voir un effet des formidables progrès de la biologie depuis la révolution opérée par la biologie moléculaire, qu’on peut dater de la découverte de la structure de la molécule d’ADN en 1953 par Watson et Crick[[La généalogie est bien sûr plus longue, de Mendel à Weisman, mais 1953 permet de marquer une date de l’entrée de la biologie en politique à l’issue de la Seconde Guerre Mondiale ; cette révolution est à l’origine des recherches sur le génome, dont les conséquences pour la médecine sont encore imprévisibles, et d’une agriculture fondée sur la sélection et la modification génétique des espèces cultivées, dont les conséquences économiques suscitent des inquiétudes légitimes. Une telle mutation donne à croire que la biologie est entrée dans l’espace du politique, alors qu’elle restait jusque là cachée dans l’espace des laboratoires. S’il fallait dater le moment de cette entrée de la biologie dans le politique, on pourrait retenir la conférence d’Asilomar en 1975, au cours de laquelle a été décidé pour la première fois d’instaurer un moratoire sur les recherches biologiques, donnant lieu aux premiers débats sur les bienfaits qu’apporte une telle recherche à la communauté et sur les dangers possibles du progrès scientifique en biologie. Une telle entrée dans l’espace du politique apparaît d’autant plus nouvelle qu’un certain nombre de physiciens, choqués par les conséquences catastrophiques de la recherche nucléaire après la Seconde Guerre Mondiale, s’étaient tournés en biologie (le plus connu étant Schrödinger) précisément parce que cette science apparaissait sans danger de récupération politique et porteuse d’espoirs de guérison[[Sur tous ces points, cf M. Morange, Histoire de la biologie moléculaire, Paris, La Découverte, 1994.. La biologie semble ainsi être entrée dans l’espace du politique tandis que la physique s’en retirait en se livrant aux spéculations de la mécanique quantique. Et peut-être la biologie tient-elle dans l’espace politique le même rôle que jouait la physique au début du siècle dernier, image d’un progrès dans lequel le politique projette à la fois ses espérances et ses angoisses.
Le biopouvoir de Michel Foucault
Une telle histoire, qui s’en tient au niveau des sciences et de leurs transformations, ne rend cependant qu’imparfaitement compte de la présence obsédante du préfixe « bio » dans la conjoncture actuelle. Si l’on veut comprendre pourquoi la politique se pense aujourd’hui en rapport avec la biologie, il ne faut pas seulement analyser la façon dont la vie a été pensée[[Une telle analyse devrait d’ailleurs comprendre, outre les sciences de la vie, les philosophies ou les métaphysiques de la vie, dans un rapport toujours complexe avec les idéologies de la vie. ; il faut aussi analyser les transformations au niveau du pouvoir lui-même, c’est-à-dire des stratégies multiples et locales à travers lesquelles la politique se réalise. En proposant le concept de « biopouvoir » à la fin des années 70, Michel Foucault a très tôt perçu en quoi les relations entre la vie et le pouvoir amenaient à repenser non seulement en quoi il y a un pouvoir dans la façon dont on produit un discours sur la vie[[Comme le montrait Naissance de la clinique, le discours sur la vie est toujours aussi un discours sur la mort, et c’est dans ce rapport entre la vie et la mort qu’apparaît la figure du pouvoir, celui du regard du médecin qui détecte les symptômes sur le corps du malade., mais aussi en quoi les transformations récentes de la façon dont s’exerce le pouvoir impliquent une relation avec la vie qui déborde largement le discours scientifique sur celle-ci. Il serait donc limité de s’en tenir aux développements rapides de la biologie dans les cinquante dernières années pour analyser le rapport entre le pouvoir et la vie ; ces rapports passent aussi par la mise en place d’une hygiène urbaine, l’instauration de statistiques donnant une image de la population, la transformation des guerres nationales en guerres des races, le contrôle et la surveillance des corps dans des écoles, des casernes et des prisons[[Cf M. Foucault, “Il faut défendre la société”, Paris, Seuil-Gallimard, 1997., transformations dont l’évolutionnisme de Darwin, l’eugénisme de Galton et la médecine de Pasteur sont partie prenante. Ces nouvelles formes de pouvoir, capillaires et non éclatantes, immanentes et non transcendantes, sont selon Foucault produites par un passage à la fin du dix-huitième siècle du pouvoir souverain de « faire mourir et laisser vivre » à un pouvoir nouveau dont le but est de « faire vivre et laisser mourir » – passage dont on peut remarquer qu’il coïncide avec la création du mot « biologie » par Lamarck en 1800. Il y a donc bien un rapport entre biologie et politique, mais ce rapport doit être replacé sur un fond plus large qui est celui de la relation nouvelle entre le pouvoir et la vie.
Le concept de biopouvoir n’est donc pas un nouvel avatar des multiples notions utilisant le préfixe « bio» qui envahissent le discours scientifique et politique. C’est un concept à la fois historique et critique permettant d’analyser les discours et les pratiques engendrées par le développement de la biologie. C’est une telle analyse que propose Paul Rabinow dans un ouvrage récent, Le déchiffrage du génome[[P. Rabinow, Le déchiffrage du génome, L’aventure française, Paris, Odile Jacob, 2000 (titre original : French DNA. Trouble in The Purgatory, Chicago, Chicago University Press, 1999). En s’inspirant librement de cet ouvrage et des élaborations récentes de la notion de biopolitique par des penseurs se situant dans le sillage de Foucault[[cf le numéro 1 de la revue Multitudes, « Biopouvoir et biopolitique »., on voudrait ici clarifier les rapports entre quatre « bio-notions » : biotechnologies, biopouvoir, bioéthique et biopolitique. On posera à cet effet deux séries de questions, qui auront pour avantage de rabattre une notion sur l’autre, sans pour autant que l’effet de coïncidence ainsi recherché soit parfait, puisque on verra que chacune résiste à l’assimilation à l’autre et la déborde. Premièrement, en quel sens les biotechnologies sont-elles un biopouvoir ? S’il est vrai qu’en produisant un savoir sur la vie, la biologie permet en retour une transformation de la vie elle-même, en quoi est-ce là une nouvelle modalité de ce que Foucault a appelé biopouvoir ? Peut-on parler d’une transformation du biopouvoir lui-même, ou celui-ci est-il un processus homogène se retrouvant à tous les niveaux des relations entre le pouvoir et la vie ? Autrement dit, en quoi les biotechnologies sont-elles une forme spécifique de biopouvoir ? Deuxièmement, en quel sens la bioéthique est-elle une biopolitique ? Si la biopolitique est une résistance de la vie aux formes de pouvoir qu’on lui impose de l’extérieur, peut-on parler de résistance pour caractériser ce qu’on appelle aujourd’hui le discours bioéthique ? Quelle modalité de la vie une telle résistance met-elle en œuvre ? Et d’autres types de résistances, c’est-à-dire d’autres types de biopolitiques, sont-ils concevables ?
Biotechnologies et recherche de vérité
Que les biotechnologies soient un biopouvoir, chacun l’accordera ; encore faut-il comprendre ce que l’on gagne dans l’utilisation d’un tel concept. Par biotechnologies on entend un ensemble de procédures mettant en œuvre un savoir biologique pour une transformation du corps vivant : thérapie génique, clonage, modification génétique des organismes… Il est remarquable que Foucault parlait lui-même de technologies pour décrire l’ensemble des phénomènes qu’il regroupait sous le terme de biopouvoir : il voulait souligner ainsi la spécificité d’un pouvoir qui ne passe pas par la reconnaissance dans un contrat de sujets déjà constitués mais par la formation d’un savoir qui transforme l’objet sur lequel il produisait une vérité[[cf M. Foucault, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.. Ce qui apparaît comme angoissant dans les biotechnologies, c’est qu’elles introduisent un pouvoir qui ne considère pas les corps comme des sujets et qui n’est pas contrôlé par l’instance tierce du juridique, mais qui agit au niveau même de son objet en en modifiant les agencements. Le sociologue qui entre dans un laboratoire de biotechnologies ne voit pas des sujets livrés au regard d’autres sujets, mais des machines assemblant et désassemblant des molécules organiques. Les biotechnologies sont donc un biopouvoir au sens où elles se situent au plus près du vivant, en raccourcissant l’espace entre la théorie et la pratique, entre le savoir sur un objet et la transformation de cet objet. Bien loin d’être des sciences désintéressées, les biotechnologies sont animées par le souci de la rentabilité et de l’efficacité[[Les sciences n’ont jamais été désintéressées, comme l’a montré entre autres Foucault lui-même. Ce qui est nouveau dans l'”intéressement” des biotechnologies, c’est la nature et l’étendue des liens que la biologie tient avec des domaines extérieurs au savoir : argent, médias, politiques…. C’est ce rapprochement entre le savoir et son efficacité qui éclaire l’organisation particulière du monde des biotechnologies : celui-ci se répartit en une pluralité d’entreprises se livrant à une féroce concurrence et situées dans les zones de production intense de savoir (la côte Ouest des Etats-Unis, la banlieue Sud de Paris…) ; c’est aussi ce qui explique les effets d’annonce grâce auxquels une procédure est financée avant même d’être mise en place. Dans son livre, Paul Rabinow montre la scène des biotechnologies comme un monde divisé où l’argent, les médias, les politiques et les chercheurs se mêlent dans une course de plus en plus rapide ; les laboratoires sont toujours ouverts à un extérieur qui lui apporte des soutiens financiers et politiques. Loin d’être un pouvoir omniprésent et qui viendrait de loin, les biotechnologies sont donc d’abord un ensemble de savoirs en rapport immédiat avec ce qui est extérieur au savoir, un ensemble de techniques qui s’assemblent et se désassemblent selon des rapports toujours incertains et conflictuels. Il ne faut donc pas concevoir les biotechnologies comme un biopouvoir qui trouverait en elles une nouvelle modalité d’application ; il y a des biotechnologies, qui prolongent et transforment l’ensemble de ces technologies que Foucault a rassemblées dans le concept de biopouvoir.
Mais si les biotechnologies sont un savoir en quête de réalisation rapide, elles n’en sont pas moins un savoir, c’est-à-dire qu’elles produisent des vérités. C’est une dimension essentielle de la notion de biopouvoir chez Foucault qu’elle sert à décrire un pouvoir qui produit de nouveaux objets et non à dénoncer un pouvoir qui viendrait aliéner ou réprimer quelque chose qui serait déjà là[[C’est notamment le ressort de sa critique de l’hypothèse répressive de Marcus selon laquelle le pouvoir répressif viendrait occulter une sexualité qui serait toujours déjà là, alors que Foucault montre que ce pouvoir produit la sexualité comme un domaine de savoir.. On ne peut donc pas seulement condamner les biotechnologies en disant qu’elles font partie du biopouvoir : il faut décrire ce qu’elles produisent vraiment. Or ce que les biotechnologies produisent (entre autres) ce sont des vérités : l’homme a 34000 gènes, 95% du génome humain est commun avec celui des mouches, le gène de prédisposition au cancer du sein est situé sur telle partie du chromosome… On peut être pour ou contre les biotechnologies, on ne peut pas décréter qu’il ne soit pas vrai que l’homme ait 34000 gènes dans son génome. Il est évident que de telles vérités sont l’objet de recherches scientifiques qui peuvent les infirmer[[Certains scientifiques affirment que l’homme possède 90000 gènes, mais le nombre de 34000 est le plus souvent cité. On devine que dans ce débat ce n’est pas seulement la vérité qui est en jeu : s’il y a 90000 gènes ce sera plus de recherches, donc plus de financement, et en outre nous ne subirons pas l’humiliation d’avoir autant de gènes que la mouche… mais une fois que la vérité est établie il faut faire avec. Peut-être y aura-t-il là une nouvelle blessure narcissique analogue aux découvertes de Copernic, Darwin et Freud., et qu’elles apparaissent au milieu de non-vérités (la localisation du gène de l’intelligence, de l’homosexualité, de la schyzophrénie…) produites avant d’être vérifiées pour attirer des fonds, ou de vérités futures qui sont des espoirs de vérité (le gène du vieillissement) – en sorte qu’on est toujours en ce domaine dans ce que Foucault appelle les jeux du vrai et du faux. Mais il reste qu’avec ce vrai et ce faux il faut compter, et que les biotechnologies sont aussi une façon de produire un discours qui prétend être en adéquation avec le monde – même si cette adéquation ne peut être confirmée que par la réussite de la technologie qui en est issue. Or si le pouvoir des biotechnologies produit des vérités il produira aussi de nouvelles subjectivités ; car la subjectivité se construit en rapport avec des vérités. Paul Rabinow insiste ainsi dans son livre sur l’ethos des scientifiques qui cherchent des vérités au milieu de cette course à la trouvaille et au financement qui est la nouvelle condition de la recherche biologique, et il souligne qu’ils sont animés par une curiosité pour les nouveaux objets qu’ils découvrent : « la science comme vocation », pour reprendre l’expression de Max Weber, fait aussi partie du biopouvoir. Les biotechnologies sont une forme de biopouvoir au sens où elles posent la question de la place d’une recherche de vérités nouvelles dans le monde du capital et de la concurrence.
Technologies et biopouvoir
Si l’on veut rendre compte adéquatement du type de biopouvoir qui apparaît dans les biotechnologies, il faut donc prendre en compte ce caractère de nouveauté que les scientifiques perçoivent comme un des moteurs de leur recherche. On ne peut décréter que le biopouvoir est partout le même dans les différentes scènes où il apparaît ; il y a à chaque fois quelque chose de spécifique et de nouveau dans chaque forme de biopouvoir, précisément parce que le biopouvoir porte sur la vie, c’est-à-dire ce qui peut prendre des formes différentes. Pourquoi alors les biotechnologies apparaissent-elles comme une forme si nouvelle de biopouvoir qu’elles envahissent le débat public ? La réponse de Paul Rabinow est que ce biopouvoir porte sur une nouvelle forme de vie, non plus le corps vivant d’un individu ou d’une population, mais des parties de corps qui n’ont pas encore trouvé d’existence politique, ce que Giorgio Agamaben a appelé dans Homo sacer I « la vie nue » : des fœtus, des patients dans le coma, des organes, des morceaux d’ADN. C’est un biopouvoir qui porte non sur un bios mais sur une zoe, pour reprendre la distinction d’Agamben[[Cf G. Agamben, Homo sacer, Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1997. Cette distinction entre bios et zoe avait déjà été proposée par Hannah Arendt dans La condition de l’homme moderne.. On pourrait dire aussi que c’est un biopouvoir qui ne porte plus sur la vie mais sur les limites de la vie. On n’a pas assez remarqué combien, dans les textes de Foucault sur le biopouvoir, celui-ci se portait sans cesse à sa limite, rencontrant dans la mort la limite de son activité et un basculement dans le pouvoir souverain. Les biotechnologies déplacent à nouveau cette limite en se portant aux frontières de la naissance et de la mort. A ces points-limites il n’y a pas encore de mise en forme politique. Les biotechnologies inventent des objets pour lesquels il n’y a pas de discours préalable. Dans cette forme étrange de biopouvoir, le pouvoir déjà existant court après des formes de vie qui lui échappent et inventent leurs propres formes de pouvoir.
Les biotechnologies sont donc bien une forme de biopouvoir au sens où elles font coïncider savoir et transformation, où elles produisent des vérités nouvelles et où elles se portent à la limite de la vie. La notion de biopouvoir permet de décrire la pluralité des biotechnologies dans un même régime de pouvoir qu’elles contribuent en même temps à transformer. C’est donc l’unité de ce régime de pouvoir qui est en question, et c’est l’unité de la réponse qu’il faut à présent examiner. L’idée que les biotechnologies relèvent d’un régime unique de pouvoir, qu’on appellera biopouvoir ou ère de la technique, est une conception que l’on retrouve souvent dans les discours de la bioéthique. Et c’est pourquoi, malgré la pluralité de ces discours et la spécificité des cas concrets qu’ils doivent résoudre, on a souvent l’impression d’un discours homogène dans ses ressorts et ses motivations[[Pour une étude sociologique des membres du Comité National d’Ethique qui montre l’unité des motivations de ces membres par-delà la diversité de leur recrutement, cf D. Memmi, Les gardiens du corps, Paris, EHESS, 1996. – comme si, à un biopouvoir, on ne pouvait répondre que par une bioéthique. Ce qui est en question ici, c’est à nouveau le préfixe « bio » qui est commun au deux termes. Lorsqu’il a proposé le concept de biopouvoir, Michel Foucault y voyait la possibilité de nouvelles formes de résistances au pouvoir, qui ne portent plus sur la réclamation de droits au souverain mais sur l’invention de nouvelles formes de vie contre la normalisation du vivant par le biopouvoir ; le nouveau pouvoir portant sur la vie et non plus sur des sujets de droit, c’était à la vie elle-même de résister. On peut appeler « biopolitique » cette résistance de la vie – que Foucault a aussi appelé le droit à la vie. On pourrait alors conclure que les discours bioéthiques ne sont pas une forme de biopolitique, puisqu’ils invoquent un discours des droits et de la dignité de la personne, relevant davantage du pouvoir souverain. Mais ce discours des droits est toujours mêlé à des discours embarrassés qui tentent de donner forme à ce qui est aux limites de la vie[[Comme le dit D. Memmi, il s’agit d’ « énoncer, dans une langue laïque et savante, le sacré » (op.cit., p. 262) – ces fœtus, patients dans le coma et fragments d’ADN qui sont les formes de vie sur lesquelles portent les biotechnologies. Le discours bioéthique est donc bien une forme de biopolitique, qui se situe à l’intersection du biopouvoir et du pouvoir souverain. Mais il est essentiel de souligner que, pour Foucault, cette résistance qui s’appuie sur un “droit à la vie” est elle-même multiple, car cette vie peut résister selon plusieurs modalités. Tout le problème est alors de savoir à quelle modalité de la vie s’adresse cette forme de résistance qu’est le discours bioéthique. S’il y a plusieurs modalités de la vie, il doit y avoir plusieurs modalités de biopolitique. La thèse polémique de Paul Rabinow est que le discours bioéthique manque la nouveauté des formes de vie produites par les biotechnologies parce qu’il sacralise la vie au lieu de se tenir au niveau même de la vie[[cf P. Rabinow, op. cit., p.38 : « Ma thèse est que l’identification de l’ADN avec « la personne humaine », en une sorte de synecdoque évidente, est une identification « spirituelle ». Considérer comme équivalentes « la personne humaine » et des parties du corps ou l’ADN, c’est fournir une solution à un problème qui n’a pas été posé de façon adéquate. La notion de vie pose problème aujourd’hui parce que les nouveaux modes de compréhension et les nouvelles technologies qui lui donnent forme produisent des résultats qui échappent à la réflexion philosophique, telle qu’elle a été formulée par le monde grec et par la tradition chrétienne. ». Si l’on identifie le biopouvoir comme tel, d’autres formes de biopolitique sont donc concevables, plus attentives aux formes qu’il prend.
En quoi consiste une telle alternative au discours bioéthique ? Pour Paul Rabinow, c’est à l’intérieur même de l’organisation scientifique qu’il faut observer les formes de biopolitique. La bioéthique exerce sur le champ scientifique une pression extérieure qui manque l’inventivité interne de ce champ. Ce qui a intéressé Paul Rabinow dans son étude sur la recherche génomique en France, c’est l’alliance très particulière qui s’y était nouée avec une association de malades et de parents de malades, l’Association Française contre la Myopathie (AFM), connue par sa participation au Téléthon. L’AFM avait mis en place un mode de financement qui permettait à la recherche génomique française d’éviter la lourdeur de la recherche étatique et de concurrencer les entreprises américaines tout en gardant un lien avec les besoins des malades. Mais elle constituait surtout un nouveau mode d’organisation politique fondé sur le partage d’une même maladie, très analogue en cela au mouvement ACT-Up dans son rapport avec la lutte contre le sida. En s’organisant politiquement, le pathologique devient source de nouvelles normes ; l’alliance entre un centre de recherche génomique et une association de malades met en œuvre ce que Georges Canguilhem appelait une normativité, qui n’est rendue possible que par la partage d’un même rapport à la vie comme ce qui, en s’exposant à la précarité, peut prendre de nouvelles formes.
Cette normativité est à l’origine de nouvelles formes de subjectivation, c’est-à-dire de nouvelles façons de se rapporter à son corps, à la santé, à la science. Si la recherche génomique produit de nouvelles vérités, elle va sans doute reposer la question, que Foucault a reprise à la fin de sa vie, du rapport du sujet à la vérité[[Cf. M. Foucault, L’herméneutique du sujet, Cours au Collège de France 1981-1982, Paris, Gallimard-Seuil, 2001.. Paul Rabinow cite l’exemple de Bernard Barataud, fondateur de l’AFM, qui reçoit l’annonce de la découverte du gène de la myopathie de Duchenne dont son fils est atteint : « Il est évident que l’Américain annonce une découverte : chromosome X, Duchenne Muscular Dystrophy, le gène se trouve en XP21. Le gène. L’origine de la maladie d’Alain, là, devant moi. Pour la première fois la bête est visible. »[[B. Barataud, Au nom de nos enfants, cité in P. Rabinow, op. cit., p. 69. Ce rapport à la vérité sur le corps entraîne tout un ensemble de processus de subjectivation, de l’angoisse à la mise en œuvre d’une vaste entreprise de financement. Mais il y a d’autres rapports aux vérités produites par les biotechnologies : celui qui possède le gène de la maladie de Huntington sait qu’il sombrera dans la folie à quarante ans si une thérapie génique n’est pas mise en œuvre, et que celle-ci ne sera pas en place plusieurs années[[Cf « Maladie de Huntington, Journal d’une victoire », Dossier Libération, 30 novembre 2000.. Quel processus de subjectivation répond à une telle vérité ? A une telle question on ne peut encore répondre ; c’est l’avenir qui dira quels nouveaux rapports la science nous fera entretenir avec nos corps et ce qu’on en dit.
Il y a donc toute une normativité dans le champ des biotechnologies, produite par le rapport qu’elles entretiennent avec des corps malades mais bien vivants. En produisant des discours et des pratiques en rapport avec ces corps malades, et souvent avec une grande attention à la spécificité des cas et des souffrances, la bioéthique participe à cette normativité ; mais elle le fait souvent sur le mode de la normalisation. Elle s’adresse à la vie davantage comme quelque chose qu’il faut protéger avec angoisse que comme ce qui peut inventer de nouvelles formes à travers la précarité. On ne saurait ici critiquer l’activité de la bioéthique comme identification des risques engendrés par les biotechnologies et mise en œuvre légitime d’une protection ; mais on interroge seulement le mode de rapport à la vie qu’elles entretiennent. On peut identifier des risques et poser des limites où une protection est légitime tout en concevant la vie comme inventivité, en restant attentif à chacune des formes de risque qu’engendre telle ou telle forme de vie, et en se gardant d’une notion générale de risque[[Pour une élaboration philosophique des notions de risque et de protection en rapport avec une conception inventive de la vie, cf F. Worms, « Sous les protections, la nature humaine ? » in Cités, n°4, 2000, p. 47-58. En replaçant la bioéthique sur fond des multiples biopolitiques dont elle fait partie, on comprend mieux en quoi la bioéthique se rapporte à une vie qui crée de nouvelles subjectivités en rapport à des formes jusqu’alors inconnues – subjectivités angoissées ou actives, normalisantes ou normatives.
Avec les biotechnologies, c’est donc la multiplicité des formes que prend la vie dans la politique qui réapparaît au-devant de la scène. La force du concept de biopouvoir tel qu’il a été élaboré par Foucault était de faire voir cette consubstantialité de la vie et de la politique dans une étude historique qui montrait la diversité des formes que prend ce rapport. Mais le caractère frappant d’un tel concept a pu faire manquer la diversité des pratiques qu’il subsume, et son rapprochement avec la notion de bioéthique a pu faire croire à un pouvoir omniprésent que seul un discours global de résistance, fondé sur une conception radicalement alternative de la vie comme une substance passive à protéger, pourrait limiter. L’intérêt d’une analyse anthropologique du présent comme celle que propose Paul Rabinow est de retrouver la diversité de ces pratiques, à la fois dans les modes d’organisation de la science et dans les formes de politique et de subjectivation qu’ils engendrent. La notion de vie présente dans le préfixe « bio » doit donc être pensée comme l’unité d’une multiplicité : unité du biopouvoir et de la bioéthique, multiplicité des biotechnologies et des biopolitiques qu’ils produisent.