Les camps d’étrangers existent depuis longtemps en Europe. Si, des zones d’attente françaises aux camps des îles grecques, le régime en vigueur, la durée moyenne de maintien, le statut des étrangers qui y sont placés (dont le seul délit est d’avoir enfreint ou tenté d’enfreindre les règles que fixent les États pour le franchissement de leurs frontières) varient, partout on y retrouve violation des droits fondamentaux et violences physiques et morales. Mais un camp, c’est aussi un processus (de contrôle, de filtrage) :plus uniquement lieu d’enfermement et d’immobilisation, mais aussi tentative, inscrite dans l’espace, de canaliser et gérer les déplacements, et rendre la mobilité productive. Ce dont ne rend pas compte le terme rabâché de Forteresse Europe, véhiculant des schémas victimaires et paternalistes niant les migrants comme sujets. Les récents projets européens d’externalisation des camps pour demandeurs d’asile hors d’Europe (Libye, Maroc, Ukraine) représentent un tournant décisif : abandon par les pays de l’UE des responsabilités qui leur incombent au titre des de leurs engagements internationaux (Convention de Genève, …), et inscription dans la doxa européenne, en lieu et place de politiques d’asile et d’immigration, d’une gestion policière et utilitariste dont les camps sont un élément essentiel.
En février 2003, Tony Blair propose à ses partenaires de l’Union des “ zones sûres ”([[Protection zones ; ceux auxquels l’asile serait accordé seraient répartis selon des quotas en fonction des besoins de main d’œuvre des pays européens – pratique courante dans les camps de réfugiés des années 50. En 1994 il y avait en Bosnie quatre “ zones sûres ” sous contrôle des Nations-Unies, dont Srebrenica et Gorazde. Sur le projet anglais voir Claire Rodier Dans des camps hors d’Europe : exilons les réfugiés, Vacarme n°24, été 2003 http://vacarme.eu.org/article402.html) hors des frontières de l’UE, où seraient enfermés les demandeurs d’asile le temps du traitement de leur requête. Le sommet de Thessalonique de juin 2003 reporte ce plan, en invitant la Grande-Bretagne à mener des “ expérimentations à petite échelle ”. Le 21 juillet 2004 Otto Schily, ministre de l’Intérieur allemand, propose la création par l’UE en Afrique du Nord de centres fermés où instruire les demandes d’asile de migrants en route vers l’Europe ; Joschka Fischer s’émeut, l’affaire est enterrée. Pas pour longtemps : le 12 août Schily et son homologue italien Giuseppe Pisanu lancent l’idée de les installer en Libye et au Maroc. Le projet fait son chemin, sur fond de levée de l’embargo contre la Libye et de consensus européen. Le projet se trouve néanmoins contrecarré au G5([[Groupe autoproclamé des ministres de l’Intérieur français, allemand, anglais, italien et espagnol, fondé sur le principe qu’il est plus efficace de travailler à cinq qu’à quinze et a fortiori à vingt-cinq. C’est la préfiguration des “ groupes opérationnels ” préconisés par la Constitution.) de Florence (17-18 septembre), le Conseil JAI de Luxembourg (25-26 octobre) n’en parle pas, et il n’en est pas officiellement question au Sommet européen de Bruxelles (4-5 novembre)([[Le Sommet européen de Bruxelles doit définir, tout particulièrement dans les domaines de l’asile et de l’immigration, les principaux axes de la politique européenne pour la période 2005-2010, appelé “ Tampere II ” en référence au Sommet de Tampere de 1999. Le “ programme de La Haye ” de la présidence hollandaise contient un chapitre “ externalisation ” où nulle allusion n’est faite aux camps.). En apparence seulement : au lieu de parler de “ camps ” il suffit d’user d’euphémismes tels que “ portails ” (Schily, Pisanu, Buttiglione), “ points de contacts ” (Villepin au G5), “ coopération active avec les pays d’origine ”, “ systèmes de protection dans les pays d’origine ” et “ renforcement de la capacité d’accueil ” des pays voisins (un million d’euros ont été débloqués à cet effet pour le Maghreb par la Commission). Entre temps, le 15 septembre 2004, à l’occasion du sommet de Vienne, l’Autriche et les pays baltes indiquent que l’Ukraine est le pays le plus approprié pour accueillir les demandeurs d’asile en provenance de Tchétchénie et du Caucase.
L’externalisation des camps, reportée ou pas, à long ou à court terme, est un processus en marche, un tournant qualitatif gigantesque et inquiétant : dans la doxa européenne, l’asile comme les migrations (plus commodément et hydrauliquement dénommées “ flux migratoires ”) relèvent maintenant d’instruments de contrôle policier mâtinés d’utilitarisme migratoire. Pas un texte européen qui n’associe l’immigration clandestine à la criminalité organisée et à la traite des êtres humains. Depuis longtemps les demandeurs d’asile sont soupçonnés d’être des profiteurs ; depuis le 11 septembre 2001, tout migrant, réfugié ou non, est maintenant un terroriste en puissance.
Un système d’inclusion sélective
La principale fonction du régime européen de frontières et des stratégies de contrôle des migrations n’est pas tant d’empêcher les migrants d’entrer que de les inscrire dans un système d’inclusion sélective, qui hiérarchise les droits, produit l’illégalisation et, au lieu de fermer les marchés du travail nationaux, filtre la main d’œuvre temporaire nécessaire. Les camps et les expulsions en sont un outil privilégié, et permettent de mettre en œuvre un système de droit hors du droit, où le “ droit d’avoir des droits ” n’existe pas([[Les camps grecs des îles de la mer Egée remplissent quasi-ouvertement cette fonction de filtre pour le marché du travail. Au bout de trois mois, les détenus doivent quitter le pays “ volontairement ”, mais “ pour une destination de leur choix ” : soit ils quittent la Grèce soit ils entrent, en tant que travailleurs sans papiers, dans l’économie souterraine grecque.).
Le tracé des frontières devient virtuel, elles se replient vers l’intérieur et se déplient vers l’extérieur. Les pays candidats, pour se mettre en conformité avec les politiques européennes d’immigration et d’asile, doivent changer leurs lois : mesures contre les migrants illégaux, réadmission de leurs nationaux expulsés par les États membres, introduction d’institutions juridiques comme la détention administrative des étrangers. Tout ceci renforce la pratique des expulsions, par la construction de centres surveillés pour migrants et demandeurs d’asile. Et on assiste à un véritable jeu de dominos : la Pologne exige maintenant de l’Ukraine ce que l’Allemagne exigeait d’elle avant son entrée dans l’UE.
“ La carte n’est pas le territoire ”, écrivait Borges : la frontière s’est détachée du territoire et n’en marque plus la limite, visant moins à protéger qu’à identifier, trier et délimiter les individus, dont la circulation sera contrôlée en amont, avant même qu’ils n’entrent sur le territoire. Il s’agit de cartographier les flux, de les gérer, et les camps “ de l’Europe ” recouvrent bien plus que les camps “ en Europe ”([[Voir la carte des camps en Europe (juillet 2004) de Migreurop http://www.migreurop.org/, ainsi que les cartographies du détroit de Gibraltar de Madiaq / Indymedia Estrecho
http://mcs.hackitectura.net/tiki-browse_gallery.php?galleryId=7).
Il faut les appeler “ camps ”
Quel que soit le nom que les administrations leur donnent, il faut les appeler camps. Ce sont des “ Lager du présent ”([[Federica Sossi, Autobiografie negate. Immigrati nei lager del presente, Manifesto Libri, 2002.) qui rappellent les camps allemands pour “ asociaux ” (droits communs et communistes) des années 30, et les “ camps de la plage ” où la France parqua en 1936 les républicains espagnols. Et ils ne sont pas si exceptionnels qu’on a pu le dire : la logique de domination qui y opère est aussi à l’œuvre dans la société, comme mécanisme administratif de contrôle de la mobilité des migrants, comme réaffirmation d’une souveraineté nationale battue en brèche par la construction européenne.
Bien que différents selon les pays, on retrouve des caractéristiques de base : les camps réalisent un contrat tacite passé entre l’État et la société (ils garantissent la sécurité) ; leurs occupants sont tous des étrangers extra-communautaires, dont le seul délit est d’avoir enfreint ou tenté d’enfreindre les règles que fixent les États pour le franchissement de leurs frontières ; la liberté de se mouvoir y est entravée, les droits fondamentaux violés, les violences physiques et morales fréquentes.
Les camps peuvent être officiels ou informels, conçus pour accueillir des demandeurs d’asile, des sans-papiers, des étrangers en voie d’expulsion ou en attente de la décision qui les autorisera ou non à franchir une frontière. Le régime en vigueur dans ces lieux, la durée moyenne de maintien, le statut des étrangers qui y sont placés sont variables. Il peut s’agir de camps-frontières situés à proximité des aéroports, des ports et des gares internationales, comme les zones d’attente françaises, certains Centri di Permanenza Temporanea e d’Accoglienza (CPT) italiens ou les Centros de Internamiento de Extranjeros (CIE) espagnols. Il peut s’agir des centres fermés de Belgique, ou des centres et locaux de rétention français où les étrangers attendent d’être expulsés. De camps-sas où échouent les migrants tentant de gagner l’Europe par l’est ou le sud : une vingtaine dans des îles grecques, cinq ou six à Malte, six en Sicile et à Lampedusa, d’autres encore aux Canaries, en Hongrie, en Slovénie. À Ceuta et Melilla, villes espagnoles enclavées en territoire marocain, des murailles en acier galvanisé hautes de plus de trois mètres, équipées de barbelés, capteurs, caméras, projecteurs, longent un no man’s land de cinq mètres de large. Le “ centre d’accueil et d’hébergement de Sangatte ”, une étrange organisation du transit, ni zone d’attente ni centre de rétention, a bien fonctionné, de 1999 à 2002, comme un camp.([[Pour plus de détails sur la typologie des camps http://www.migreurop.org/)
On les trouve au cœur des villes ou à leur périphérie : le centre de via Corelli à Milan, Zapi3 à Roissy. Un camp, ce peut aussi être un individu : l’Australie vient de fermer un camp de Papouasie Nouvelle Guinée où ne demeurait plus, depuis un an, qu’un seul détenu. En France, un local de rétention[[Un préfet peut, en cas de nécessité, créer temporairement un local de rétention : chambres d’hôtel réquisitionnées, pièces d’un commissariat …
peut être créé pour une seule personne.
Et, quelle que soit la raison pour laquelle ils ont été ouverts (un “ centre d’accueil ”, par exemple), ils finiront toujours par remplir leur “ vocation implicite ”([[Georges Perec, Récits d’Ellis Island, INA, 1980. . Ellis Island, fermé en 1924, deviendra pendant et après la Seconde Guerre un centre de détention pour tous ceux soupçonnés d’activités “ anti-américaines ” : allemands, japonais, communistes.) : être des lieux de mise à l’écart et de privations de droits.
En France, les camps existent depuis les années 30, et la survivance de certains d’entre eux jusqu’à aujourd’hui témoigne de leur persistance comme technique d’administration : le Centre de détention administrative de Vincennes, où l’on parquait durant la guerre d’Algérie les Algériens pris dans les rafles parisiennes, est maintenant un centre de rétention, tout comme Rivesaltes, ouvert en 1936 pour les réfugiés espagnols. Quant aux zones d’attente, elles existaient illégalement depuis la fin des années 70 (Arenc dans le port de Marseille) et furent légalisées par un gouvernement socialiste (amendement Marchand de 1992). En Italie, c’est un gouvernement de centre-gauche qui institue en 1998 les CPT par la loi Turco-Napolitano ; leur fonctionnement sera réglé par la loi Bossi-Fini de 2002. La proposition italo-allemande, tout en proposant de créer des camps en Afrique du Nord, officialise ceux qui y existent déjà (en 2001, une étude mentionnait des camps de rétention et la montée d’un racisme anti-immigrés).
Les camps ne sont pas tous ceints de murs couronnés de barbelés, mais peuvent être délimités par d’invisibles réseaux technologiques. Un camp, c’est aussi un processus (de contrôle, de filtrage), pas seulement un espace physique. On ne peut plus les considérer seulement comme des lieux d’enfermement et d’immobilisation, mais aussi comme des tentatives spatialisées de canaliser et gérer les déplacements, et rendre la mobilité productive.
La “ forteresse ”, une image dramatiquement fausse
Tous ces aspects vont à l’encontre du syntagme figé de “ forteresse Europe ”, dont le succès est grand dans les mouvements altermondialistes. Parfois utile pour mobiliser, il est calamiteux pour l’analyse et l’action. D’abord parce qu’il focalise sur la répression : si l’Europe mène une guerre aux migrants, dont les morts se comptent par milliers, du détroit de Gibraltar aux côtes maltaises et siciliennes, du tunnel sous la Manche à la frontière gréco-turque, on oublie trop souvent que la politique européenne est aussi fondée sur l’utilitarisme : “ Nous avons besoin des immigrés, mais ils devront être choisis, contrôlés et placés ”([[Cf. article d’Alain Morice paru dans Vacarme n°14 http://vacarme.eu.org/article68.html) déclare Romano Prodi (11 septembre 2000, dépêche Ansa). On oublie surtout que la fermeture et le contrôle des frontières sont mis en échec chaque jour : selon Europol chaque année près de 500.000 personnes réussissent à franchir “ illégalement ” les frontières de l’UE.
Cette vision victimaire, paternaliste, strictement humanitaire, fait des migrants les victimes d’inévitables catastrophes dues à la globalisation néolibérale, des corps soumis voués à l’invisibilité, à l’errance et à l’attente, alors que, comme le font remarquer Étienne Balibar et Edward Saïd, ils ne sont ni “ une masse fluctuante indifférenciée ”, ni “ d’innombrables troupeaux d’innocents relevant d’une aide internationale d’urgence ”.
Appliquée aux camps, l’image de la forteresse est tout aussi dramatiquement fausse. Ceux que l’on y enferme ne sont pas, comme le voudraient les différents corps policiers, administratifs et humanitaires qui les gèrent, des catégories (“ clandestins ”, “ irréguliers ”), mais des femmes et des hommes.
Il y a une autonomie des migrations, qui les rend irréductibles aux lois internationales de l’offre et de la demande (le « push-pull » des théories classiques). Les migrations ne sont pas réductibles aux lois internationales de l’offre et de la demande (le “ push-pull ” des théories classiques), mais un mouvement social autonome. Et les migrants sont des sujets, des femmes et des hommes qui, en exerçant quotidiennement leur droit de fuite et de fugue([[Sandro Mezzadra, Diritto di fuga. Migrazioni, cittadinanza, globalizzazione, Ombre Corte, 2001.), mettent en question les frontières et la citoyenneté européenne.
Il ne s’agit pas là de céder au romantisme de l’exil et du nomadisme, ou de considérer que la migration est en elle-même porteuse d’émancipation, mais de placer au premier plan la résistance et la dignité de sujets.
Réactivation des projets d’externalisation
Deux tragédies en ont été le prétexte.
Le 11 juillet 2004, le Cap Anamur([[Bateau de l’organisation allemande éponyme, créée en 1979 pour secourir les boat-people vietnamiens en mer de Chine.) est autorisé “ pour raisons humanitaires ” à accoster en Sicile, 20 jours après avoir sauvé les 37 passagers d’un bateau pneumatique en perdition dans les eaux internationales entre la Libye et l’île de Lampedusa. L’Italie, Malte et l’Allemagne se sont renvoyé la balle, au mépris des conventions internationales, tout en reconnaissant qu’il s’agissait d’une “ urgence humanitaire ” à laquelle il leur était impossible de répondre sous peine d’instaurer un “ dangereux précédent qui ouvrirait la voie à de nombreux abus ”. Puis, le 1er juillet, les autorités italiennes interdisent leurs eaux territoriales, ignorant le devoir d’assistance à “ toute personne trouvée en mer en danger de mort ” (art. 98 de la Convention de Montego Bay, qui régit le droit maritime international). Elles ne font en cela que suivre la Commission, qui, “ réinterprétant ” quelques temps auparavant ladite Convention, invente le concept de “ frontière maritime virtuelle ” s’étendant jusqu’aux côtes de l’Afrique du Nord et assimile les bateaux soupçonnés de convoyer des migrants illégaux à ceux qui, transportant des armes, portent préjudice “ à la paix, à l’ordre ou à la sécurité de l’État côtier ” (art. 19(2) de la Convention de Montego Bay). Autrement dit, les principes internationaux sont pervertis et le droit maritime international réécrit. Par ce refoulement aux frontières maritimes, l’Italie bafoue ses obligations internationales et donne une interprétation mensongère du règlement Dublin II qui stipule que, afin de déterminer l’État compétent pour l’examen de la demande d’asile, il faut d’abord que la demande ait pu être déposée dans un État de l’UE.
Les réfugiés passent d’un CPT à l’autre avant d’être tous expulsés vers le Ghana ; trois des membres de l’ONG sont arrêtés (puis relâchés) pour avoir “ favorisé l’immigration illégal ” (art 12 de la loi Bossi-Fini)([[Chronologie http://pajol.eu.org/rubrique146.html). Tandis que Roberto Castelli (ministre de la Justice) y voit la main des terroristes, Otto Schily, ministre de l’Intérieur allemand, relance le projet anglais en demandant que l’UE ouvre des camps pour demandeurs d’asile en Afrique du Nord[[CIVIPOL, étude européenne sur “ le contrôle des frontières maritimes de l’UE ”, propose un “ plan d’action ” engageant des opérations policières, militaires et navales contre ceux qui veulent atteindre l’Europe par la mer. Ceux qui “ se sont volontairement placés en état de détresse et sont recueillis en mer ” seront immédiatement renvoyés. .
Quelques semaines plus tard, le 2 août, le cargo allemand Zuidierdiep recueille les soixante-douze survivants d’une barque partie de Libye une semaine plus tôt, qui ont été contraints de jeter à la mer les cadavres de vingt-huit autres. Dès l’arrivée en Sicile, une fois soignés, ils sont enfermés dans deux CPT. Tandis que l’extrême-droite italienne par la voix de deux ministres membres de la Lega Nord, Castelli et Calderoli (Réformes institutionnelles), réclame le renforcement des mesures militaires en mer([[CIVIPOL, étude européenne sur “ le contrôle des frontières maritimes de l’UE ”, propose un “ plan d’action ” engageant des opérations policières, militaires et navales contre ceux qui veulent atteindre l’Europe par la mer. Ceux qui “ se sont volontairement placés en état de détresse et sont recueillis en mer ” seront immédiatement renvoyés.) et l’instauration d’un délit pour le séjour irrégulier, la machine s’emballe : le ministre de l’intérieur, Beppe Pisanu, en appelle à l’Europe pour aider l’Italie à affronter l’invasion migratoire. Romano Prodi, toujours officiellement président de la Commission, lui apporte son soutien : l’Europe est prête, mais sans moyens, il faut saisir les instances compétentes (Conseil JAI et Conseil européen). Le ministre de l’intérieur libyen “ révèle ” que son pays est menacé de disparaître devant l’afflux de millions d’immigrants illégaux, dont la plupart sont des terroristes, et appelle lui aussi l’Europe à l’aide. Le 12 août, Pisanu et Schily lancent l’idée de camps en Libye et en Afrique du Nord. Tout reste très vague, aucune précision n’est donnée. Buttiglione invite les entreprises à aller prospecter dans ces camps ; le 23 août, il surenchérit en qualifiant l’immigration de “ bombe à retardement ”([[Chronologie,http://pajol.eu.org/article609.html).
Ce même 12 août, Pisanu envoie son directeur de l’immigration en Libye pour conclure un accord de coopération (formations, fournitures de haute technologie). Kadhafi, entre temps, a écarté le dernier obstacle à la levée de l’embargo sur les armes en reconnaissant la responsabilité de la Libye dans un attentat à Berlin et en proposant d’indemniser les victimes. Depuis longtemps l’Italie, tout comme les lobbies industriels européens et certains gouvernements, militait pour la levée de l’embargo. Ce sera bientôt chose faite : le 20 septembre les USA lèvent les sanctions contre la Libye, le 11 octobre c’est au tour de l’UE. Romano Prodi félicite Kadhafi par téléphone, les visites se multiplient à Tripoli : Berlusconi, Pisanu, Michel Barnier, Lawrence Gonzi (premier ministre maltais), et de nombreux industriels. Gerhard Schröder et Jacques Chirac annoncent leur venue avant la fin de l’année.
Le 7 octobre, grandiose cérémonie pour l’inauguration du West Jammarihyja Gas Project, d’où part un pipeline vers l’Italie. Berlusconi se félicite d’une réconciliation entamée depuis longtemps, et qui aboutit aux plus heureuses conclusions : la Libye fournira 100% des besoins énergétiques de l’Italie. Kadhafi rappelle que c’est en Libye que sont pétrole et gaz, et démontre, en magistral pédagogue, que ce sont des ressources primordiales, car il n’y a pas de vie sans mobilité et de mobilité sans énergie ; il conclut : “ Et nous annonçons au monde que l’Italie et la Libye sont déterminées à faire de la Méditerranée une mer de paix, une mer de commerce et de tourisme, une mer sous laquelle les pipelines de pétrole et de gaz joignent, à travers la Libye et l’Italie, l’Afrique et l’Europe. ” (Jamahiriya news agency 7/10/04).
On sait que le gouvernement libyen se sert depuis longtemps des migrants pour exercer un chantage sur l’UE, via l’Italie ; la levée de l’embargo n’y a pas mis fin : à deux reprises déjà plusieurs centaines de migrants venus de Libye ont accosté sur les côtes siciliennes ou de Lampedusa, pour signifier à n’en pas douter de nouvelles exigences libyennes, navettes plus rapides ou financements plus importants. À chaque fois convocation immédiate de l’ambassadeur libyen en Italie, et communiqué italien chantant les louanges de la coopération entre les deux pays.
La Libye n’est pas signataire de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés. Elle a présidé en 2003 la Commission des Droits de l’homme de l’ONU (selon le délégué de la FIDH lors du vote “ les pays de l’UE se sont abstenus afin de ne pas heurter les pays africains ”). Elle n’accepte pas sur son sol la présence de rapporteurs de ladite Commission. La Libye, sans nul doute, cédera aux injonctions de l’ex-post-futur Président Barroso : “ le partenariat avec les pays tiers n’est possible que sur la base d’un engagement commun au respect des règles du droit international ”, peut-être en suivant cet autre exemple : les USA sont signataires de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés, et plus généralement de l’ensemble des Conventions de Genève (avec cependant d’opportunes réserves). Les USA appliquent les Conventions de Genève selon leur bon vouloir et une interprétation particulièrement sélective : on sait comment, de Guantanamo à Abou Ghraïb, sont respectés la Convention de Genève relative au traitement des prisonniers de guerre, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.
Et quand bien même la Libye accèderait au stade suprême de la démocratie, les camps n’en seraient pas moins injustifiables : né qui né altrove([[Ni ici, ni ailleurs : mot d’ordre de la manifestation turinoise du 30 novembre 2002 contre les CPT.).
“ Le malheur des hommes ne doit jamais être un reste muet de la politique ”
Devant ce pragmatisme meurtrier, dans le silence presque total qui a accueilli les projets d’externalisation et les expulsions de masse pratiquées en toute impunité par l’Italie début octobre([[En une semaine, 1500 africains sont expulsés par avions militaires de Lampedusa vers la Libye ; 300 d’entre eux n’ont pas eu la possibilité d’être identifiés et de déposer une demande d’asile. Voir http://pajol.eu.org/article659.html), nous ne pouvons ni nous contenter de protester, ni faire preuve de cynisme (“ tout cela était prévisible ”). Il convient d’abord de ne pas se laisser prendre au piège du vocabulaire : partage du fardeau, pays sûrs, renforcement de la capacité d’accueil sont les termes qui masquent guerre aux migrants, accords avec les dictatures du Tiers-Monde, morts loin de nos yeux et filtrage dans des geôles hors d’Europe des bras nécessaires.
“ Dans le champ de l’immigration, nous assistons, impuissants, à l’enclenchement d’un processus où le droit, le discours et les pratiques conjuguent leurs effets et se légitiment mutuellement pour aboutir à une situation où plus rien ne suscite l’indignation. Sous couvert d’un objectif progressivement érigé en dogme : stopper l’immigration, l’étranger en situation irrégulière n’est plus considéré que comme un délinquant qui doit être puni, un
Au début des années 80, Michel Foucault appelle à la solidarité internationale active avec les réfugiés, réagissant à l’intolérable de la même manière qui lui avait fait fonder le Groupe d’Information sur les Prisons. À mille lieues d’un humanitarisme se cantonnant dans une protestation affective, en faisant intrusion dans l’espace d’action capté jusque là par les États : “ Nous ne sommes ici que des hommes privés qui n’ont d’autre titre à parler, et à parler ensemble, qu’une certaine difficulté commune à supporter ce qui se passe. ” “ Qui donc nous a commis ? Personne. Et c’est cela justement qui fait notre droit. ” ( [[Face aux gouvernements, les droits de l’homme, Genève juin 1981, conférence de presse annonçant la création du Comité international contre la piraterie. Texte n°355 Dits et Ècrits, II, Gallimard Quarto, pp. 1526-1527. )