Vote de protestation le 21 juin ? Peut-être, mais cet électorat se révèle également durable et prend ses marques dans une partie de l’Europe. Crise de la société du travail ? Oui, qui laisse sur le côté de la route des travailleurs « aux mains vides », vides de sens, mais cela se conjugue avec d’autres lignes de force, des pertes d’autres « certitudes », d’autres « ancrages », de positions prééminentes pas forcément liées au travail – accentuant désarrois et disponibilité aux thèses de l’extrême droite qui sait toucher ces amertumes-là. Il me semble que s’y alimentent en bonne part des agencements de subjectivités difficiles à défaire, à recomposer comme disait Félix Guattari. Je parlerais de « décrochages » mal acceptés ou non acceptés, qui perdurent, consécutifs à des événements qui ont fait rupture au cours des quarante dernières années.
Premier « décrochage » : la certitude de la supériorité européenne sur les peuples colonisés mise à mal par la défaite en Algérie et l’humiliation de Dien Bien Phu n’a pas fini d’engendrer rancœurs et racisme. Considérer sur le sol français les anciens colonisés comme des égaux est encore loin de faire l’unanimité.
Second « décrochage » : il n’est que de constater aujourd’hui l’hostilité presque haineuse qu’entraîne l’évocation de 68 pour comprendre que le bouleversement de la révolution anti-autoritaire n’a pas fini de déstabiliser. Tout particulièrement la perte par les adultes de leur autorité inconditionnelle sur les jeunes, dans la famille comme à l’école et au travail, ne cesse d’alimenter les ressentiments face auxquels une jeunesse largement scolarisée – quoiqu’on en dise – tient de plus en plus tête.
Mais le « décrochage » le plus sensible réside sans doute dans les premières secousses qui ont commencé à ébranler la certitude millénaire de la prééminence masculine avec les premiers signes de la perte d’un statut dominant. La loi sur l’avortement en France marque un moment historique où les femmes gagnent la liberté de soustraire leurs corps à la raison familiale ou nationale – c’est l’Habeas corpus des femmes. Autorité familiale partagée, voile levé sur l’impunité pour toute une série de « droits de cuissage » (viol, incestes, harcèlement…), parité….. sont difficilement acceptés par toute une partie de la population masculine. On peut même constater un regain de violences aujourd’hui sur les femmes et les jeunes filles, un malaise diffus qui s’alimente aussi de l’exploitation marchande des corps des femmes sous toutes ses formes. Et il faut également évoquer la mise en question de la norme de l’hétérosexualité, avec l’émergence des mouvements gays, lesbiens et transgenres.
Les thèses de l’extrême droite reprennent très exactement ces « décrochages », ces pertes de prééminences non acceptées. Le Pen n’est-il pas le gérontocrate, mâle, blanc par excellence ? Production de ressentiments, « d’effets trou noir », la crise du travail se conjugue avec d’autres effets de l’histoire. On peut remarquer que les femmes ont beaucoup moins voté Le Pen que les hommes, bien qu’elles soient plus touchées par la précarité et forment les gros bataillons des bas revenus.
La politique de l’État, gauche institutionnelle comprise, porte de lourdes responsabilités. Le silence maintenu jusqu’il y a peu sur la guerre d’Algérie et les responsabilités de la France, distille à la fois relents de racisme dans la société et humiliation et révolte chez les jeunes d’origine maghrébine. Leur attente d’être pris en compte n’a eu pour réponse qu’empilement de réformes administratives, refus des projets novateurs des enseignants de bonne volonté et politique politicienne consistant à dresser tout le monde contre tout le monde. Pour les femmes, « ministère » était un trop grand mot, et le secrétariat d’État se devait de traiter d’autres affaires – aujourd’hui je crois qu’il n’y a plus que la famille ! Ajoutons à cela une parité en trompe-l’œil, les femmes des milieux populaires, par pans entiers, laissées pour compte, abandonnées aux efforts valeureux de quelques associations chichement subventionnées ou aux organisations intégristes : comment espérer alors ne pas laisser se perpétuer l’idée que les femmes ont une citoyenneté de seconde zone !
Le comportement le plus négatif de la gauche institutionnelle a été de vouloir hégémoniser les mouvements, ou alors de leur refuser les moyens de se dynamiser – avec comme conséquences dramatiques découragement et assèchement des bonnes volontés. Reprendre le mot d’ordre de « lutte contre l’insécurité », c’était la voie ouverte aux régressions : réancrer les gens dans le malaise des « décrochages », ne pas leur donner les moyens d’en sortir – boite de Pandore d’où s’échappent rancœurs et ressentiments.
Il y avait, et il y a la possibilité de laisser le champ aux forces vives, aux affects de générosité et de coopération. Dans le meilleur des cas, ils n’attendront peut-être pas qu’on le leur laisse ! Si l’idée d’un nouveau new deal social, permettant une vie décente pour vaincre « l’insécurité sociale », est déjà porteuse de générosité, ce sont d’innombrables énonciations qui ont besoin d’espaces de liberté, de réappropriation de leur histoire et de leur inventivité – et aussi de leur dignité. Les laboratoires d’expérimentation étatique qui se mettent en place aujourd’hui en sont aux antipodes : ils sont justement là pour les contrer.