Dossier : les travailleurs sociaux

Des rencontres dans le travail social

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« Supposons que les Espagnols soient chassés ou réduits à merci. Supposons encore que de semblables soulèvements en Amérique du Nord et au Canada brisent l’hégémonie anglaise et française. Que se passerait-il ? Un aussi vaste territoire peut-il être tenu sans l’habituel appareil gouvernemental, avec ses ambassadeurs, son armée et sa marine ? Non ; ils ne peuvent espérer tenir le pays que par la sorcellerie. Ceci est une révolution de sorciers et je dois y trouver ma part comme sorcière. »
W. Burroughs, Les cités de la nuit écarlate.

Tout commence par la rencontre entre nous, professionnels payés (pour l’instant[[Sur la problématisation de la tertiairisation marchande de l’action sociale nous avons eu recours aux réflexions de J.-N. Chopart (Chopart, 1996)) par l’État et ceux que l’on désigne comme « usagers du social ».
Cette rencontre que l’on appelle relation d’aide, quelle soit composée d’un faisceau de relations plus ou moins fragmentées dans leur spécialisation ou fortement dualisée, tend à faire de l’usager, considéré individuellement ou collectivement, l’auxiliaire des politiques des pouvoirs publics et par là l’instrument de la reproduction des logiques institutionnelles auto-référentielles et auto-validantes.
Cependant cette rencontre n’en constitue pas moins un « entre deux » d’une indétermination irréductible, peuplé par une multitude de choses : affects, représentations, créations ou répétitions, formes de resingularisation et d’autonomie, collectifs fantômes en devenir, mouvements d’interdépendance, de coopération et de co-construction de sens, et encore des machines de pouvoir capables de « produire du réel » (Deleuze, 1986). Mais aussi des machines sécrétant à l’infini, et jusqu’à l’entropie, des identités, leurs idéologies et le travail redoutable de l’identification[[Nous nous referons particulièrement à la fonction nosographique de l’identification, celle préalable à toute classification et qui est le complément indissociable de l’identité des travailleurs sociaux. Pas d’identité du travailleur social sans la mise à l’épreuve permanente de ses capacités d’identification. Toute la production institutionnelle tend vers cela: cette activité crispée de différentiation de l’objet et du sujet propre aux processus d’identification qui révèle un double mouvement paradoxal: la communauté et le déni de cette communauté (« je m’identifie » et « j’identifie » simultanés et contradictoires.. C’est-à-dire les formations de pouvoir sécrétées par les institutions et les appareils de pouvoir de l’État dont le travail social est, peut être plus que jamais, un des modes principaux de diffusion.

D’un côté les intervenants « institutionnels »[[Ou les bénévoles, tant le bénévolat, labélisé par l’Etat, est devenu un des appendices indispensables de la gestion de la précarité, remplaçant par là, si l’on exclut les salaires, des travailleurs sociaux entraînés à leur tour dans un rôle de prestataires de services de deuxième zone. avec leurs statuts pluriels et leur affirmation d’identité indissociables des dépendances tutélaires. De l’autre côté, les « usagers » : exclus, précaires, laissés pour compte, les « plus démunis », anciens ou nouveaux pauvres, ou encore, inadaptés, marginaux, déviants, violents, fous si l’on emprunte une autre sémantique tout aussi chère à l’État social.
Surplombant tout cela l’État, ses idéologies et les logiques de la machine économique plus ou moins régulée par lui, qui surdéterminent en force les positions des uns et des autres et la tenue de la relation.

Peut-on y échapper, pouvons-nous échapper à cette surdétermination de la relation ? Pouvons-nous échapper à la mise au service de l’appareil de l’État de ces foyers de pouvoir que constituent les micro-pratiques des travailleurs sociaux ?
C’est certainement possible à travers un travail de resingularisation individuel et collectif non pas de ceux que nous accueillons mais à travers une resingularisation de la relation et de la rencontre avec ceux que nous accueillons. Ceci suppose de déconstruire le travail parcimonieux d’identification des populations et des individus (situations, catégories, cliniques…) que nous impose l’État social, ceci suppose encore de déconstruire nos propres identités de travailleurs sociaux, tâche paradoxale au moment où nous nous sentons menacés dans notre identité par les mutations que vit l’État social lui-même et ses institutions d’intervention sociale et des soins. Ceci suppose de réinventer des dispositifs, des artefacts, pour créer de nouvelles conditions d’exercice de pouvoir où celui-ci soit négociable, rende possible l’échange, la coopération, d’autres alliances et permette de produire ensemble du social. Ceci suppose, enfin, d’exposer nos pratiques professionnelles à l’épreuve de l’espace public.

Crise de l’État social et nouvelles configurations dans le travail social.

Sans préjuger des expériences institutionnelles singulières dans les divers champs de l’action sociale, il nous semble que l’idéologie qu’affrontent, supportent passivement ou acceptent pleinement les professionnels, se traduit par un double évitement : celui d’une confrontation à l’espace public dans ce qu’il a de conflictuel et de pluriel (malgré la colonisation de l’espace public qu’opère l’action sociale) et celui d’une véritable rencontre entre le professionnel et l’usager dans les institutions qui permettent à ces dernières de sortir des logiques auto-validantes. L’évitement des dimensions politiques de l’action sociale dans ces registres molaires et moléculaires est plus que jamais à l’ordre du jour.

Il est difficile alors de ne pas invoquer dans notre réflexion la crise de l’État social et le bouleversement de l’architecture idéologique et fonctionnelle de ses champs d’intervention,.

La crise de l’État social.

On peut considérer que l’État social prend une consistance, qui semblait définitive, avec les trente glorieuses. Il réussit à apparaître comme le garant d’une paix sociale idéalisée en assurant un certaine équilibre dans les processus de régulation sociale et économique et, surtout (au travers de ses institutions) comme le garant d’une police du social (Rancière, 1995) chargée de stabiliser des statuts, des systèmes de promotion sociale et des formes d’affectation individuelles et collective du rapport entre participation au système de production et participation sociale.
Ce modèle de l’État social tentait avec un certain succès de maintenir la frontière entre l’Économique et le Social : au travers d’une Protection sociale de droit pour tous ceux qui sont inscrits dans le système de production (la notion « d’ayant droit » peut traduire cela) (Donzelot, 1991) et au travers de l’Aide sociale, d’un univers assistentiel périphérique, pour ceux que l’on pouvait considérer comme marginaux au monde salarial.
Entre les deux, devait se maintenir la potentialité intégratrice des institutions sociales et des soins se plaçant sur la frontière ainsi délimitée entre le social et l’économique. L’action sociale devait alors assurer, des processus d’intégration, ou tout au moins de contention, destinés aux inadaptés, marginaux, violents, fous et autres déviants, et au monde de la pauvreté reproduite presque transgénérationellement : ces espaces sociaux, que l’on voulait recouvrir à travers le no man’s lands du concept de sous-prolétariat, non encadrés par les corps intermédiaires et qui toujours menaçaient l’imaginaire du fragile équilibre de la paix sociale proclamé comme haute destinée de l’État.
Dans ce contexte, précédant la fin des Trente Glorieuses, et après l’ébranlement des certitudes de l’État social avec Mai 68, un débat public va marquer le devenir des pratiques sociales institutionnalisées. Le numéro avril-mai 72 de la revue Esprit s’en fera l’écho. Ce débat porte sur le rôle de normalisation, de contrôle et de reproduction d’un ordre social et économique, à travers l’étouffement de la différence, qui est attribué aux institutions sociales, de soins, de la psychiatrie, de la justice, de l’éducation… Débat théorique mais aussi traduction d’expériences pratiques novatrices dans le champ social surinstitutionnalisé.

Puis survient la récession des années 70, qui s’approfondit dans les années 80, et qui conduit à une véritable mutation dans les années 90. Certains ne parlent plus de récession mais des nouvelles formes ininterrompues de croissance. Il ne s’agit plus seulement d’un nouvel avatar des cycles de massification de la précarité, du chômage et de la pauvreté. Il s’agit d’une profonde recomposition de formes de production, des statuts salariés, dans un monde productif étendant l’emprise du marché sur des secteurs de plus en plus immatériels : les nouveaux tertiaires de la communication, de la relation, des organisations, de la sociabilité, de l’environnement, de la sécurité, des loisirs, de l’imaginaire… jusqu’aux formes de coopération nécessaires à ces formes de production nouvelles (Lazzarato, Negri, 1991).
Mais il s’agit aussi de mettre au service de la machine économique la chronicisation des phénomènes de précarité et de pauvreté qui sont ainsi sécrétés. Et ceci malgré l’explosion insoutenable des inégalités, la disqualification de la classe ouvrière qui va nourrir quelques écoles de sociologie et l’apparition de forces fascisantes et répressives inféodées aux plus hauts sommets de l’État (au racisme ordinaire répond la stigmatisation et le raidissement répressif à l’égard des étrangers, des nouvelles législations d’exception, l’extension des fichages-flicages informatiques, la pathologisation du monde de l’exclusion…).

La crise de l’État social est indissociable de la crise du modèle fordiste de production. La gestion et la régulation de masse de la précarité, la mise au service de la précarité, de l’intermittence et du chômage aux nouvelles formes productives exige une inflation quantitative de l’aide sociale. Mais ce qui nous intéresse ici c’est que la dévaluation des systèmes de protection sociale et leur substitution progressive par des systèmes d’aide sociale de plus en plus extensifs et tentaculaires, exige l’intégration de l’aide sociale elle même à ces nouvelles formes de production qui effacent les anciennes frontières entre le « social » et l’« économique ».
Des lors de nouvelles configurations apparaissent dans les représentations et pratiques de l’action sociale qui mettent en crise ses modèles de représentation et d’intervention sur divers registres : celui du rapport centre/périphérie isomorphique à la différentiation entre champ de l’intégration économique et champ de l’intégration sociale, celui des catégorisations-diagnostic des usagers et des idéologies à partir desquelles se construisent les identités des travailleurs sociaux, celui des modes et contenus des interventions dans ses aspects les plus pragmatiques que l’on trouve dans la relation concrète à l’usager. Nous retracerons ce dernier registre à travers quelques dispositifs.

Dissolution de la configuration centre-périphérie.

L’action sociale va jouer un rôle central dans le déplacement de la périphérie vers le centre diffus de la nouvelle production capitalistique tout en maintenant son rôle de police du social de plus en plus insoutenable :
– d’une part en déployant à l’infini le vaste champ de l’insertion qui permet des nouvelles formes de régulation de masse de la précarité et de maintenir son opérationnalité économique ;
– d’autre part en développant des nouveaux modèles idéologiques d’intégration au « social » à partir de ce que certains ont appelé la mise en oeuvre d’une véritable politique du consentement (Laé, 1990) et d’autres les technologies de l’implication (Nicolas-Le-Strat, 1993 et 1996). Nous y reviendrons à travers quelques exemples concrets.
Mais le travail social lui même se fait progressivement phagocyter par cette tertiairisation marchande en suivant au plus près une logique de prestation de services : extension généralisé du travail social comme service offert à des usagers-consomateurs-clients de seconde zone, préludant par là l’élargissement du marché aux formes organisationnelles, communicationnelles, relationnelles et de contrôle qu’exige la mise à disposition de prestations sociales aux usagers sous condition d’« insertion » (accès au logement, au travail, à la formation, à une solvabilité de survie, jusqu’à l’accès aux formes « correctes » de vie familiale et sociale). Nous pouvons dire alors sans rien parodier que le travail social participe bien d’un secteur en pleine expansion ; qu’il en est peut être le plus puissant représentant.

L’impossible catégorisation-diagnostic des usagers.

Les anciennes catégories de l’action sociale surplombant les périphéries de la marginalité et de la déviance continuent à être opérationnelles et leur inquiétant glissement vers la psychiatrisation sociale ou individuelle de toute actualité. Or l’extension incessante des champs d’intervention des professionnels du « social » ou des « soins » embarrasse de plus en plus ces derniers. Comment conserver l’identité d’un champ, d’une institution, de ses professionnels lorsque les objets auxquels ils sont voués présentent une telle hétérogénéité, une telle fluidité et une telle ubiquité insaisissables à travers les anciens instituants ?
D’autres catégories sont apparues pour diagnostiquer et catégoriser le malheur et la souffrance de ces « nouveaux pauvres » et rendre ainsi plus ou moins opérationnels les dispositifs d’intervention. Mais là n’est pas l’essentiel : c’est la généralisation de procédures d’autoévaluation, d’autojugement permanent, d’autodiagnostic, avec le concours des professionnels qui caractérisent surtout les nouveaux modèles de l’action sociale. C’est le succès de l’ethnométhodologie qui, associée aux nouvelles technologies de l’implication, contribue à la perversion des formes de participation des usagers et de coopération entre ceux-ci et les professionnels (Nicolas-Le Strat, 1993).
Ceci équivaut à une occupation tentaculaire de l’espace public qui traduit un vaste programme d’aliénation de celui-ci par l’effet d’ensemble des politiques sociales. Ce que l’on pourrait résumer sous la notion d’un idéal de société post-disciplinaire (Nicolas-Le Strat, 1996 et Deleuze, 1993).
Cet idéal reste un… idéal. Lorsqu’échouent les procédures de consentement de l’usager font leur réapparition les éternels porte-parole du symptôme et on assiste parallèlement à la psychiatrisation du social (Lazarus, 1995).

Quelques figures d’une certaine modernité de l’État social.

Quelques moments-clefs du devenir de l’État social nous aideront à exemplifier cela. Nous en considérons trois : la mise en place du RMI, les Politiques de la Ville avec la décentralisation, et la loi de cohésion sociale et de lutte contre l’exclusion, dernier avatar de l’État social et, préfigurant peut-être, son dépassement.
Ces trois dispositifs opèrent une recomposition du travail social à travers au moins trois registres : celui du débat sur les nouveaux modes de contrôle social et de reproduction de l’État ; celui de la reconstruction de l’identité des travailleurs sociaux ; et celui du rapport entre un « réel » qui détermine les pratiques sociales institutionnalisées, lesquelles, à leur tour, par un travail de décodage-encodage, contribuent à produire et diffuser du social organisé avec de plus en plus d’autonomie[[C’est sur ce paradoxe qu’il faut travailler. Nous y reviendrons dans la troisième partie de cet article.. Ceci en passant par diverses procédures : d’encerclement de la créativité sociale, d’aseptisation politique, de colonisation des subjectivités par les idéologies de la surimplication[[Nous reprenons ce concept à Pascal Nicolas-Le Strat dans son rappel des théorisations de l’analyse institutionnelle (Nicolas-Le Strat, 1996)., d’ethnicisation de la relégation de certains segments de l’espace social.

Le RMI est instauré au moment où la chronicisation de la précarité et du chômage paraît inéluctable. Il tente, dans un premier temps d’isoler, d’encercler, par des procédures d’exception ce que certains ont appelé la figure du Grand Célibataire[[Cf. Les notions d’anomie et de plainte développées par J.F. Laé comme instruments des politiques de l’Etat Social (Laé, 1990). et les phénomènes de reproduction transgénérationnelle de la pauvreté. Ceci dans un premier temps, avant que le chômage de masse avec son cortège hétérogène de figures de la précarité ne fasse l’objet de maints « traitements sociaux », rendant obsolète la division entre le social et l’économique que sous-tend le dispositif RMI.
Le RMI n’échappe pas à un double mouvement. D’abord suivant les logiques « économiques » : le chômage de masse et la précarité acquièrent une nouvelle centralité diffuse dans les modes de régulation des forces productives. Les chômeurs et les précaires deviennent des figures indispensables de la gestion d’une économie hyper-concurrentielle et mondialisé. En ce sens le RMI aura tenté pendant un temps de maintenir l’illusion d’une gestion sociale autonome de la misère en fonction de vagues nosographies psychosociologiques et cliniques.
Ensuite, un mouvement propre aux logiques du social : certains verront dans le RMI l’artefact le plus achevé de l’État social. On peut appeler cela la mise en oeuvre d’une véritable politique du consentement (Laé, 1990) et l’application d’une micro-ethonologie au service des experts de l’État (Nicolas-Le Strat, 1993) : quête du consentement du érémiste quant aux procédures d’insertion auxquelles il doit être voué et dévoué, écoute attentive de la plainte, reconstruction d’une biographie, analyse des micro-situations, construction d’un projet individuel de vie et contractualisation de l’insertion en échange d’un revenu de survie. Véritable hybridation entre formes de contrôle de plus en plus « intimisées » et des tentatives de resingularisation du érémiste sous la forme d’un contrat. Ceci nous semble résumer, sommairement certes, les nouvelles formes d’action sociale dans une société mue par un idéal post-disciplinaire.
Il s’en suit l’envahissement de la problématique de l’affiliation-désaffiliation dont les travailleurs sociaux sont les artisans dévoués sous le regard attentif de quelques maîtres à penser.
Tout ceci tend à réaffirmer une nouvelle identité du travailleur social, promu par la même occasion porte-parole autorisé des « surnuméraires », tous ceux qui ne peuvent plus opposer à leur sort la force collective, car trop atomisés de par leur détachement des anciennes térritorialités salariales[[Les collectifs récents de travailleurs sociaux, dont le Collectif Unitaire Social de la Région Parisienne, constitué suite aux mouvements sociaux de décembre 95, vivent cette valse-hésitation entre le schéma de la représentation syndicale et les alliances ponctuelles avec les organisations de précaires. Ceci est difficile à concilier avec ce rôle de porte-parole des « surnuméraires » que leur est conféré par l’État. (Castel, 1995). Le travailleur social devient le réceptacle des histoires de vie, le constructeur des projets, grand réparateur et gestionnaire de la contractualité. Mais encore le diffuseur d’une idéologie qui voudrait maintenir vivante la vielle lune de l’affiliation et de l’identité comme éléments indispensables de la cohésion, de la paix et du bien-être social.
Dans un premier temps seulement, nous avons dit, car la généralisation progressive des statuts salariés précaires et intermittents ont rendu impossible les pénibles efforts du travailleur social en termes d’identification du érémiste. Cette généralisation aura troublé le patient travail de catégorisation et de resingularisation de ce dernier obtenue à travers la narrativité dont il est capable, à travers ses plaintes ou contre son anomie, en faisant émerger sa « demande », y compris, s’il le faut, avec l’aide des psy, de psychotropes, des cures de desalcoolisation ou des soins dentaires.

Cette politique a finit par produire ses propres antidotes : l’émergence de revendications d’un revenu garanti, inconditionnel et décent pour vivre et, au sens inverse, les dernières tentatives de revenir sur les fondements du RMI. Celles qui se traduisent par l’agitation de l’épouvantail de la « culture RMI » et son refus des valeurs intégratrices du travail, avec la tentative de la droite d’instaurer une obligation alimentaire aux familles et d’imposer une activité en échange du revenu de survie. Sorte de retour en arrière archaïque et disciplinaire qui ne doit pas nous dédouaner, nous travailleurs sociaux, de mener une critique radicale des idéologies qui sous-tendent des dispositifs comme le RMI.
Cette évolution nous montre aussi que la division classique entre le Social et l’Économique, fondement même de l’État social, est largement entamée. Le travailleur social est de plus en plus appelé à s’investir, à travers le social, dans la gestion économique, tout en continuant de s’appuyer sur la notion de plus en plus poussiéreuse de l’insertion (renouvelée par les technologies de l’implication qui opèrent, pour l’instant, comme un détournement de la coopération), et surtout sur le déni des forces collectives et de la dimension politique des pratiques de régulation de la précarité.

Avec les politiques de la Ville on voit apparaître à l’échelle du territoire la même procédure d’encerclement de la précarité, d’implication (collective) à travers la promotion de formes de participation des « habitants » et d’aseptisation politique. Promues par l’État, et rendues possibles grâce à la décentralisation, elles opèrent une spatialisation institutionnalisé de la précarité (DSQ, Contrats-Ville, etc.). Ce qui est sous-jacent c’est la substitution progressive d’une pensée du conflit et de la négociation par une pensée du désordre (Bertho, 1996). Ceci se traduit par une inflation des pratiques de médiation, par le glissement de l’insertion individuelle à l’intégration collective et géographique au nom du lien social territorialisé et dépolitisé. Ceci se traduit enfin par la forte connotation ethniciste de cette pensée du désordre prenant comme prétexte des actions de discrimination positive à l’égard des populations d’origine étrangère.
Celles-ci sont alors prises en otage d’une pensée de la réafiliation qui leur est souvent étrangère par le refus qu’elle a de permettre l’existence dans l’espace public des appartenances communautaires, avec ses propres modes d’affiliation, d’agencements de subjectivité collective, de défense et de négociation de leur spécificité, dont le métissage peut être un avatar. Ceci contribuant sans doute à l’acculturation catastrophique avec ses excroissances identitaires d’un genre nouveau. Celles qui s’expriment par un culture de la traumathophilie (Nathan, 1986) et de la violence qui « pourrit » littéralement l’espace social en relégation avec un microfascisme du quotidien qui ne se résume plus, ce qui le rend d’autant plus déconcertant, à l’électeur de moins en moins honteux du Front National[[On pourrait citer l’épisode des violences des jeunes d’une cité de Genneviliers, dans la Région Parisienne, à l’encontre des sans-papiers organisés en collectif et venus s’installer dans un local associatif de la cité….

Sur un autre registre, les politiques de la Ville passeront par des nouvelles subordinations du travailleur social au pouvoir décentralisé, par la pression accrue dont il fait l’objet de la part de ces pouvoirs locaux « notabilisés ». Il en résultera une primauté donnée à la rentabilisation, une concurrence entre institutions et un climat de chantage financier permanent à l’égard de ces institutions soumises à des financements aléatoires et à la tentation du clientélisme.
On perçoit aussi l’émergence de nouvelles castes de travailleurs sociaux : cadres, gestionnaires, ingénieurs du social, rattachés vaguement au monde de la recherche, des études et de la promotion universitaire. On verra ainsi coexister des nouvelles formes d’intellectualité collectives minées par l’épreuve du prestige. On assiste alors à cette triangulation étouffante entre travailleurs sociaux « de terrain », élus locaux et cette nouvelle génération de travailleurs sociaux, triangulation qui contraint les premiers à prouver en permanence leur compétence professionnelle et à se replier sur leur identité en crise. Triangulation qui contribue à éloigner ceux qui font l’objet des politiques de la Ville, les usagers, d’une véritable participation. La sociologisation, tout comme la pathologisation dans des dispositifs plus individualisés (RMI, accompagnements sociaux…) finit par régner en maître et ne cesse d’« objectiver le social ».
Le succès des politiques de la Ville se mesurera à leur capacité à rendre les usagers auxiliaires des pouvoirs publics pour donner un capital de légitimité démocratique à des politiques qui en manquent cruellement. Une bonne partie des expériences d’action communautaire en France finiront par y perdre leur âme.

Il reste surtout la gestion-reproduction de la précarité, nourrie par l’illusion de la promotion de ces poches de précarité teritorialisées par les politiques de la Ville. Les formes de violence chronique auront sonné le glas de ces illusions. Le travailleur social sur le terrain est contraint de gérer au plus pressé les crises aiguës, les formes graves de marginalité et passe à côté des réseaux d’échanges (qui vont de la drogue à la sorcellerie), licites ou illicites, de plus en plus insaisissables et qui déterminent d’autres ordres de territorialisation, très problématiques mais vivants.

Le projet de loi de cohésion sociale et de lutte contre l’exclusion[[Il semblerait que le nouveau gouvernement veut reprendre à son compte ce projet de loi. représente l’aboutissement du remplacement d’une protection sociale dévaluée par une aide sociale totalisante et misérabiliste qui aurait dû recouvrir jusqu’aux actes les plus élémentaires de la vie sociale (attribution d’un revenu, d’un logement, formes d’accès au monde du travail, accès aux soins, sociabilité familiale et de proximité…). L’État consolide ainsi (à travers un appareil législatif !) des véritables itinéraires asilaires par des actions, contrôlées par des travailleurs sociaux, qui sont autant des moyens de coercition, de mise sous tutelle insidieuse et des tentatives d’emprise idéologique.
On est là devant une institutionnalisation extensive de la misère et de la précarité au travers de micro-pratiques de pouvoir tutélaire promues par l’État (accompagnements sociaux de toutes sortes sur la base des politiques de consentement mises en oeuvre à partir de l’expérience du contrat RMI), dont l’aboutissement logique est la médicalisation et la psychiatrisation de larges secteurs de la précarité.
Dorénavant toute situation de crise, de rupture ou de marginalité sociale est susceptible de faire l’objet d’un traitement social spécifique qui consacre l’atomisation des individus, le déni du collectif et de la citoyenneté politique. Le surinvestissement de l’urgence dans les pratiques et discours de l’action sociale en est la pire des preuves.
Cette loi instaurerait ainsi un véritable service public pour les précaires, composé d’un ensemble de prestations sociales de deuxième zone, ce qui rend vraisemblable sa progressive privatisation au même titre que France Télécom.

Dans ce cadre, le travailleur social devient non seulement le diffuseur des systèmes de contrôle de l’État, mais également l’organisateur du social étatisé par ses liens de plus en plus organiques avec la machine économique.
Les travailleurs sociaux vivons de plus en plus fortement les tensions entre les lignes de fracture de l’État social : à l’idéal des politiques de consentement et de l’implication de l’usager, déjà passablement ambiguës, vient s’ajouter un retour en arrière disciplinaire et de pur contrôle social. Tout ceci dans une logique de service de prestations de plus en plus soumise aux nouveaux impératifs du marché et, donc, menaçant de plus en plus nos statuts salariés et les anciennes identités.
Ces menaces peuvent faire émerger des mobilisations des travailleurs sociaux. L’apparition de collectifs et de leurs luttes en sont la preuve. Mais le grand danger serait que ceci se fasse sous la forme d’un repli identitaire, d’un surinvestissement tétanisé d’une identité selon l’imaginaire réactionnaire promu par l’État social en crise. Ceci marquerait un arrêt dans l’espoir d’une critique radicale du travail social, dans l’approfondissement ou la création de formes d’autonomie pour réinventer d’autres rapports avec les usagers du social. Il est indispensable que nous nous interrogions sur d’autres pratiques, sur d’autres dispositifs (ou sur le détournement des dispositifs actuels) et sur d’autres conditions d’exercice du pouvoir.

L’action sociale, pour ou contre l’espace public : procédures d’influence des usagers sur les institutions

Qu’il s’agisse des dispositifs de soins ou des dispositifs dits d’insertion, tout semble fait par les institutions pour éviter une confrontation à ce que l’on pourrait appeler la capacité d’expertise des usagers (Stengers, 1991). De même est empêchée toute coopération dans la définition des objectifs et des procédures d’aide et de soutien lors des situations d’impasse, de crise et de souffrance.
Cet évitement se traduit par le refus des institutions de s’exposer à l’influence des usagers et à l’épreuve de l’espace public avec ses aspects de pluralité, ses propres modes de régulation, y compris, et surtout, à travers ses expressions de conflit et ses formes de négociation organisées face aux institutions sociales, médicales et psychiatriques. Tout semble fait, enfin, dans une sorte de tentative d’engendrement de l’usager par l’institution (et les technologies de l’implication sont détournées dans ce sens), pour nier la dimension politique qui, dans tout dispositif, rend possible la rencontre entre usagers et professionnels.

Il faut alors renouer avec une réflexion critique sur les pratiques de pouvoir dans les institutions de travail social marquées par les discours objectivants, (révélateurs du déclin de la sociologie à produire du réel) portant sur les notions de crise d’appartenance, des affiliations et sur ce qui en découle des thérapeutiques sociales de la réafiliation et de l’identité. Car, nous l’avons déjà dit, nous nous étayons sur un double postulat :
1 nous sommes entrées dans un idéal post-disciplinaire et ceci se traduit par des technologies de l’implication qui, même si elles sont loin d’être dominantes, n’en constituent pas moins le soubassement idéologique des nouvelles organisations du travail et du renouveau de l’action sociale (avec ses paradoxes et ses ambiguïtés), et
2 l’obsession pour l’affiliation-désafiliation-réafiliation continue à correspondre au rôle de la police sociale : assignation et affectation des lieux, des itinéraires, des formes d’implication et de consentement qui réinstituent surtout, d’une façon muette, les rôles, les statuts et les identités des travailleurs sociaux et de ses institutions.

Nous pensons que contre le totalitarisme des programmations de la subjectivité du précaire, du marginal, du déviant ou du minorisé et, par là, de la subjectivité du professionnel, il faut explorer les fondements collectifs et politiques des dispositifs de l’action sociale.
Il s’agit alors du déploiement d’un espace d’influence généralisé entre travailleurs sociaux et « usagers » : autant de formes d’échange, de coopération et d’alliance qui feraient obstacle, d’une part, à l’illusion idéologique d’une démiurgie des appartenances dont l’action sociale serait l’instrument privilégié et, d’autre part, à la redoutable naïveté d’un utopisme autogestionnaire de l’action sociale qui chercherait son destin dans sa propre dissolution, incantation révolutionnaire qui oublie qu’il n’y a des communautés des lieux, des expériences et des pratiques sociales sans des artefacts qui les produisent.
Ceci passe par le risque de créer des dispositifs qui posent la question des enjeux de pouvoir parce qu’ils ne peuvent pas renoncer au pouvoir.

Repenser les dispositifs : de l’action communautaire aux communautés ponctuelles.

L’action communautaire demeure une des formes privilégiées d’organisation et de résistance face aux modes de domination, de relégation et d’emprise idéologique des institutions. Elle promeut des tentatives de revitalisation de la solidarité, de l’entraide, de la créativité sociale et du conflit. Elle permet de réinvestir des lieux, ses liens et ses dynamiques de proximité, pour faire face à la non maîtrise des processus globaux qui produisent de la relégation et de la misère.
Les objections les mieux intentionnées que l’on oppose à l’action communautaire (et l’on sait combien elles sont tenaces en France au nom de la mystification républicaine) portent sur l’effet d’isolement des collectifs, sur la territorialisation géographique ou d’usage des équipements collectifs, sur sa tendance à négliger la complexité des interdépendances globales, sur l’exacerbation des pôles identitaires et des différences, sur le réductionnisme des itinéraires individuels, sur sa dépendance à l’égard des représentations que se font les promoteurs de l’action communautaire de la… communauté, ou encore sur la substitution de la domination du pouvoir centralisé et abstrait de l’État par des formes d’autorité segmentarisées, « archaïques », voire charismatiques, ouvrant le champ à l’arbitraire des manipulations et à la dissolution de l’espace public.

Nous ne pouvons pas reprendre ici ce débat. Nous pensons, cependant, que l’action communautaire continue à être une des voies les plus fécondes de résistance et de radicalité car elle permet souvent de contourner les institutions. D’où sa force mais aussi… sa faiblesse car cela ne suffit pas : il faut s’approprier des institutions.

La question qui nous interpelle est la suivante : comment faire pour que les expériences communautaires sortent de leur confinement communautaire et territorialisé ? Comment faire pour qu’elles acquièrent une visibilité et un statut politique capables de renverser les nouvelles machines de guerre érigées par l’État que sont les institutions de l’action sociale ? Comment faire pour qu’elles soient en mesure d’influencer les idéologies et les pratiques institutionnelles alors que ce sont souvent ces dernières qui promeuvent l’action communautaire[[Avec quelques exceptions remarquables, comme par exemple les groupes d’auto-support des usagers de drogue. Mais, là encore, l’on sait comme la mise en place des programmes officiels de méthadone, par un effet indirect, a souvent rendu possible l’émergence de ces formes d’auto-organisation. On peut consulter à ce propos les différents numéros de la revue ASUD. ?

Nous voudrions explorer quelques perspectives possibles, et notre plaisir à être des travailleurs sociaux nous y engage. Pour cela nous proposons de reprendre à notre compte certaines élaborations théoriques et certaines expérimentations. Il s’agit, peut être, juste d’un rappel que nous articulerons en trois axes, comme une sorte de projet que nous voudrions politique :

Sur la question des dispositifs institutionnels et des professionnels du social.
Le dispositif doit rendre compte du pouvoir de créer un entre deux : cela ne porte pas sur l’usager (même si le diagnostic, les nosographies, les classifications peuvent avoir une opérationnalité) ni sur le professionnel (l’analyse du contre-transfert, les supervisions des groupes institutionnels… peuvent aussi s’avérer d’une grande utilité) mais sur la relation, l’entre-deux de la rencontre. Des conceptualisations, issues plutôt du champ de la clinique, telles que la transversalité, la métamodélisation, les analyseurs dans la psychothérapie institutionnelle (Guattari 1972 et 1987), la résonance et l’autoréférence dans la thérapie systémique (Elkaïm, 1994), la pragmatique de l’influence dans l’ethnopsychiatrie (Nathan, 1994) ou encore des anciens concepts comme l’analyse mutuelle dans le dispositif psychanalytique (Ferenczi, 1985) permettent, différemment, des formes d’exploration de cette expérience. Celle qui suppose que le pouvoir de créer des artefacts qui produisent du réel ne peut se fonder que sur la puissance de la relation. Il faudrait reprendre ici Deleuze dans son rappel de la problématisation foucaldienne du pouvoir. Le pouvoir est pouvoir de production du réel et du vrai, avant même d’être pouvoir de répression et d’idéologie : « Le pouvoir n’a pas d’essence il est opératoire. Il n’est pas attribut, mais rapport. » (Deleuze, 1986).

Pour ne pas essentialiser les productions de pouvoir des institutions nous proposons de rendre opérationnelles les contraintes qu’impose la coopération des usagers. Bref, il s’agit de créer les conditions de cette contrainte à la coopération, à la négociation et à un devenir-ensemble qui fasse sortir l’institution de son confinement auto-validant. Ceci par une exploration des configurations « internes » du dispositif mais aussi par des contraintes « externes » en s’exposant à l’épreuve de l’espace public. C’est-à-dire, à travers d’autres dispositifs qui puissent représenter ce dernier dans son hétérogénéité irréductible, dans son pouvoir de confrontation et d’expertise.

Dispositifs propres à l’espace public.

Ces dispositifs, promus ou non par les professionnels des institutions sociales et de soins, (et cela est d’autant plus possible du fait des nouvelles formes d’autonomie de l’action sociale[[Nous pensons à la décentralisation de l’action sociale avec toutes les ambiguïtés que l’on sait. Mais nous pensons surtout à la valeur de la coopération implicitement accordée dans les nouvelles technologies de l’implication.) doivent agir comme des « analyseurs » de l’institution pour peu que l’institution soit contrainte d’accepter l’autonomie de ces artefacts représentant l’espace public.
On peut rappeler à ce sujet des expériences très concrètes : celle d’un groupe de formation de bénéficiaires du RMI, dont l’objet initial était la formalisation des projets individuels d’« insertion » qui, sous l’effet conjugué d’une intervention de chercheurs du type « analyse institutionnelle » sur l’ensemble chercheur-professionnel-usager, s’est constitué en groupe autonome revendiquant et exerçant leur capacité d’expertise sur l’institution, sur sa relation aux professionnels et sur le dispositif même du RMI.
On peut souligner la place de plus en plus importante des groupes d’autosupport d’usagers de drogue dans les réseaux Ville-Hôpital. Ou l’émergence d’une exigence, de plus en plus fréquente, de cogestion des Maisons de Quartier, par des associations de voisins, des organisations de précaires implantés dans les quartiers… On peut se référer, encore, aux expériences belges et québécoises, dans le champ de la santé mentale, de prise en charge des malades par les réseaux primaires, familiaux, amicaux, communautaires ou simplement de proximité.
Ces dispositifs peuvent donc prendre des formes diverses : groupes d’autosupport, organisations de précaires, réseaux communautaires…Dans ce sens, nous voulons définir un réseau communautaire comme une pragmatique de la communauté, se référant à des pratiques sociales, à la coexistence d’usages dans l’espace public et à des formes de conflit, de négociation et de coopération qui sont en mesure de faire sortir les institutions de leurs logiques auto-validantes et de refuser aux professionnels leur rôle de porte-parole (Elkaïm, Pluymaekers, 1987). Porte-parole du malheur et de la plainte, lorsqu’il s’agit des travailleurs sociaux ou porte-parole du symptôme, lorsqu’il s’agit des cliniciens.
Des réseaux communautaires en mesure donc de défendre, produire et négocier leur spécificité (mais aussi des nouveaux droits) et leurs rapports aux institutions, qu’il s’agisse des usagers de drogue, des habitants d’un quartier, des patients psychiatriques, des minorités culturelles, des chômeurs, des mal-logés ou des précaires.
Or, comme le dit Isabelle Stengers, à propos des « malades mentaux » et « des institutions répressives », il ne suffit pas « (…) de mettre en question les unes pour que les autres se retrouvent comme par miracle capables de redéfinir eux-mêmes ce qui les qualifiait de l’extérieur. » (Stengers, 1995)
Nous proposons alors avec la notion de communautés ponctuelles, ce moment de rencontre entre les usagers et les professionnels : collision, conflit, négociation, coopération, expérimentation, cogestion ou alliance ; la communauté ponctuelle est l’exemple même de l’indétermination de la rencontre et de la redéfinition constante de l’identité de l’usager, des professionnels et de la fonction de l’institution.

En 1972 (mais cela fait déjà 25 ans !) J. Donzelot écrivait : « Les processus identificatoires, comme les incantations politiques, comme l’attitude charitable reposent sur la même erreur : un fonctionnement à sens unique, d’où leur échec fondamental ». Et de poursuivre en citant Baudrillard : « (…) S’il n’y a pas d’échange réciproque possible, pas de contre-don, on reste dans une structure de pouvoir et d’abstraction… il faut restituer la possibilité de rendre, c’est-à-dire changer la forme du rapport social.
Cette restitution, aveu d’une non-suffisance à soi, est recherche d’alliances. Pour s’allier, il faut, premièrement avoir le même ennemi, et que cela apparaisse clairement ; deuxièmement avoir la possibilité de lutter pour soi » (Donzelot, 1972).

Les collectifs des travailleurs sociaux : laboratoires de la transversalité et puissance de la corporation.

Tout ce que l’on vient de dire serait insuffisant sans le potentiel politique de la puissance du corporatisme (pourquoi pas ?) des travailleurs sociaux. Et ceci du fait de la force que pourrait leur donner leur centralité dans les systèmes de gestion de la précarité et de la police du social et de leur capacité de diffusion de cet espace public revitalisé contre l’État.
Les collectifs de travailleurs sociaux peuvent être les médiateurs d’une transversalité politique : lieux de rencontre d’expériences institutionnelles singulières pour leur donner une visibilité et un statut politique, lieux de pression et d’influence sur l’univers de la recherche et de l’élaboration théorique, lieux d’alliances concrètes avec les usagers et de participation à leurs luttes. C’est alors que peuvent prendre sens nos propres luttes concernant notre statut de salariés notre rôle dans la définition du service public.
Les collectifs des travailleurs sociaux pourraient devenir ces espaces s’ils sortent des schémas du syndicalisme (en les intégrant au besoin) et s’ils ont la volonté de cesser d’être des comités de vigilance, des archives d’expériences alternatives des années 70, des cénacles de l’impuissance laborieusement métabolisé dans l’attente mélancolique du grand mouvement social à venir.

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