Entretien recueilli par Benedetto VecchiEntretien publiée par le quotidien communiste indépendant Il Manifesto du 3 août 2001. « Lorsque tu vois un véhicule blindé des carabiniers qui te fonçe dessus, ou
tu t’enfuis, ou tu réagis ; tout comme tu réagirais si on te pointait avec
une arme. Nous, à Gênes, dans la Via Tolemaide [[Rue dans laquelle, le 20 juillet, le cortège des « désobéissants » a été
bloqué par la police -NdT., nous avons fait des
barricades pour protéger notre intégrité. Pendant trois heures nous, et
beaucoup d’autres, avons dû réagir contre les attaques de la police. Carlo
est mort en se défendant des attaques des carabiniers. Il était là, avec des
milliers d’autres, hommes et femmes, pour affirmer qu’un autre monde est
possible. » Lucas Casarini, porte-parole du Melting des centres sociaux du
Nord-Est [[Coordination des centres sociaux autogéré du Nord-Est de l’Italie -NdT., figure charismatique des Tute Bianche, l’un des moteurs du
Genoa social forum (Gsf), n’y va pas avec le dos de le cueillère lorsqu’il
parle des journées de Gênes : « Il y a une différence abyssimale entre ceux
qui construisent une barricade pour se défendre et ceux qui décident de
supprimer militairement un mouvement large et articulé comme celui contre la
globalisation économique. Les premiers affirment leur droit à changer une
réalité qui produit de la misère et de l’exploitation. Les seconds défendent
le G8, c’est-à-dire une instance illégitime qui prétend présider aux
destinées du monde en ignorant les désirs et les espérances en une vie
meilleure de ceux qui y vivent. »
– A Gênes nous avons assisté à la fin de la médiation politique entre
mouvements et institutions. Je pense en particulier au mois durant lequel le
Gsf a trait directement avec le gouvernement, sans que l’opposition
parlementaire de centre-gauche n’ai rien de significatif à dire. ou encore à
l’implosion d’un parti comme les DS [[Les Democratici di sinistra, majorité de l’ancien Parti communiste
italien, désormais membre de l’International socialiste. Parti de D’Alema,
le précédent premier ministre -NdT.
…
– Luca Casarini – Parler de la mort est triste après ce qui est arrivé à
Carlo. Mais la gauche institutionnelle est bien morte à Gênes. Pense un
instant à l’embarras du centre gauche qui prépare le G8 [[Allusion au fait que le choix de Gênes pour le G8, pui la préparation du
sommet, ont été le fait du gouvernement de centre gauche de D’alema -NdT.
et se retruve
ensuite face à des images de violence policière, ou du corps de Carlo dur le
bîtume. C’est eux qui ont préparé le G8. Je suis particilèrement furieux de
lire les déclarations de Luciano Violente [[Ancien juge, candidat à la présidence du parti des Democratici di
sinistra, il à pris position pour une alliance entre le gouvernement et
l’opposition parlementaire pour faire face au « terrorisme » et à la
« violence » -NdT. qui affirme que le Gsf devait
marginaliser les « violents » et la « zone grise » – c’est-à-dire nous – qui
les protège, alors qu’il oeuvre pour une solution bipartisan [[Nom donné actuellement en Italie à l’hypothèse d’un gouvernement
d’« unité nationale » voulue par Berlusconi et une partie du centre gauche.
Les post-fascistes de l’Alleanza nazionale et la Lega Lombarda s’y oposent
au nom d’une « solution à droite » -NdT. dans le
cadre des discussions parlementaires sur l’après-Gênes.
Pour notre part, nous avons tenté d’analyser la question du gouvernement
mondial. Nous avons parlé d’Empire, ou mieux de la logique impériale du
gouvernement du monde. Tous cela signifie une érosion de la souveraineté
nationale. Non la fin de celle-ci, mais plutôt sa reconduction dans une
logique globale, impérial justement. A Gênes, nous avons vu cette logique à
l’oeuvre suivant un scénario de guerre qui lui est consubstantiel. La
question de comment s’opposer cette logique impériale, est un enjeu énorme
face auquel nous nous sommes tous retrouvés démunis.
– Il me semble que c’est aussi la fin des Tute Bianche ?
– Luca Casarini – La fin ? Le terme est un peu fort. L’épuisement, peut-être,
la fin d’un un cycle, très certainement. Les Tute Bianche ont été une
expérience qui cherchait à rendre de nouveau légitime l’idée du conflit.
Regarde le GSF. Il y a des catholiques et nous, l’Arci et les Cobas, la Rete
Liliput et Drop the Debt ou la Fiom. Un mélange puissant. Nous avons
fonctionnés comme un centre propulseur sans chercher l’hégémonie, mais en
donnant des indications sur les priorités à atteindre. En tant que Tute
Bianche nous avons parcouru un long chemin en nous interrogant sur ce que
nous faisions. Une expérience positive, mais qui me semble désormais
inadéquate pour affronter la logique impérial que nous avons en face de
nous, et dans lequel la politique est la continuation de la guerre, et non
plus l’inverse comme l’écrivait Clausewitz. Regarde les Balkan, la
Palestine, l’Afrique.
Beaucoup pensent qu’à l’automne s’ouvrira une phase délicate pour les luttes
sociales. Pour les métallos, qui ont assisté à la signature par la Cisl et
l’Uil d’un accord paritaire humiliant, et la Fiom qui appelle à une grève
générale. Puis l’école qui se transforme en entreprise, les hôpitaux qui
traitent la santé comme une marchandise….
Ce sont ces facteurs qui me poussent à dire que la phase de la désobéissance
civile est terminée. Il faut désormais passer à la désobéissance sociale. Il
faudrait décréter l’état de crise de toutes les composantes du Gsf. Mais
ceci ne doit pas signifier la paralysie, mais plutôt le constat des limites
de certaines analyses, de certaines perspectives, de certaines échéances
politiques. Que se constituent des Forum sociaux dans toutes les villes est
positif ; que se stabilisent des alliances est fondamental. Même si je
préfère personnellement penser non pas en termes d’alliances mais à un
processus social à travers lequel le mouvement deviennent un pôle
d’attraction pour les sujets et de réalités sociales qui en sont éloignées.
Regarde ce qui s’est passé à Gênes avec les avocats et les médecins
volonaires. Ces avocats étaient évidement des démocrates, bien qu’éloignés
du GSF. Mais après avoir pas mal discuté entre eux, ils ont décidé de mettre
des T-shirts avec l’inscription « Union des avocats démocrates » et d’être
présents dans la rue. Il se sont durement opposés aux autres avocats génoîs,
puis, après les brutalités policières, ils deviennent encore plus nombreux
et font écrire à l’Union des chambre pénales un document très dur sur
l’attitude du gouvernement. Regardons également l’expérience des médecins et
des infirmiers volontaires qui ont assisté les blessés, les gens tabassés,
et qui ont été eux-même parfois frappés par les forces de l’ordre. Deux
exemples positif de réseaux qui se constituent attirés par les thématiques
du mouvement. Et ils se créent en partant de leur travail spécifique, le
mettant à la disposition du mouvement.
Cela ne veut pas dire que tout marche comme sur des roulettes. Nous nous
trouvons face à une réalité difficile, dure, qui doit être comprise et
analysée en termes nouveaux. Il ne s’agit pas de fascisme, mais d’un
changement dans la forme de l’Etat qui ratifie une transformation profonde
du mode de production des richesses et des subjectivité. Et cela à une
échelle globale. Je pense à ce qui s’est passé dans les rues de Gênes :
c’était une « riot » (une émeute) plus que des affrontements de rue. Cela
doit être compris et analysé. Je ne parle pas ici des Blacks Bloc, biensûr,
mais bien de tous ceux qui ont résisté. Le « Tute Nere » comme on dit sont
cependant un phénomène qui ne doit pas être criminalisé. Il s’agit de
personnes qui croient que pour combattre le capitalisme il suffit de
détruire une vitrine. Leur Smash Capitalism ! est entièrement là. Pour notre
part nous voyons les choses autrement. Nous pensons à un processus social de
transformation, où le « réseau des réseaux » se transforme en un pôle
d’attraction qui s’élargit et favorise la naissance d’autres réseaux
sociaux.
– Je crois qu’après Gênes « rien n’est plus comme avant ». Pour toi,
qu’est-ce que cela a changé ?
– Luca Casarini – Revenons sur les journées du vendredi 20 et du samedi 21
juillet. Ou mieux, à une photo que l’hebdomadaire Carta, puis vous [[Le quotidien Il manifesto où est publié cette interview -NdT. avez
publié. Elle est de Tano D’Amico et elle montre que, dès la Via Tolemaide,
bien longtemps avant que que Carlo soit assassiné, les carabiniers avaient
sortis leurs armes pour les pointer contre nous. Cela témoigne d’une logique
militaire dans la façon dont le gouvernement a affronté les mobilisations
contre le G8. Les carabiniers ont chargé avec violence. Nous avons résisté
et je revendique cette résistance comme un acte politique. Cependant,
accepter la logique militaire de l’affrontement serait une pure folie et un
suicide politique. A Gênes étaient présentes l’ensemble des différents corps
des forces de l’ordre, l’armée, les services secrets des huit principales
puissances – en termes économiques et militaires – de la planète. Notre
mouvement ne peut se mesurer avec une telle puissance militaire. Nous
serions écrasés en trois mois. Nous devons donc trouver une troisième voie,
entre ceux qui parlent du refus de la globalisation économique et ceux qui
optent pour le geste symbolique, comme celui de casser la vitrine d’une
banque.
– Certains affirment que la Via Tolemaide était un piège dans lequel vous
êtes tombés…
– Luca Casarini – Avons nous été naïfs ? Peut-être. Mais je vois les choses
autrement. En tant que Tute Bianche, nous avions souscrit un pacte avec le
Genoa social forum et nous l’avons respecté. Dans la réunion préparatoire à
la journée de désobéissance (le vendredi 20 juillet -NdT), à aucun moment
nous n’avons occulté notre intention de violer la zone rouge. Nous avons
clairement indiqué les moyens que nous utiliserions. Nous n’avions aucun
bâton, ni aucun instrument offensif. Nous avions même décidé de ne pas
porter nos combinaisons blanches, une décision prise après de longues
discussion dans le stade Carlini [[C’est dans ce stade que se trouvaient rassemblés sous tentes quelques
milliers de Tute Bianche, de Giovanni Communisti, des grouoes Grecs et
Basques et d’autres groupes et individus étrangers décidés à pratiquer la
désobéissance civile NdT..
Je crois que c’était juste de procéder de cette façon, car lorsque l’on
baigne dans la réalité molléculaire comme celle de ce mouvement, l’élément
important n’est jamais l’affirmation d’une appartenance mais la
« contamination » entre réalités différentes qui tendent malgré tout vers un
objectif commun. Si à Gênes nous avons été naïfs, voilà notre
« ingénuité » : rester fidèles aux pactes, respecter ceux qui ne pensent pas
comme nous, mais partagent un même objectif. Etait-ce un piège ? Oui, et il
visait tout le mouvement.
– Certains, dont moi, pensent que la technique particulière des Tute Bianche
– mise en scène de l’affrontement et rapport négocié avec la police de la
gestion des manifesations de rues – a volé en écla à Gênes.
– Luca Casarini – Dans le passé il s’est trouvé des gens pour écrire que les
Tute Bianche faisaient dans la simulation. Que la confrontation avec la
police était une plaisanterie. Il y a aussi ceux qui en sont venu à affirmé
que nous nous mettions d’accord avec les forces de l’ordre. Cela ne s’est
jamais passé ainsi. Il y a deux ou trois ans nous avons réfléchi longuement
sur comment pratiquer le conflit sans que celui-ci ne devienne destructif.
Notre technique était différente : nous annonçions publiquement ce que nous
comptions faire, en prévenant toujours que si la police nous chargeait, nous
nous défendrions avec des boucliers et des protections en mousse. Telle
était notre règle de conduite parce que nous considérions comme essentiel de
créer le conflit et le consensus sur les objectifs que nous nous donnions.
A Gênes, nous nous attendions à ce que les choses se passent plus ou moins
de cette façon. Mais ils nous ont trompé. Il suffit de rappeler les
rencontres entre le GSF, Scajola [[Ministre de l’Intérieur du gouvernement Berlusconi -NdT. et Ruggiero [[Chef de la police – NdT. : ces derniers n’ont
respecté aucun des accords passés. La police a utilisé des armes à feu ,
alors que l’on nous avait assuré qu’il n’y en aurrait pas ; le droit de
manifester, qui avait été reconnu par Ruggiero comme inaliénable, a lui été
écrasé sous les roues des véhicules blindées de la police.
– Et maintenant ?
– Luca Casarini – Pour moi il est essentiel de recommancer quelque chose en
partant de ce que l’on a appelé le « laboratoire Carlini ». Une expérience
intense. Qui m’a beaucoup appris. Par exemple, comment construire un espace
public où multitude ne soit pas seulement un mot qui fait « genre », mais
une construction partagée, une construction politique des « désobéissants ».
Traduit de l’italien par Aris Papathéodorou.