La rédaction du texte d’introduction à la Majeure du numéro 7 de Multitudes:art51, rub10a été préparée par une discussion interne au comité de rédaction, essentiellement menée par voie électronique. Le texte qui suit restitue l’essentiel de cette discussion
1. François Matheron. 8 octobre :
Pour rédiger la future en tête (laquelle au juste, je dois dire que ce
n’est pas très clair dans mon esprit), qui ne peut pas exprimer simplement
un
point de vue personnel, j’aimerais avoir votre avis sur le point suivant.
Dans l’esprit de certains mails récents, convient il d’y insérer quelque
chose contre les pièges redoutables de l’anti-américanisme sommaire (devant
tout au réflexe et fort peu à la réflexion) que l’on voit fleurir avec
insistance ces temps ci ? Y a-t-il accord sur ce point : pour certains je
n’en doute guère, pour d’autres je n’en sais trop rien. Il me faudrait des
réponses rapides et, si possible, de tout le monde.
2. Emmanuel Videcoq 9 octobre:
L’antiaméricanisme qui est la réponse classique issue de l’anti impérialisme
devient sous doute aujourd’hui critiquable puisque c’est tomber dans le
piége tendu par les nouveaux terroristes qui consiste à manipuler
l’humiliation du Sud pour faire prospérer leurs propres intérêt de classe
dirigeantes alternatives en Arabie Saoudite ou au Pakistan . La lutte que
nous avons à mener contre ce nouveau fascisme ne nous permet pas ce genre
d’ambiguité , mais attention de ne pas dédouaner en passant la classe
dirigeante américaine ou les autres classes dirigeantes réunies par Bush
pour lutter contre le” mal ”
3. Anne Querrien. 9 octobre :
Je pense surtout qu’on se distinguera en ne faisant pas d’anti-américanisme
sommaire.
Cela dit ma propre vision qu’on a une réorganisation de l’Empire en file
derrière les Etats Unis, dans un manichéisme organisé peut passer pour de
l’antiaméricanisme.
Je suis frappée d’une chose: “Enduring freedom”
Dans mon dictionnaire tout anglais, qui me vient de mon papa, et dont
l’édition originale est de 1901:
” to endure = to remain firm under, to bear without sinking, to tolerate
to endure, vi intransitif = to last, to remain firm ”
Si on regarde cela d’un point de vue de multitudes, c’est à dire de
subjectivité humaine et pas objectale et transcendentale,
il s’agit de supporter sans sombrer la liberté érigée en transcendance
objectale, la liberté comme autre et non nôtre
de ce point de vue tous les peuples du monde sont dans la même galère, plus
ou moins près du centre, ou des centres du cyclone, mais c’est tout
J’aurais tendance à broder autour de cela dans notre en-tête.
4. Patrice Riemens. 9 Octobre :
Deux points, comme avait coutume de dire un des plus fameux premiers
ministres hollandais de l’apres guerre (Joop den Uyl):
– En disant/parlant de ‘americanisme’ on vise (sic) toujours les
Etats-Unis. Comment donc reformuler cela, et par la, eviter de faire pars
pro toto et d’injurier (puisque c’est generalement de cela qu’il s’agit)
les autres ‘americains’ (Argentins, Breziliens, Canadiens… etc) qui n’en
peuvent mais.
– Mon placard favori vu a la tele et situe qqpart au Pakistan dans une
demo qqs jours apres NYC911 disait: “Americans, think about why the World
hates America so much!” (OK, voir + haut…). Une bonne question me
semble-t-il, parceque le gouvernement des Etats Unis, et la classe
dominante des EU, juncto les grandes firmes multinationales US poursuivent
une pratique et une politique (hyper)hegemonique, non seulement sur le
front des relations internationales (militaires incluses) mais aussi sur
celles de la culture au sens le plus large du terme. Bien sur, on a raison
de fustiger ‘l’anti-americanisme primaire’, mais arrive un moment ou le
discours ‘Empire’ s’epuise (amha) et il faut bien faire face au
totalitarisme exclusiviste de l’hyper-puissance a la banniere etoilee. Les
mini-mares breziliennes contees par Beppo ne m’ont pas surpris. Les tabous
de la presse mainstream a ce sujet non plus.
5. François Matheron. 11 octobre:
J’ai commencé à rédiger une ébauche d’en tête pour la Majeure du 7. Avant de
poursuivre, j’aimerais savoir d’urgence si le ton général vous convient. Le
reste devrait être plus facile, mais c’est bien ce début qui me soucie.
Après Gênes, après New York : les multitudes ?
Avec les attentats new-yorkais, les multitudes ont été comme frappées de
stupeur. Stupeur, bien sûr, des individus, mais stupeur également des
multitudes en tant que telles. Quelques semaines avant New York nous avions
en effet connu Gênes. Fin d’un cycle (celui des grands sommets et des grands
face à face), risque d’épuisement, ouverture sur de nouvelles potentialités,
commencement de la chute de l’Empire ? L’interprétation n’était certes pas
simple, mais une chose, au moins, semblait claire : par delà la tragédie de
son achèvement, Gênes était marqué du sceau de la positivité. Explorer cette
positivité, tenter d’en repérer la richesse, mais aussi les limites : tel
était l’objectif initial de la présente Majeure. L’histoire, comme on dit,
en a décidé autrement. Dès le 11 septembre, il était manifeste que Gênes
était largement surdéterminé par l’Apocalypse new-yorkaise. Car même si
certains ont tenté de soutenir qu’il n’y avait rien de nouveau sous le
soleil, que dans une comptabilité macabre New York n’était somme toute
qu’une goutte d’eau, la vérité est bien que le monde a brutalement changé.
Et, sans doute, durablement changé.
New York, l’après New York est d’abord pour nous un piège proprement
infernal, bien plus infernal, par exemple, que ” Tempête du désert “. Nous
assistons en effet à une formidable réorganisation de l’Empire sous
hégémonie américaine. Échappant de justesse aux sommations théologiques de
la ” Justice infinie “, pour la seule raison qu’une telle expression
choquerait les consciences musulmanes (comme si elle ne choquait pas tout
autant les consciences non religieuses), nous sommes désormais censés goûter
aux délices d’ ” enduring freedom ” : la liberté durable, sans doute, la
liberté qui endure et qui dure, mais peut-être également, plus secrètement,
la liberté qu’on endure. Il est des conceptions plus joyeuses, plus
immanentes de la liberté. Car ce qui se profile aujourd’hui à l’horizon,
c’est plutôt un rétrécissement des libertés publiques, non pour un temps
limité mais bien pour le long terme. Il suffit de penser par exemple au
projet liberticide de mandat d’arrêt européen. Nous n’avons donc nulle envie
de nous rallier à la bannière étoilée. Nous aurions plutôt, courageusement,
envie de fuir. Mais nous ne pouvons justement pas le faire, et c’est ici
qu’intervient le piège.
Dans un tel contexte, la tentation est grande de revenir en arrière, aux
riches heures de la lutte ” anti-impérialiste “, aux grands face à face que
l’on se contentera de nommer autrement : par exemple ” les multitudes contre
l’empire “. Une telle réaction a sans doute quelque chose de sain, mais il
n’est cependant pas sûr qu’elle dépasse le stade du réflexe. Il faut parfois
savoir se méfier des réflexes. Et celui d’aujourd’hui pourrait bien relever
d’une époque révolue. Car si les autorités impériales sont peut-être nos
ennemis, encore que la notion même d’Empire ait semblé remettre en cause ce
genre de langage, les multiples Ben Laden le sont sans aucun doute possible.
Il s’agit bien à la fois d’un péril fascisant qui menace de s’abattre sur un
certain nombre de pays, et de la manifestation d’un pouvoir brutal sur nos
vies et la gestion de nos vies. Quelles que soient les précautions plus ou
moins rhétoriques, le simple combat ” contre la guerre ” n’y accorde pas de
réelle importance. Pourquoi, par exemple, dans tant de discours de gauche,
l’indignation manifestée devant l’horreur new-yorkaise doit-elle
immédiatement être suivie d’un ” mais “, ouvrant naturellement sur
l’essentiel ?
Mais les attentats terroristes ont aussi manifesté au grand jour quelque
chose qui n’a certes rien de nouveau, mais à quoi nous n’avions pas
forcément envie de songer. Dans le monde entier, une part non négligeable
des multitudes se sont ouvertement réjouies du carnage et se sont résolument
engagées dans le combat ” anti-guerre “, avec cette conséquence terrifiante
que des manifestants anti-américains ont été tués par la police
palestinienne. Si l’on peut deviner sans trop de peine l’origine de ce genre
de passions, il est proprement absurde d’en nier l’existence et d’affirmer,
comme on a pu le lire, que les images de foules exultantes étaient de la
propagande recyclant de vieilles photos sans rapport avec l’actualité. Et
ces passions ne sont pas simplement des passions ” périphériques ” : elles
sont présentes partout, sous ” nos ” yeux. Parmi les multiples multitudes
que nous fréquentons dans nos multiples combats, dont quelques unes, après
tout, étaient peut-être à Gênes, nous savons désormais que certaines se
réjouiraient sans doute de notre mort brutale, et que d’autres, pourquoi
pas, y apporteraient volontiers leur modeste contribution.
6. Maurizio Lazzarato. 11 octobre:
Je trouve la mineur sur Tarde très belle ! En ce temps ça repose et ça
permet de respirer.
J’en profite pour dire deux choses sur le “concept” de guerre et partant de
Tarde.
1) Nous ne pouvons pas dire simplement que nous sommes pour ou contre la
guerre, mais analyser ce qu’elle signifie aujourd’hui. De la même façon nous
ne pouvons pas dire “américanisme” ou “antiaméricanisme” (Toni, dans
l’intreview disait que “nous somme tous new yorkais”, mais pas américains).
Dans le premier et dans le deuxième cas nous sommes prisonnier de la
“logique de la guerre”. Point à la ligne…
Le camarade Tarde, “reactionnaire sui generis” dit que la “multiplicité”
pourra se developper si elle contourne deux écueils : le socialisme et
l’Etatisme, c’est-à-dire la guerre des classes et la guerres des états, la
guerre civile etc.
La logique de la guerre est celle de reduire le “millefeuille” de Anne, à un
gateau à deux feuille, à deux gouts, à deux couleurs”, de reconduire les
dissidences, des dissymetries, les différences à des oppositions qui
pourront être résolues seulement par le “duel à mort” : nous retrouvons dans
la lutte du “bien et du mal” cette logique à l’oeuvre aussi bien chez Bush
que BL.
La théorie de Tarde est une théorie de l’invention et de la création. Mais
son point de vue n’est pas si naif. Il considère la “question de la guerre”
comme “la” question sociale : comment se soustraire à cette machine de
disciplinarisation/contrôle, comment la multiplicité et ses différences ne
se font pas reduire aux “oppositions de deux forces symmétriques et
contraires”.
“L’unité impériale (joke : on parlait déjà d’empire chez Tarde, qui
prevoyait, d’ailleur la solution “byzantine” et non la solution
démocratique, et chez Peguy…oui c’est vrai… puisque à la multiplicité –
et non à la lutte de classe – s’oppose l'”Empire” – toujours un concept de
Tarde – et non l’imperialisme”) n’est que une des solution au problème de la
guerre” (La logique sociale).
Nous devrions travailler à debrousailler cette “autre” solution au problème
de la guerre.
Au moins de considerer BL comme Hitler. Mais je pense que avant d’en arriver
là il y a beaucoup de solution à envisager…. Et que les USA (le
capitaliste collectif américain + l’Etat américain, il est surprenant
comment comment on gomme tout ça avec la logique de la guerre) ne sont pas
prêts à envisager : un new-deal mondial, un soutient aux processus
démocratiques dans les pays arabes et non les soutiens aux dicatatures et au
fanatisme religieux (comme font les anglais et les marloques depuis 50 ans),
etc.
2) Entre le peuple et les multitudes, il y a “un groupe social” spécifique
: le public. C’est une autre intuitions de Tarde à utiser. Le public ne se
substitue pas aux segmentation sociales, mais en agissant dans l’espace
“lisse” de la coopération entre cerveaux, ils rend les segmentations
mobiles, variables. La reduction des multitudes à peuple (ce qui semble,
pour l’instant se produire, mais combien de temps ça va durer ?) a comme
instrument privilégié le “public” (et cela déjà depuis la guerre du golfe).
Il faut donc faire gaffe à ne pas aller trop vite. Il faut multiplier les
attenstions, les concepts, les analyses….
IL FAUT DEVELOPPER LE CONCEPT DE MULTITUDE, PRECISMENT EN CE
MOMENT et non
pas SEULEMENT CELUI D’EMPIRE. Ne pas toujours partir du CAPITAL, du POUVOIR,
de l’EMPIRE.
De ce point de vue la mineur colle parfaitement : une des rares sciences
sociales qui renverse la question, qui ne part pas du pouvoir (voir la
difficulté de Marx et Foucault à se soustraire à la logique du Capital et du
Pouvoir…..). C’est peut être un signe fort….
En somme si on accepte la logique de la guerre, nous sommes obligés d’aller
très vite, de renfermer ce qui est encore ouvert. Nous sommes obligé de
choisir entre le “bien et le mal”. Dans l’amérique du Nord, nous pouvons
choisir ce qui nous conveint et ce qui nous convient pas en transformant
“le” gateau américain en “mille feuille”.
Nous devons chaque fois faire le processus envers de celui que la logique de
guerre nous impose.
La même chose est arrivé à Genes : imposer la “logique de la guerre” de
façon à obliger tout le monde à discuter de violence/non-violence et ne pas
voir ce qui se passe dans la composition de classe, dans les subjectivité,
dans les formes d’organisation…
La “guerre” est le fondement de l’Etat et du politique. C’est l’ennemi
“objectif” des multitudes… c’est le blocage de son processus de
constitution et le deployement de la logique “bizantine” (Costantinople à
été detruite et reconstruite sur le site de Babylone, dixit Tarde, pour
souligner le caractère autoritaire de l’Empire).
LA GUERRE EST LA MESURE DU MONDE, UNE FOIS QUE LE MARCHÉ NE
REUSSIT PLUS A
MESURER PAR LUI MEME…..
je pense, avec le camarade Tarde, qu’il faut se soustraire à cette logique
et fuir en construisant et inventant de la coopération (le faire déjà à
niveau de la revue ce ne serait pas mal…) EN PROPOSANT UNE AUTRE MESURE
(l’incommensrable de la création et de la coopération).
Ca va être long, mais je ne vois pas d’autres solutions.
7 Eric Alliez. 11 octobre :
Il me semble qu’il faudrait reussir a nouer refus “argumenté” de
l’anti-americanisme standard et critique de la nouvelle guerre imperiale
dans sa stupide complementarite (cote masse) avec la rhetorique talibaneS Ce
pourquoi j’ai une vraie reticence quant au passage de ton texte sur le MAIS
(Finkelkraut et Glucksman ont deja fait a la lettre le meme numero sur le
MAIS)
8. Yoshihiko Ichida. 13 octobre:
Je trouve que c’est le bon début : la complexité de la situation est
bien exprimée avec le style proportioné à la qualité du problème. S’il y
a un rajout à suggérer de ma part, cela concerne la caractérisation de
la “surdétermination” : dans quel sens Gênes était surdéterminé par
NewYork ? Le point ne doit pas être sans rapprot avec la demande
d’Emmanuel, c’est-à-dire avec le débat qu’on a eu sur la liste. A mon
impression, la
boucle qui a réalisé dans le débat cette “surdétermination” était
l’expérience de l’année plombe, plus précisément, l’affaire Moro en
Italie. Le NewYork nous a dû renvoyer, à travers le débat sur la
“violence” à Gênes, à l’affaire. Le contexte de l’événement avait aussi
une similitude : l’élargissement “spontané” des mouvements
contestataires, soit en Italie ( à la fin des années 70 et à cette année)
soit dans le monde entier. Ben Laden est-il Brigade Rouge à l’époque
du ( anti-) mondialisation ? – on a dû se demander. L’un des sujets
du débat consistait, je le crois, au rapport des mouvements avec le
monstre né (?) d’eux. Ce ? a “surdéterminé” le débat.
Donc je pense que c’est pas mal de mentionner l’affaire Moro dans
l’en-tête.
9. Anne Querrien. 13 Octobre :
A la différence de Yoshihiko Ichida, je ne vois pas l’intérêt pour
Multitudes de faire de tout cela une affaire quasi familiale, de notre petit
groupe de copains de Toni. Je suis persuadée que beaucoup de lecteurs de
Multitudes ne savent pas ce que c’est que l’affaire Moro parce qu’ils sont
trop jeunes, je l’espère en tout cas.
J’ai rédigé un autre texte plutôt que critiqué celui de François, que je
vais faire passer par le mail suivant ainsi que la réponse de François à la
suggestion de retravailler ensemble.
– je ne pense pas que les multitudes existent déjà, soient frappées de
stupeur, etc… sinon elles se confondent avec les masses. Les multitudes me
semblent à construire, et c’est l’objet de notre revue
– il fallait montrer la positivité de Gênes parce qu’on avait tendance à
n’en voir que l’aspect négatif, ou plus négativement encore à s’engueuleur à
son propos
– je ne vois pas où est la surdétermination, à moins que surdétermination
veuille dire changement brutal, mais il me semble que ce changement ne
modifie que marginalement ce qui s’est passé à Gênes, et pèse plutôt sur la
possibilité de continuer déjà atteinte à Gênes
– j’ai pas envie d’insister sur la tentation de revenir en arrière, car les
autres se chargent de la mettre en oeuvre; il faut plutôt voir comment aller
prudemment de l’avant.
– je pense qu’il faut éviter de mettre le mot fascisant à toutes les sauces
et caractériser plutôt la nouveauté de ce qui peut se jouer, de notre côté
plus que de celui des flics
– je pense qu’il faut moins critiquer les gens de gauche que proposer une
véritable ligne de fuite, que nous défricherons pour tous
– les gens qui se sont réjouis ne font pas partie de la multitude en
construction mais de la nation musulmane en constitution en miroir de la
nation américaine; la prophétie que j’ai trouvée détestable chez Ogilvie
semble se réaliser. Mais constater le tour macabre de l’histoire ne saurait
toujours pas à mes yeux le juger absolument nécessaire.
– je trouve les allusions de la fin du papier de François, qui font
peut-être référence à notre débat intragroupusculaire, pas à mettre dans un
papier public, où cela prend l’allure d’une dénonciation
Bref je trouve que les ingrédients rassemblés par François sont bons mais à
exprimer différemment.
10. Anne Querrien. 13 octobre :
J’ai écrit autre chose en m’inspirant de ce que tu avais fait. Si cela te
convient on peut finir ensemble.
Après Gênes, après New York, où en sont les multitudes?
La destruction du World Trade Center à New York le 11 Septembre 2001
montre la violence de l’opposition au processus constituant de la multitude.
Un des symboles du cosmopolitisme a été abattu en direct à la télévision,
ramenant
brutalement tout un chacun à la double condition de spectateur et de
victime. L’impuissance, la panique, la colère, ont été provoquées
délibérément. Pourtant la solidarité, l’émotion, le recueillement ont eu,
dans l’ensemble, raison de l’appel terroriste à retrouver les habitudes
desfoules en attente de chefs.
Les attentats concommitants à Washington ont signifié au monde de ne pas
se tromper: il ne fallait pas croire que c’était la multitude qui était
visée,
mais son coeur et sa tête américains. Il ne s’agissait pas seulement d’une
violence brutale contre la mondialisation, l’égalité entre femmes et hommes,
la capacité de communiquer, la liberté de penser, le droit à créer. Il
s’agissait surtout d’une déclaration de guerre contre un état qui a besoin
de garder un rôle central dans le gouvernement de la multitude pour
continuer de financer son endettement intérieur et garantir son système de
pouvoir. Les attentats brouillent les cartes, de plus en plus visibles, de
la récession américaine.
Les évènements de Gênes en juillet 2001 invitaient déjà à considérer comme
terminé le cycle joyeux des manifestations commencées à Seattle, même s’il
ne fallait pas pour autant renoncer à la rue. Témoigner des pratiques de
mondialisation résistantes à l’hégémonie financière devenait dangereux du
fait de la violence délibérément choisie par la police italienne, des
dissensions entre groupes de manifestants, des soupçons de manipulation.
Là aussi la victimisation faisait son oeuvre et commençait à dissocier les
différentes formes d’activisme.
En même temps Gênes comme New York ont montré que la multitude passait
outre l’injonction de passivité. Deux fois plus de manifestants que prévu
défilaient le lendemain des incidents violents à Gênes, la vie se
réorganisait dans la solidarité à New York.
Le monde change rapidement. La mondialisation recompose toutes les
relations, ouvre à la multitude la possibilité de sa réalisation. Gênes
d’abord, New York ensuite, nous rappellent brutalement à l’ordre
antérieur, voudraient nous raconter violemment que cet ordre est intangible
et
immuable. Mais la réalité n’obéit pas à la fiction quelle que soit la force
avec laquelle celle-ci est assénée. La tempête déchainée aux Etats Unis
par les attentats, puis distillée par le courrier contaminé, oblige le
gouvernement américain à faire d’abord crédit à la capacité de résistance de
la population américaine, à faire confiance à la multitude constituée par
l’histoire, même s’il y met des restrictions.
Le montage pour porter la guerre aux terroristes de la plus grande alliance
d’états jamais connue peut revêtir médiatiquement les oripeaux éculés de
la croisade ou de l’anti-croisade, du combat de tous contre un et de un
contre
tous. Il oblige aussi les Etats Unis à réintégrer les rangs de l’ONU à qui
ils n’avaient pas payé leurs cotisations depuis plusieurs années. Une
réintégration dans un système de pouvoir qu’ils espèrent contrôler, mais où
ils seront obligés de faire attention aux autres à quasi parité, ce qui
n’était vraiment pas la règle.
Les évènements de Gênes et de New York présentent des faces négatives,
répressives, régressibles très nettes. La loi Patriot aux Etats Unis, le
mandat d’arrêt européen, la surveillance du courrier électronique, les
fouilles de véhicules et les perquisitions facilitées, les mesures contre
les immigrants, sont autant de restrictions des libertés publiques qui
montrent que la liberté n’est affirmée comme immuable que pour autant
qu’on endure qu’elle soit écornée. Mais ces évènements nous invitent aussi à
la réorganisation, à la pensée, au
resserrement des solidarités, au débat. Ces moments douloureux de la
constitution de la multitude sont des points d’inflexion et non des points
d’arrêt. Le processus de réalisation des multitudes nous semble
irréversible; ce qui peut régresser c’est la conscience qu’on en a, le
gouvernement qu’il se donne.
La volonté de certains de constituer une nation musulmane grâce à
l’extermination des américains et autres cosmopolites se heurte à la
capacité des constituants de la multitude de fuire les situations de
sidération et de créer des lignes de dérivation. Il est affreux que
l’extermination reste à l’ordre du jour dans un monde où l’horreur de la
Shoah fait pour toujours repère. Mais ce repère, à l’ombre duquel est
menée l’occupation la plus constante depuis plus de cinquante ans, devient
unilatéral, perd ses capacités de dessiner des fondements pour une multitude
mondiale. Des régressions à des formes maffieuses de gouvernement des
hommes sont partout visibles et rendent les barrières étatiques et les
interventions policières presque désirables.
Vue depuis les banlieues de France, comme depuis Manhattan, la question
des multitudes est celle de l’invention de nouvelles identités qui ne soient
pas de naissances mais de projets, et qui autour de projets soient
explicitement
transnationales. L’origine vers laquelle régresser n’est pas partageable
dans un monde cosmopolite. Or l’impuissantation du désir national conduit
partout à la folie terroriste. Redonner corps au désir national au coeur
de la mondialisation ne conduit plus à la restauration de l’état mais
directement aux pratiques maffieuses. Il faut chercher dans d’autres sens,
construire en différence, en transversalité, en surface, sa position dans
la multitude; avec des références ethniques, sans doute, mais entre autres,
dans une composition de différences, dans une multiplicité.
12. Anne Querrien . 13 octobre :
Les raisons pour lesquelles j’ai écrit un texte différent de celui de
François sont détaillées dans la réponse à Ichida.
Après avoir relu le texte de François je persiste à être gênée par ces
détails, tout en trouvant que son texte a la qualité de s’exprimer à la
première personne du pluriel, ce qui est mieux que ce que j’ai fait. Il me
semble cependant que la fin n’est pas à publier telle que.
A vous de voir; je crois qu’on peut combiner les deux, lui non.
13.Jérôme Ceccaldi. 14 octobre :
Quelques réactions sur ton texte :
1) est-ce que ce n’est pas le rôle d’un en-tête de présenter son
contenu, de synthétiser les interventions qui constituent la majeure,
sur un mode problématique, comme il se doit ?
Il faudrait peut-être évoquer nos textes et les insérer dans les
problèmes que tu soulèves.
2) on pourrait développer la positivité de Gênes que tu évoques ds le
premier § et rappeler comment le mouvement, depuis Seattle, était en
plein ds l’affirmation de la nécessité de la dimension mondiale, à
contre-courant de toutes les tendances au recodage de la contestation en
termes d’anti-américanisme.
et que les terroristes et leur antiaméricanisme sont venus troubler
sérieusement la lisibilité de ce mondialisme, à un moment où l’avenir du
mouvement se joue dans sa capacité à se distinguer de l’antiaméricanisme.
“il n’ y a qu’un ennemi : les américains, et deux façons de se battre :
les petits casseurs de Gênes et les grands casseurs islamistes”. voilà
la confusion mentale contre laquelle on doit se battre.
3) donc on peut reprendre l’idée d’opa sur le mouv par les terroristes,
ou de clone monstrueux . et pas seulement NY comme piège et
rétrecissement des libertés.
4) on pourrait évoquer le sort fait aux ong : mise au pas ou
collaboration à la liberté immuable par prise en charge des dommages
collatéraux? peut-être que le débat ouvert ds notre trois sur le rôle
des ong dans le dispostif impérial va maintenant avancer de façon décisive.
5) la fin sur les multitudes tristes et haineuses est bien : quelque
chose de réaliste et un peu désespéré, qui me rappelle le traitement
machiavélien que peut faire parfois Spinoza de la multitudo. on avait
parlé du pouvoir attracteur de l’islamisme sur les multitudes du sud,
donc tout à fait d’accord pour évoquer cet aspect. simplement on est pas
obligé de finir par ça… entre la séduction islamiste, la fin du cycle
Chiapas-Gênes, la terreur de la liberté immuable, on serait presque
tenté de croire qu’on est reparti pour quelques années d’hiver. mais moi
j’ai pas l’impression, malgré tout.
14. Anne Querrien . 14 octobre:
Ce qui me gêne le plus dans ton texte revu avec la distance d’une nuit c’est
l’usage qui est fait du terme “multitudes”. Certes cela correspond à la
conception minimaliste énoncée notamment par Christian Marazzi dans le
dernier chapitre de son livre non encore publié en français “Et vogue
l’argent” ( titre approché). Il dit que la multitude c’est le fait que tout
le monde ne réagisse pas de la même manière, n’aie pas la même opinion, face
au même évènement, face aux mêmes informations. Ce qui permet de vendre des
actions c’est que d’autres en achètent. Où est la rationalité?
Mais il me semble que Toni développe un concept de multitude beaucoup plus
exigeant, selon lequel il s’agirait de l’invention de nouvelles relations
sociales porteuses de toutes les valeurs que nous avons déjà investies dans
la vie et qui ont été bafouées par nos gouvernements successifs, invention
appuyée par la mondialisation qui rendrait caduques les barrières et les
limites que les gouvernements mettent à nos désirs, invention que
favoriserait l’empire comme forme de gouvernement plus à venir qu’actuel, et
que serait en train de conjurer de concert l’islamisme radical et le
gouvernement américain en cherchant chacun à tirer la couverture à lui.
Le problème c’est que Toni ne peut jamais s’empêcher de prendre un pied
conjoncturel dans le diabolique, et de s’exciter donc à la mise en scène conjointe de la fin des multitudes et de l’empire: il a plus de goût pour
l’apocalypse que pour la douceur.
Il me semble que nous nous promenons entre les deux concepts de Multitudes:
le premier est plus léger et plein d’humour, capable de mettre le
capitalisme le nez dans son impuissance, car le marché fonctionne toujours
au même et pas à la différence, la monnaie subsumant les différences sous le
même.
le second est plus dramatique mais il nous ouvre un immense espace de
travail politique, et j’aime avoir de l’espace devant moi, ne pas être
collée à l’ici et maintenant. C’est peut-être un reste de religiosité à la
Saint François-Toni. Il n’empêche que le constructivisme constituant
continue de nous habiter aussi.
Le nous qui parle dans la revue me semble au moins autant un projet, proposé
au lecteur, qu’un constat qui ne nous demanderait que de nous positionner
par rapport aux autres segments des multitudes.
C’est dans cet esprit qu’il me semblerait nécessaire de revoir un peu ton
texte.
15. François Matheron. 14 octobre :
Je trouve à mon retour vos différents messages. Je dois dire que je trouve
la discussion extrêmement intéressante, et même passionnante, et témoignant
tout de même d’un accord sur pas mal de choses. J’appréhendais un peu
(beaucoup) la suite des événements : j’avais tort. Je trouve cette lecture
vespérale très réconfortante.
Je suis assez d’accord avec l’analyse faite par Ichida de cette discussion,
qui revient un peu à ce que je répondais à Anne : différence “de ton” ; les
deux textes ne
mettent pas tout à fait l’accent sur les mêmes choses. Il est incontestable
que je crois plus utile qu’Anne de critiquer explicitement certaines
positions de gauche. Je suis bien d’accord avec Anne qu’il y a (au moins)
deux façons de concevoir les multitudes (et en fait de multiples façons), et
je crois que c’est cette multiplicité qu’il est intéressant de faire
fonctionner ensemble. C’est justement cela, la notion de multitudes, avec
ses avantages mais aussi ses difficultés propres – avec le “peuple”, et
aussi avec la “classe ouvrière”,
évidemment, il n’y a, tragiquement, pas ce problème. C’est justement de
cela que je comptais parler dans la fin du texte. Par là même, je ne crois
pas que l’on puisse dire si facilement que “les gens qui se sont réjouis
(des attentats) ne font pas partie de la multitude en construction”. Car 1.
il y a justement
des chevauchements non négligeables entre “la multitude en construction” et
“la nation musulmane en constitution en miroir de la
nation américaine”. Parmi les gens que nous percevons intuitivement comme
“dans” la “multitude en construction” et que, donc, nous cotoyons, non
simplement dans la foule, qui n’est pas la multitude, mais dans un certain
nombre de nos combats, avec lesquels nous estimons avoir quelque chose ( et
parfois beaucoup) en commun, il y a justement des fidèles de “la nation
musulmane en construction”. C’est certes regrettable, mais c’est
malheureusement un fait. 2. Cette idée de “faire partie” des multitudes est
justement problématique (pas forcément fausse
mais problématique) : on ne fait pas partie des multitudes comme l’on fait
partie d’un peuple. Ou alors la notion de multitude n’est qu’un changement
de nom pour de vieilles notions (une sorte de vraie classe ouvrière mondiale
en constitution). La notion d'”appartenance” a-t-elle ici un sens ? C’est
bien l’une des questions qu’aborde, par exemple, le texte de Wu Ming sur les
Tute bianche.
Pour terminer
1. Pour Anne : je ne pense pas du tout qu’il soit impossible de composer.
Simplement, vu la différence de styles, je ne crois pas qu’il puisse y
avoir, dans un délai raisonnable, un texte à deux. S’il y a finalement un
texte unique, et si c’est moi qui le rédige, je peux reprendre pas mal
d’éléments de ce que dit Anne, je peux modifier, je peux retirer certaines
choses que j’ai écrites, mais on ne trouvera pas, en quelques jours, un
idiome commun (nous n’avons pas la même histoire, quand nous écrivons, les
références implicites ne sont pas les mêmes, sans être étrangères l’une à
l’autre, et c’est bien cela qui est intéressant). Un travail à deux voix est
certainement possible, mais pas dans les délais qui sont les nôtres. Mais on
peut y penser pour l’avenir (et même à trois voix avec Ichida).
2. Pour Jérôme. Entièrement d’accord : le texte ne peut pas finir comme
cela; il doit contenir des références aux articles publiés dans la Majeure.
Mais
ce que je vous ai envoyé n’est qu’un début. La suite devrait, en gros,
consister en deux point : la dimension programmatique dont parle Anne
(quelques problèmes posés par les notions de multitude et d’empire) ; les
références dont parle Jérôme.
16. Anne Querrien. 15 octobre :
Il faut noter quand même que les Palestiniens en train de se réjouir sur CNN
était un grossier faux qui a été démonté par un journaliste anglais qui
avait gardé l’enregistrement de ces images, déjà montrées il y a un an et
que CNN s’est excusé. Je l’ai lu mais j’ai dès problèmes avec l’archivage,
je n’ai pas gardé.
Tous les Arabes ou les Musulmans que j’ai rencontrés non seulement ne se
réjouissent pas mais se demandent ce qu’ils vont devenir, d’autant plus que
comme le rappelle encore le texte de Bifo diffusé par Beppo, Bush et Ben
Laden sont des frères jumeaux. Surtout tous les Arabes démocrates ont eu
maille à partir avec les gens des réseaux Ben Laden soutenus par la CIA
contre la démocratie dans leur pays. Maintenant qu’il y ait des petits
malins qui fassent des conneries cela a toujours existé; qu’on en fasse ceux
qui définissent le sens de l’histoire c’est collaborer avec eux.
L’islamisme en Algérie a aussi été soutenu par la CIA car les islamistes
sont contre la propriété privée, contre le socialisme et le communisme.
Ce brusque retournement de conjoncture apparaît bizarre.
Par ailleurs, à mon boulot qui est dans l’Arche de la Défense, c’est chez
les gens de droite que j’ai rencontré une espèce de réjouissance esthétique
et pratiquement pornographique devant la chute du WTC, chute annoncée au nom
de la critique de cet esthétisme et de cette pornographie triomphante par
Virilio dès 1995 après le premier attentat contre le WTC cf. le texte New
York Délire paru dans le livre “un paysage d’évènements”.
Enfin j’avoue que je suis un peu comme Toni: l’avion sur le Pentagone ça m’a
fait un peu plaisir, qu’ils en prennent dans la gueule eux aussi le
gouvernement américain, après avoir fait tellement de mal dans le monde, et
laissé tellement de morts partout. C’est d’ailleurs pourquoi dans mon texte
je distingue le WTC et les deux autres avions.
Enfin pire encore: je trouvais les Twin un coup de poing prétentieux dans le
skyline de New York
Last but non least: tout à fait d’accord pour que tu fasses l’intro de la
majeure en intégrant mes remarques, y compris rédigées, et celles des
autres.
17. Yoshihiko Ichida. 15 octobre :
Vu les délais disponibles, je crois que François doit continuer sa
rédaction, en s’inspirant à sa manière de la discussion de ces jours ci.
Ayant relu des messages d’Anne ( à moi, à François ), je m’aperçois ( si je
comprend bien ) que la conception de la multitude par Anne insiste sur son
essence “virtuelle” au sens deleuzien. Elle défine la multitude comme le
vivant “dans ses occurences nues” : l’être “nu” disignerait l’en-deça de
toute caractérisation sociale, de toute individuation. C’est pour ça que
parler de l'”appartenance” sur la multitude suscite toujours des problèmes :
l’appartenance se fait dans l’actualisation du virtuel. La multitude comme
telle n’appartient à rien, pas à toute catégorie sociale au sens vulgaire du
terme ( nation, classe, religion, etc., même sexe ). Ce qu’on voit dans la
situation, c’est peut-être un processus nouveau de l’actualisation, dont
Anne a parlé en utilisant le mot “crise au sens grec”, et François
“chevauchements” : “la nation musulmane en construction” ne serait qu’un
type de l’actualisation. Notre problème, c’est, semble-t-il, que la
multitude “actualisée” est presque fausse comme un concept, mais que
l’histoire exige toujours l’actualisation quelconque. A-t-on déjà vu, à
Gênes, à NewYork, un type “positif” ou un autre type que la nation ( et la
communauté internationale comme leur ensemble ), que le “peuple”, de cette
actualisation ?
18. François Matheron.16 octobre:
Je vous transmets l’état actuel de mon projet de présentation de la Majeure.
Je précise qu’il manque encore la fin, c’est-à-dire quelque chose qui se
réfère explicitement aux textes que nous allons publier. Je ne l’ai pas
encore fait car nous sommes loin d’avoir tous les textes.
Après Gênes, après New York : les multitudes ?
Avec la destruction du World Trade Center, un des symboles du cosmopolitisme
a été abattu en direct à la télévision, ramenant brutalement chacun à la
double condition de spectateur et de victime : opposition sauvage au
processus constituant de la multitude. Michael Hardt et Antonio Negri
avaient donc bien été lucidement prophétiques en mettant ces propos de
Melville en exergue d’un des chapitres d’Empire : ” Vous ne pouvez pas
verser une goutte de sang américain sans verser le sang du monde entier “.
Avec les attentats new-yorkais, nous avons tous été comme frappés de
stupeur, même si la solidarité, l’émotion et le recueillement ont tenté,
avec quelque succès, d’avoir raison de l’appel terroriste à retrouver les
habitudes des peuples en attente de chefs. Stupeur, bien sûr, des individus,
stupeur des foules, mais stupeur également des multitudes en tant que
telles. Quelques semaines avant New York nous avions en effet connu Gênes.
Fin d’un cycle (celui des grands sommets et des grands face à face, des
manifestations joyeuses commencées à Seattle), risque d’épuisement,
ouverture sur de nouvelles potentialités, commencement de la chute de
l’Empire ? L’interprétation n’était certes pas simple, mais une chose, au
moins, semblait claire : par delà la tragédie de son achèvement, Gênes était
marqué du sceau de la positivité. Explorer cette positivité, tenter d’en
repérer la richesse, mais aussi les limites : tel était l’objectif initial
de la présente Majeure. Objectif maintenu mais aussi modifié. Dès le 11
septembre, il était en effet manifeste que Gênes était largement
surdéterminé par l’Apocalypse new-yorkaise. Non pas Gênes en tant que tel, à
supposer que l’expression ait un sens, non pas le récit possible des
événements, mais Gênes comme moment fort du ” mouvement des mouvements . ”
Car même si certains ont tenté de soutenir qu’il n’y avait rien de nouveau
sous le soleil, que dans une comptabilité macabre New York n’était somme
toute qu’une goutte d’eau, la vérité est bien que le monde a brutalement
changé. Et, sans doute, durablement changé.
New York, l’après New York est d’abord pour nous un piège proprement
infernal, bien plus infernal, par exemple, que “Tempête du désert “. Nous
assistons en effet à une formidable réorganisation de l’Empire sous
hégémonie américaine. Échappant de justesse aux sommations théologiques de
la ” Justice infinie “, pour la seule raison qu’une telle expression
choquerait les consciences musulmanes (comme si elle ne choquait pas tout
autant les consciences non religieuses), nous sommes désormais censés goûter aux délices d’ ”
enduring freedom ” : la liberté durable, sans doute, la liberté qui endure et qui dure, mais peut-
être également, plus secrètement, la liberté qu’on endure. Il est des conceptions plus joyeuses,
plus immanentes de la liberté. Car ce qui se profile aujourd’hui à l’horizon, c’est plutôt un
sérieux rétrécissement des libertés publiques, non pour un temps limité mais bien pour le long
terme. Il suffit de penser par exemple au projet liberticide de mandat d’arrêt européen, à la loi
Patriot aux États Unis, à la surveillance du courrier électronique, aux fouilles de véhicules,
aux diverses mesure frappant d’abord les migrants. Nous n’avons donc nulle envie de nous
rallier à la bannière étoilée. Nous aurions plutôt, courageusement, envie de fuir. Mais nous ne
pouvons pas le faire si facilement, et c’est ici qu’intervient le piège.
Dans un tel contexte, la tentation est grande de revenir en arrière, aux riches heures de la lutte
” anti-impérialiste “, aux grands face à face que l’on se contentera de nommer autrement : par
exemple ” les multitudes contre l’empire “. Une telle réaction a sans doute quelque chose de
sain, mais il n’est cependant pas sûr qu’elle dépasse le stade du réflexe. Il faut parfois savoir se
méfier des réflexes. Et celui d’aujourd’hui pourrait bien relever d’une époque révolue. Car si
les autorités impériales sont peut-être nos ennemis, encore que la notion même d’Empire ait
semblé remettre en cause ce genre de langage, les multiples Ben Laden le sont sans aucun
doute possible. Il s’agit bien à la fois d’un péril fascisant qui menace de s’abattre sur un certain
nombre de pays, et de la manifestation d’un pouvoir brutal sur nos vies et la gestion de nos
vies. Quelles que soient les précautions plus ou moins rhétoriques, le simple combat ” contre
la guerre ” n’y accorde pas de réelle importance. Ou plutôt, s’il le fait, c’est à la limite encore
pire. Car si l’on passe alors d’un grand Satan à deux, la logique de guerre devient indépassable
: tous les espaces se referment. Vision fort pessimiste décidément dans l’air du temps : on a
parfois l’impression qu’elle était désirée. Disons le sans détour : sortir aujourd’hui de la
logique de guerre, c’est d’abord sortir de ce jeu spéculaire. Les attentats terroristes ont aussi
manifesté au grand jour quelque chose qui n’a certes rien de nouveau, mais à quoi nous
n’avions pas forcément envie de songer. Dans le monde entier, une part non négligeable des
multitudes se sont ouvertement réjouies du carnage et se sont résolument engagées dans le
combat ” anti-guerre “, avec cette conséquence terrifiante que des manifestants anti-
américains ont été tués par la police palestinienne. Si l’on peut deviner sans trop de peine
l’origine de ce genre de passions, il est proprement absurde d’en nier l’existence et d’affirmer,
comme on a pu le lire, que les images de foules exultantes étaient de la propagande recyclant
de vieilles images sans rapport avec l’actualité. Et ces passions, ces passions tristes, ne sont
pas simplement des passions ” périphériques ” : elles sont présentes partout, sous ” nos ” yeux.
Parmi les multiples multitudes que nous fréquentons dans nos multiples combats, dont
quelques unes, après tout, étaient peut-être à Gênes, nous savons désormais que certaines se
réjouiraient sans doute de notre mort brutale, et que d’autres, pourquoi pas, y apporteraient
volontiers leur modeste contribution. Mais peut on, sans réserve, parler ici de ” multitudes “,
peut on subsumer sous un même terme la multitude constituante, celle que nous désirons, et la
nation musulmane en construction, comme une sorte de miroir de la nation américain ? Autant
de questions auxquelles nous songions depuis quelques temps, et que la présente Majeure a
notamment pour objectif de poser, à défaut de prétendre les résoudre.
Quand nous parlons des multitudes, nous savons avant tout ce dont nous ne voulons pas: du
peuple et de ses avatars, qui n’existe comme chacun sait que par la soumission de la multitude
à un souverain. Nous savons que nous ne voulons pas de Hobbes, dont personne n’a jamais
voulu, mais nous savons aussi que nous ne voulons pas de la mystification rousseauiste qui
vante la soumission en l’appelant liberté. Nous savons que nous ne voulons pas être forcés à
être libres. En tant que concept négatif, le concept de multitudes possède une grande
efficacité. Mais nous ne pouvons pas nous contenter, nous ne nous nous contentons pas d’un
concept négatif : nous ne pouvons pas simplement renverser l’usage classique des termes,
pour reprendre à notre compte la multitude honnie. Lorsqu’on tente cependant de préciser son
contenu positif, il apparaît bien vite que nous en faisons un usage qui est lui-même multiple.
Dans une conception minimaliste, qui n’est pas la plus répandue, la multitude désigne en
quelque sorte le fait que tout le monde ne réagit pas de la même façon face aux mêmes
événements, aux mêmes informations : usage finalement encore négatif. Dans son acceptions
la plus fréquente, ” la multitude ” (les multitudes) veut désigner quelque chose comme un
processus constituant. Mais, une fois encore, cette positivité
n’est pas du tout pensée de façon homogène. Car le processus n’est pas toujours celui que nous
souhaitons : il y a en effet des procès constituants non seulement divers mais totalement
contradictoires entre eux. D’où une certaine inquiétude. Si la notion de multitude(s) désigne
essentiellement une réalité virtuelle, bien plus à venir que présente, nous pouvons sans trop de
difficultés affirmer que nous n’avons rien à voir, strictement àvoir ni avec Georges Bush ni
avec Ben Laden. Mais si les multitudes sont également des entités présentes, qui constituent
notre présent, les choses ne sont plus tout à fait aussi claires. Il est ainsi naturel que nos
discours sur les multitudes soient presque toujours écartelés entre des descriptions
d’évènements ponctuels, (les récits des grands contre-sommets) et des analyses directement
ontologiques : entre les deux, parfois, nous avons un peu de mal à trouver les articulations.
On peut en dire autant, et pour les mêmes raisons, du concept d’Empire, dont il est possible de
faire, dont nous faisons en fait, suivant les cas, des lectures pratiquement opposées. Dans la
forme qui est aujourd’hui la sienne, il y a à vrai dire de quoi défendre trois types de positions :
on est pour , on est contre, et ce n’est pas le problème. Pourquoi une telle ambiguïté ? Parce
que le rapport Empire/impérialisme n’est pas si clair que cela. Parce que l’on hésite un peu
entre trois analyses très différentes : 1. l’Empire a supplanté l’impérialisme, et nous sommes
dans un monde où l’impérialisme n’est plus qu’un mort vivant, animé de quelques soubresauts
(une sorte d’hypostase de la tendance) ; 2. l’Empire est une alternative en construction, plus
virtuelle que réelle, à l’impérialisme ; 3. l’Empire peut prendre la forme (momentanée,
substantielle ?) de l’impérialisme, en l’occurrence américain.
19. Anne Querrien. 17 octobre :
Ton texte me semble très bien maintenant, à quelques fautes
de typo près La fin tombe cependant un peu sec, indépendamment du problème de la
présentation des articles. Il me semble qu’il faut ajouter qu’il dépendra de la manière dont les
multitudes aborderont ou continueront leur processus de constitution que l’empire se
développe dans telle ou telle direction et auquel cas ma préférence, et j’espère celle de la revue
va vers l’option qui comporte le plus de virtualisation, c’est à dire l’option 2, tout simplement
parce que c’est dans ce cas qu’il y a le plus d’espace pour penser et pour agir.
20. Jérôme Ceccaldi. 17 octobre:
Ton texte est en effet assez cool, mais :
1) j’aimais bien le constat que faisait anne, à savoir que les multitudes ont échappé à la
sidération, à la suite des attentats : solidarité new-yorkaise, manifs pacifistes, etc.il y a des
signes qui montrent qu’elle échappent à la binarisation du monde voulu par Bush ou ben
Laden, la molarisation forcée ( il faudrait se ranger soit sous la bannière étoilée soit sous la
bannière la nation musulmane en construction). je reprendrais donc plus d’éléments du texte
d’anne.
2) cette fameuse nation musulmane, où certaines multitudes engagent leur devenir, est plus un
désir qu’une réalité. la réalité de l’islamisme, c’est la déterritorialisation (bin laden ne reste
jamais au même endroit plus de 24h, il se déplace à toute allure dans d’énormes 4*4, les
islamistes sont disséminés partout, ils ont des comptes partout, y compris aux EU, etc.). c’est
du moléculaire, autant que du molaire. cf mille plateaux : “on dira de même que le fascisme
implique un régime moléculaire qui ne se confond ni avec des segments molaires ni avec leur
centralisation”. donc à la question que tu poses, à savoir est-ce qu’on peut subsumer sous la
même catégorie multitudes et nation musulmane, on a du mal à répondre : la nation
musulmane c’est du molaire partiellemnt réalisé, partiellemet fantasmé, l’islamisme par contre
c’est du moléculaire entièrement réel, malheureusement. dans la multitude, que nous ne
voulons voir subsumée ni sous le peuple, ni sous la classe ouvrière, il y a gênes, et il y a
“ultimi barbarorum”.il n’ y pas d’essence fixe de la multitude, mais des devenirs triste, ou
joyeux, des augmentations ou baisse de puissance (voir a petite intro au dossier spinoza du
n°2)
3) la fin de ton texte : tu pourrais évoquer aussi comment le concept de multitude pour nous
vient après le marxisme historique, et pas seulement contre toute la tradition philo politique à
la Hobbes-Rousseau (la lignée juridique dont parle toni). la multitude, c’est aussi ne plus
vouloir de la classe ouvrière, et des grands récits sur le sujet antagonique, c’est se situer dans
la pensée 68, avec l’émergence d’une multitude de figures politiques qui ne rentraient pas dans
les cadres du
marxisme. S. Quadruppani, dans son récit de Gênes de cet été, ne voyait pas l’intérêt
d’invoquer en permanence les multitudes, et ne voyait pas la différence avec la vieille théorie
du prolétariat. C’est peut-être le moment de lui rappeler.
21. François Matheron. 26 octobre:
Voici le résultat auquel je suis parvenu.
Après Gênes, après New York : les multitudes ? Avec la destruction du World Trade Center,
un des symboles du cosmopolitisme a été abattu en direct à la télévision, ramenant
brutalement chacun à la double condition de spectateur et de victime : opposition sauvage au
processus constituant de la multitude. Michael Hardt et Antonio Negri avaient donc bien été
lucidement prophétiques en mettant ces propos de Melville en exergue d’un des chapitres
d’Empire : ” Vous ne pouvez pas verser une goutte de sang américain sans verser le sang du
monde entier “. Avec les attentats new-yorkais, nous avons tous été comme frappés de
stupeur, même si la solidarité, l’émotion et le recueillement ont tenté, avec quelque succès,
d’avoir raison de l’appel terroriste à retrouver les habitudes des peuples en attente de chefs.
Stupeur, bien sûr, des individus, stupeur des foules, mais stupeur également des multitudes en
tant que telles. Quelques semaines avant New York nous avions en effet connu Gênes. Fin
d’un cycle (celui des grands sommets et des grands face à face, des manifestations joyeuses
commencées à Seattle), risque d’épuisement, ouverture sur de nouvelles potentialités,
commencement de la chute de l’Empire ? L’interprétation n’était certes pas simple, mais une
chose, au moins, semblait claire : par delà la tragédie de son achèvement, Gênes était marqué
du sceau de la positivité. Explorer cette positivité, tenter d’en repérer la richesse, mais aussi
les limites : tel était l’objectif initial de la présente Majeure. Objectif maintenu mais aussi
modifié. Dès le 11 septembre, il était en effet manifeste que Gênes était largement
surdéterminé par l’Apocalypse new-yorkaise. Non pas Gênes en tant que tel, à supposer que
l’expression ait un sens, non pas le récit possible des événements, mais Gênes comme moment
fort du ” mouvement des mouvements . ” Car même si certains ont tenté de soutenir qu’il n’y
avait rien de nouveau sous le soleil, que dans une comptabilité macabre New York n’était
somme toute qu’une goutte d’eau, la vérité est bien que le monde a brutalement changé. Et,
sans doute, durablement changé. New York, l’après New York est d’abord pour nous un piège
proprement infernal, bien plus infernal, par exemple, que ” Tempête du désert “. Nous
assistons en effet à une formidable réorganisation de l’Empire sous hégémonie américaine.
Échappant de justesse aux sommations théologiques de la ” Justice infinie “, pour la seule
raison qu’une telle expression choquerait les consciences musulmanes (comme si elle ne
choquait pas tout autant les consciences non religieuses), nous sommes désormais censés
goûter aux délices d’ ” enduring freedom ” : la liberté durable, sans doute, la liberté qui endure
et qui dure, mais peut-être également, plus secrètement, la liberté qu’on endure. Il est des
conceptions plus joyeuses et plus fortes, plus immanentes de la liberté. Car ce qui se profile
aujourd’hui à l’horizon, c’est plutôt un sérieux rétrécissement des libertés publiques, non pour
un temps limité mais bien pour le long terme. Il suffit de penser par exemple au projet
liberticide de mandat d’arrêt européen, à la loi Patriot aux États Unis, à la surveillance du
courrier électronique, aux fouilles de véhicules, aux diverses mesure frappant d’abord les
migrants. Nous n’avons donc nulle envie de nous rallier à la bannière étoilée. Nous aurions
plutôt, courageusement, envie de fuir. Mais nous ne pouvons pas le faire si facilement, et c’est
ici qu’intervient le piège. Dans ce contexte, la tentation est grande de revenir en arrière, aux
riches heures de la lutte ” anti-impérialiste “, aux grands face-à-face que l’on se contentera de
nommer autrement : par exemple ” les multitudes contre l’empire “. Une telle réaction a sans
doute quelque chose de sain, mais il n’est cependant pas sûr qu’elle dépasse le stade du
réflexe. Il faut parfois savoir se méfier des réflexes. Et celui d’aujourd’hui pourrait bien relever
d’une époque révolue. Car si les autorités impériales sont peut-être nos ennemis, encore que la
notion même d’Empire ait semblé remettre en cause ce genre de langage, les multiples Ben
Laden le sont sans aucun doute possible. Il s’agit bien à la fois d’un péril fascisant qui menace
de s’abattre sur un certain nombre de pays, et de la manifestation d’un pouvoir brutal sur nos
vies et la gestion de nos vies. Quelles que soient les précautions plus ou moins rhétoriques, le
simple combat ” contre la guerre ” n’y accorde pas de réelle importance. Ou plutôt, s’il le fait,
c’est parfois encore pire. Car si l’on passe alors d’un grand Satan à deux, la logique de guerre
devient indépassable : tous les espaces se referment. Vision fort pessimiste décidément dans
l’air du temps : on a parfois l’impression qu’elle était désirée. Disons le sans détour : sortir
aujourd’hui de la logique de guerre, c’est d’abord s’extraire de ce jeu spéculaire. Les attentats
terroristes ont aussi manifesté au grand jour quelque chose qui n’a certes rien de nouveau,
mais à quoi nous n’avions pas forcément envie de songer. Dans le monde entier, une part non
négligeable des dites multitudes se sont ouvertement réjouies du carnage et se sont résolument
engagées dans le combat ” anti-guerre “, avec cette conséquence terrifiante que des
manifestants anti-américains ont été tués par la police palestinienne. Si l’on peut deviner sans
trop de peine l’origine de ce genre de passions, il est proprement absurde d’en nier l’existence
et d’affirmer, comme on a pu le lire, que les images de foules exultantes étaient de la
propagande recyclant de vieilles images sans rapport avec l’actualité. Et ces passions, ces
passions tristes, ne sont pas simplement des passions ” périphériques ” : elles sont présentes
partout, sous ” nos ” yeux. Parmi les multiples multitudes que nous fréquentons dans nos
multiples combats, dont quelques unes, après tout, étaient peut-être à Gênes, nous savons
désormais que certaines se réjouiraient sans doute de notre mort brutale, et que d’autres,
pourquoi pas, y apporteraient volontiers leur modeste contribution. Mais peut on, sans
réserve, parler ici de ” multitudes “, peut on subsumer sous un même terme la multitude
constituante, celle que nous désirons, et la communauté des croyants en expansion ? Autant
de questions auxquelles nous songions depuis quelques temps, etque la présenteMajeureanotamment pour objectifdeposer,à défaut de prétendre les résoudre. Quand nous parlons des
multitudes, nous savons avant tout ce dont nous ne voulons pas: du peuple et de ses avatars,
qui n’existe comme chacun sait que par la soumission de la multitude à un souverain. Nous
savons que nous ne voulons pas de Hobbes, dont personne d’ailleurs n’a jamais voulu, mais
nous savons aussi que nous ne voulons pas de la mystification rousseauiste qui vante la
soumission en l’appelant liberté. Nous savons également que nous ne voulons pas de la ”
classe ouvrière “, des mille et une variations sur l’en soi et le pour soi. Nous savons, en un
mot, que nous ne voulons pas être forcés à être libres. En tant que concept négatif, le concept
de multitudes possède une grande efficacité. Mais nous ne pouvons pas nous contenter, nous
ne nous nous contentons pas d’un concept négatif : nous ne pouvons pas simplement renverser
l’usage classique des termes, pour reprendre à notre compte la multitude honnie. Lorsqu’on
tente cependant de préciser son contenu positif, il apparaît bien vite que nous en faisons un
usage qui est lui-même multiple. Dans une conception minimaliste, qui n’est pas la plus
répandue, la multitude désigne en quelque sorte le fait que tout le monde ne réagit pas de la
même façon face aux mêmes événements, aux mêmes informations : usage finalement encore
négatif. Dans son acception la plus fréquente, ” la multitude ” (” les multitudes “) veut
désigner quelque chose comme un processus constituant. Mais, une fois encore, cette
positivité n’est pas du tout pensée de façon homogène. Car le processus n’est pas toujours
celui que nous souhaitons : il y a en effet des procès constituants non seulement divers mais
totalement contradictoires entre eux. D’où une certaine inquiétude. Si la notion de multitude(s)
désigne essentiellement une réalité virtuelle, bien plus à venir que présente, nous pouvons
sans trop de difficultés affirmer que nous n’avons rien à voir, strictement rien à voir ni avec
Georges Bush ni avec Ben Laden. Mais si les multitudes sont également des entités présentes,
qui constituent notre présent, les choses ne sont plus tout à fait aussi claires. Il est ainsi naturel
que nos discours sur les multitudes soient constamment écartelés entre des descriptions
d’évènements ponctuels (les récits des grands contre-sommets) et des analyses directement
ontologiques : entre les deux, parfois, nous avons un peu de mal à trouver les articulations. On
peut en dire autant, et pour les mêmes raisons, du concept d’Empire, dont il est possible de
faire, dont nous faisons en fait, suivant les cas, des lectures pratiquement opposées. Dans la
forme qui est aujourd’hui la sienne, il y a à vrai dire de quoi défendre trois types de positions :
on est pour , n est contre, et ce n’est pas le problème. Pourquoi une telle ambiguïté ? Parce que
le rapport Empire/impérialisme n’est pas si clair que cela. Parce ue l’on hésite un peu entre
trois analyses très différentes : 1. l’Empire a upplanté l’impérialisme, et nous sommes dans un
monde où l’impérialisme ‘est plus qu’un mort vivant, animé de quelques soubresauts (une sorte
‘hypostase de la tendance) ; 2. l’Empire est une alternative en onstruction, plus virtuelle que
réelle, à l’impérialisme ; 3. l’Empire peut endre la forme (momentanée, substantielle ?) de
l’impérialisme, enl’occurrence américain. e dossier que nous proposons au lecteur a été tout
entier organisé à partirdes interrogations qui viennent d’être formulées. Les premiers textes,
crits pendant ou peu après les manifestations de Gênes, constituent moins es descriptions que
des analyses visant à rendre compte de la consistance ropre de ce qui s’y est cristallisé : du
nouveau s’est alors affirmé, dans a continuité du cycle commencé à Seattle. Mais cette
nouveauté n’a guère eu e temps d’affirmer sa puissance propre : avec le 11 septembre, ce n’est
passeulement la continuité du processus de constitution impériale qui a été risée. D’où un
second ensemble de textes, écrits après New York, et plus ou oins centrés sur les mêmes
questions : 1. Quels sont les effets du massacre ew yorkais sur la constitution des multitudes ?
Comment lire en même temps ênes et l’après New York ? 2. Quels sont les effets de New
York sur la onstitution de l’Empire ? Y a-t-il rupture ou continuité ? Comment omprendre
cette réaffirmation de la centralité américaine ? 3. Comment enser ensemble ces deux
premiers points ? Qu’en est-il de ‘antiaméricanisme et de l’anti-impérialisme ? ” Multitudes ”
et ” Empire ” e sont-ils finalement que les deux pôles d’un même processus, ou n’y a-t-il as
entre eux, fondamentalement, asymétrie ? Mais si elles sont aujourd’hui articulièrement
aiguës, ces questions ne datent évidemment pas d’hier, ni ême d’avant-hier. D’où un troisième
ensemble de textes, moins directement iés à la conjoncture, et davantage centrés sur un
problème plutôt ontologique : comment comprendre au juste ce mode d’être particulier que
nous dénommons ” multitudes ” ? Nous y reviendrons très prochainement. Cette Majeure est
sans doute plus que d’autres marqué par l’événement, par la transformation brutale de la
conjoncture, et par la modification des affects qu’elle a parfois entraînée. Nous n’avons pas été
épargnés par les passions tristes, mais nous avons cherché à voir quel profit nous pourrions en
tirer ; nous n’avons pas cédé au catastrophisme, mais nous avons continué à tenter de réfléchir
du point de vue de la puissance constituante des multitudes. Après Gênes et après New York,
le mouvement ne s’arrête pas, et la pensée non plus. Les multitudes en ont vu d’autres.
22. Giuseppe Cocco. 26 octobre :
Je trouve, apres une rapide lecture), le resultat bon. J ai trois
petites remarques a faire. – “…la tragedie de son achevement… ” Je ne suis pas d’accord pour
qualifier en passant Genes de cette maniere. Je dirais plutot “…la violence de la repression qui
l’ a traversee (surement pas achevee!!!)..” Ou qq chose comme ça. – “…et de la manifestation
d’un pouvoir brutal”
Je dirais ” un pouvoir mortifère…”. – ” … une part non négligeable des dites multitudes…”
C’est vrai qu ensuite on essaye d’aprofondir le concept de Multitude et de le lier a ses
dimensions constituantes etc etc. Mais si on l utilise comme ca on admet qu en soit il n ‘est
pas bon. Quand je vois l’integrisme palestinien defiler en faveur d’OSama, ou les classes
moyennes bresiliennes manifester leur nostalgie pour le national developpementisme, je ne
vois rien de multiple, pas des multitudes mais exacement leur contraire: des peuples en fusion
sous la forme de la foi religieuse ou de la nation et des interets oligarchique et/ou
corporatistes…. je ne sais comment resoudre cette phrase, mais il faudrait dire que: ” .. le
processus constitutif ou constituant des multitudes fait face a la vitalite (mortifère!) du peuple,
des corporatismes …das carabinieri e des talibans”. A savoir, je ne suis pas de l’avis qu ouvrir
le concept de multitudes soit une bonne operation: de maniere a admettre qu ily aura les
multitudes bonnes (constituantes et multiples) et les mauvaises (constituees et en fusion).
23. Antonella Corsani. 26 octobre:
Ton effort de maintenir ensemble notre Multitudes traversée
parles passions tristes depuis, et je dirais même immédiatement avant Gênes, et depuis NY,est
très appréciable. J’ai toujours pensé de t’avoir proposé quelque chose qui n’était pas facile et
qui allait te soumettre aux contradictions de lamultiplicité de notre revue. J’apprécie ton texte,
personne l’aurait écrit pareil, et probablement chacun de nous ne s’y retrouve pas
complètement, mais alors on n’avait qu’à l’écrire. Il n’ y a que toi qui a accepté ce pari, par
conséquent je n’ai aucune critique à faire. Ton texte est aussi très clair. J’ai juste quelques
petites remarques : – Tu insistes sur la difficulté dans laquelle nous sommes dans le “pour ou
contre la guerre”. Or, l’intérêt que je trouve, mieux, un des intérêts du discours des Tute
Bianche est dans la logique de refuser violence/non violence, voire de guerre ou non guerre,
se soustraire comme le rappelle Toni dans le texte écrit immédiatement après Gênes, “c’est
féminin de se soustraire”. Peut-être on pourrait préfigurer, comme interrogation, une autre
alternative, à partir justement des textes de Wu Ming et de Toni. – Je ne veux pas pêcher d’une
passion joyeuse hors lieu, mais le passage sur les multitudes “Et ces passions, ces passions
tristes, ne sont pas simplement des passions ” périphériques ” : elles sont présentes partout,
sous ” nos ” yeux. Parmi les multiples multitudes que nous fréquentons dans nos multiples
combats, dont quelques unes, après tout, étaient peut-être à Gênes, nous savons désormais que
certaines se réjouiraient sans doute de notre mort brutale, et que d’autres, pourquoi pas, y
apporteraient volontiers leur modeste contribution. ” je dois reconnaître que me perturbe car
même si tu poses des questions à partir de là, le contenu “triste” est trop fort par rapport au
contenu “de joie”. Et pourtant, il me semble que dans le macabre des tours avant, de la guerre
après, les multitudes, la puissance joyeuse des multitudes constituantes se recompose, on n’a
pas besoin d’attendre une nouvelle Gênes pour le comprendre. 23. Anne Querrien. 28 octobre
: J’ai encore quelques points d’interrogations, mais qui ne sont pas nécessairement des
demandes de correction. – il était manifeste que Gênes était largement surdéterminé par
l’Apocalypse New Yorkaise… J’ai gardé de mes années de jeunesse l’idée que la
surdétermination changeait le sens des choses. Or je trouve que dans le cas précis c’est moins
le cas que plutôt le fait que NY ait poussé de côté Gênes, lui ait retiré la centralité dans notre
pensée. Donc pour ma part je trouve que c’est pas si manifeste que ce la que ça surdétermine;
c’est manifeste par contre que cela change, mais pas le sens – d’après tout ce que j’ai lu s’il est
vrai que des Palestiniens ou d’autres se sont réjoui, il est vrai également que les premières
images montrées par CNN pour en rendre compte étaient des images recyclées, d’où une
difficulté à être totalement méprisant pour les gens qui se sont arrêté à ce deuxième aspect des
choses. -.je trouve le passage sur les passions tristes présentes sous nos yeux très allusif.
S’agit-il de nos dissenssions internes? Est-ce le lieu d’en parler? je pense que parmi les règles
de la multitude en constitution il y a le fait de ne pas désirer la mort de l’autre, ni faire rien qui
puisse attenter à sa vie: donc des multitudes ne peuvent pas se réjouir de notre mort brutale
sauf à s’autoretrancher de la multitude en constitution. C’est en cela que Ben Laden et ses
potes ne font pas partie de la multitude en constitution puisqu’ils ont pour désir affirmé de tuer
des Américains, mais pourront se réinscrire dans la multitude en constitution le jour où ils
affirmeront publiquement qu’ils ne sont plus porteurs de ce désir de mort (d’où notre absence
de désir de les tuer). les multitudes en ont vu d’autres: je pense que la multitude n’a encore
rien vu, et ne voit d’ailleurs pas, tout simplement, car la vision est toujours rapportée à un
sujet unique, alors que la multitude est multitude de sujets différents, en réseaux, à visions
différentes, qui se brouillent les unes les autres, diffractent, et ne peuvent converger que dans
des grands prismes évènementiels, dont il n’est pas sûr qu’ils arrivent à saisir toutes les
multitudes à la fois, témoin New York et Gênes.