Ce texte, traduction de l’intervention de Sandro Mezzadra au Forum alternatif de Riva del Garda le 4 septembre 2003, présente la thématique de l’atelier «migrations» (DeriveApprodi et Vacarme).
Texte publié dans le Journal de l’Archipel des Revues (novembre 2003)
Je crois qu’il est très important de partir d’un résultat souligné par la recherche « scientifique » : les migrations actuelles, les migrations globales, présentent des traits radicalement nouveaux par rapport à celles du passé.
Pour dresser une liste thématique de ces caractéristiques, il faut garder à l’esprit la multiplication des modèles et des projets migratoires, la forte accélération des flux, le changement de leur composition. Il suffit de penser à ce gigantesque ensemble de mouvements sociaux qui sous-tend ce qu’on a défini comme la « féminisation » des migrations contemporaines, et qui apparaît ouvertement sur la scène publique quand nous observons les migrations qui ont lieu depuis ce qu’on appelle le « sud du monde ».
L’imprévisibilité des directions des mouvements des flux migratoires augmente, et les politiques et les modèles de « management » de ce phénomène, qu’on nous présente comme des modèles purement techniques chargés de valeurs humanitaires, produisent des effets absolument destructeurs sur les vies de quantité de femmes et d’hommes.
Quand nous parlons de « management global des migrations », nous devons toujours avoir devant les yeux l’image d’une Méditerranée réduite à un immense cimetière. Loin d’être de la pure rhétorique, cela nous oblige au contraire à mettre toujours au premier plan les problèmes posés par les mouvements migratoires eux-mêmes.
Nous ne pouvons néanmoins pas en rester là, nous ne pouvons pas nous limiter à reconstruire des modèles de gestion et de contrôle des migrations. Nous devons aussi considérer les migrations d’un autre point de vue, comme de véritables mouvements sociaux, d’une grande complexité, chargés d’une subjectivité transformatrice pour la conquête d’une vie meilleure de la part de centaines de milliers d’hommes et de femmes de notre planète.
Le gouvernement Berlusconi, qui assure la présidence de l’Union Européenne, s’est donné comme objectif de faire un pas décisif dans la mise en place de la variante européenne d’un modèle global de gestion des migrations qui, avec le soutien décisif d’agences supranationales telles que l’IOM, tend à plaquer violemment l’autonomie des mouvements migratoires sur les « lois » de l’offre de travail.
Pour répondre au défi berlusconien, nous devrons être prêts à faire un saut qualitatif dans notre capacité à lire les mouvements migratoires comme de réels mouvements sociaux, travailler notre capacité à trouver des langages, des pratiques, des modes de représentations qui nous permettent d’intervenir avec ces mouvements sociaux.
En Europe et en particulier en Italie, on affirme depuis longtemps qu’il n’existe pas de politique européenne des migrations. C’est un mensonge : un modèle de gestion des migrations au niveau européen s’est bien développé, au moins depuis la Convention de Schengen, pour se préciser ensuite malgré la brève ivresse de liberté de 1989.
Ce modèle européen de gestion des migrations a tout misé sur la fortification des frontières externes contre les réfugiés et les migrants, tout en aiguisant les dispositifs d’expulsion. Les centres de détention sont un dispositif-clé de ce modèle, une institution européenne au plein sens du terme.
Quand nous nous battons contre les centres de détention comme nous le faisons quotidiennement à travers des actions au centre de la Via Mattei à Bologne ou à Bari-Palese cet été, nous devons être conscients que nous mettons en question un modèle de gestion des migrations autour duquel s’est créé un consensus européen qui traverse les différents pays et les différentes forces politiques.
Les lois sur les migrations approuvées par les gouvernements des pays membres au cours des dix dernières années présentent certes des variantes significatives en ce qui concerne les dispositifs d’intégration sociale des migrants présents régulièrement sur le territoire européen. Ces différences existent, nous ne devons pas l’oublier. Mais nous ne devons pas non plus oublier que toutes ces lois ont donné une réalité à un modèle européen de gestion des migrations, et que notre tâche, celle du mouvement des mouvements, celle du Forum social européen, est de le mettre radicalement en question. C’est un terrain de bataille politique complexe qui s’est d’ailleurs ouvert en Italie avec des fractions de la gauche modérée qui ont elles-mêmes porté ce modèle dans notre pays, et en ont introduit l’institution la plus terrifiante, les centres de détention.
Si nous considérons les migrations comme un mouvement social, nous voyons un mouvement caractérisé et traversé d’une demande subjective de transformation, d’accès aux biens au-delà de la production de la richesse sociale, de mobilité, dans un sens déterminé et non de nomadisme. Je ne propose pas une image romantique des mouvements migratoires, mais une image qui souhaite redécouvrir le réel. Qui cherche à voir, dans le geste d’un migrant qui traverse une frontière fortifiée même au prix du recours aux petites et aux grandes organisations criminelles, l’expression fondamentale de la tentative de construire une vie meilleure.
Si nous regardons l’Europe à travers cette image des migrations, nous nous trouvons bien face à un mouvement social qui redessine et réinvente chaque jour l’espace politique européen.
Les frontières de l’Europe, et c’est un point fondamental, se sont déplacées vers l’Est et vers le Sud. Il y a un processus de fragmentation et de dislocation des frontières, qu’on peut reconstituer par l’analyse des politiques migratoires.
Mais ce processus à une autre facette : si l’on considère les mouvements migratoires comme des mouvements qui défient chaque jour les frontières institutionnelles de l’Europe, on découvre la formation, au quotidien et dans la pratique, d’un autre espace européen réellement global, qui retrace et récupère l’histoire complexe et dramatique d’un processus d’unification de la planète parti d’Europe.
Les migrations révèlent, je le dis au risque de paraître rhétorique, combien d’Afrique, combien d’Asie et d’Amérique Latine il y a aujourd’hui à l’intérieur de l’Europe. Les migrations actuelles nous mettent devant l’exigence d’une ouverture et d’un dépassement des frontières de la citoyenneté européenne. Les migrations nous font même comprendre quelque chose de fondamental, tant sur la citoyenneté européenne que sur la citoyenneté entendue comme concept politique. Elles nous font voir deux aspects de cette citoyenneté : les politiques de gestion des frontières de la citoyenneté, ces politiques qui préfigurent en Europe un nouvel apartheid, comme nous en avertit sans relâche Etienne Balibar, mais aussi une citoyenneté conçue comme une pratique sociale qui force, ouvre et défie continuellement les frontières institutionnelles qui lui sont imposées.
Si nous parlons de citoyenneté ce n’est pas sous forme strictement institutionnelle, sous son acception juridique. Nous devons garder à l’esprit l’existence d’un espace complexe d’opposition et de confrontation. Et, selon moi, de cette image de la citoyenneté que les migrants proposent et qui nous indique quelque chose qui va bien au-delà de la condition et des exigences subjectives des migrants, il faut tirer une conséquence dans notre pratique quotidienne, dans notre façon d’imaginer l’action politique à venir.
La citoyenneté ne peut pas être un objectif, justement parce qu’elle est un terrain d’opposition et de luttes continuelles. Il est nécessaire de tenir toujours ouvertes les frontières de cette citoyenneté et de les soumettre à la critique des mouvements sociaux parce que cette image de la citoyenneté s’affirme à l’intérieur du mouvement social et peut nourrir des pratiques de transformations sociales radicales qui dépassent la rhétorique de l’Europe des droits, de l’Europe de la démocratie. C’est ce que nous aborderons cet automne à Saint-Denis.
Je crois qu’il est important par exemple de descendre du ciel de la théorie aux pratiques administratives, de s’engager partout où cela est possible, pour l’extension aux migrants des droits politiques, du droit de vote aux élections municipales.
Il est important d’imaginer au niveau national et au niveau européen de vraies batailles pour l’extension commune des droit politiques et des droits à la citoyenneté. Mais cela ne peut pas être le seul horizon dans lequel nous inscrivons notre lecture du phénomène migratoire, nos pratiques politiques et nos revendications.
De ce point de vue, le concept d’intégration doit être soumis à l’examen critique, ce qui ne signifie évidemment pas balayer des mesures et des revendications spécifiques qui vont dans le sens de l’intégration. Nous ne pouvons pas considérer l’intégration comme l’horizon de notre action politique : car de quelle intégration s’agit-il ? Intégration dans un espace de citoyenneté détruit par les politiques néo-libérales. Intégration, j’aimerais ajouter, dans un espace de citoyenneté sociale, démocratique et de welfare, que les mouvements sociaux et les luttes sociales ont mis en discussion bien avant que les politiques néo-libérales ne s’en chargent. Il me semble que le point crucial qui ressort d’une lecture minimale de la composition sociale et politique des mouvements migratoires est la nécessité de travailler pour la construction et la conquête d’un nouvel imaginaire de la citoyenneté.
C’est le grand défi devant lequel nous placent les migrations. Un défi qui n’est pas limité au thème des migrations mais qui y trouve cependant une expression particulièrement dramatique. Pour le dire en guise de conclusion, je pense que les mouvements migratoires mettent en valeur un excédent par rapport à la volonté actuelle de statu quo. Cet excédent interne aux exigences et aux désirs des femmes et des hommes qui migrent doit être notre principal point de référence.
Une remarque pour conclure sur l’Europe et le Forum Social Européen. Si nous nous penchons non seulement sur les derniers résultats de la Convention européenne mais aussi sur la Constitution matérielle qui a vu le jour ces quinze dernières années, il n’y pas de quoi se réjouir. Ce n’est pas le déplacement du gouvernement du niveau national au niveau européen sur lequel nous devons insister. Car il est évident qu’aucune réponse aux modèles nationaux de gestion des migrations n’a été donné.
Nous devons être en mesure de construire un grand mouvement européen qui, par exemple sur la question de régularisation, soit capable de solliciter et de faire pression sur ces mêmes pouvoirs européens. Nous devons le faire parce que ces mouvements migratoires inventent précisément cette autre Europe, bien plus qu’ils n’annoncent une autre Italie, une autre France, etc.
Nous venons à Saint-Denis avec l’objectif de consolider ce que nous avions mis positivement en avant l’année dernière à Florence. L’assemblée du FSE s’était conclue en indiquant que les migrations et les revendications des migrants sont une des bases essentielles du Forum Social Européen.
Nous devons repartir de ce constat, conscients qu’il n’est pas possible de le considérer comme quelque chose de secondaire. Nous devons sans cesse en réaffirmer l’importance. Avec d’autres réseaux européens, nous sommes en train de constituer les ateliers de réflexion du FSE.
Nous définissons la création, non sans rencontrer des obstacles chez les organisateurs français, d’une grande assemblée des réseaux et des mouvements qui travaillent en Europe avec les migrants. Je pense que cette assemblée aura lieu de toute façon, elle se fera probablement à l’intérieur des espaces prévus par le FSE, mais s’il devait y avoir des impossibilités, elle se fera ailleurs.
Mais nous devrons nous proposer un objectif plus ambitieux : celui de faire pression sur toutes les forces qui ont investi dans le FSE mais qui restent insensibles aux thèmes que nous avons discutés. Des forces qui sont prêtes, pour le dire en un mot, à discuter de manière critique sur le traité de Maastricht, mais qui ignorent parfaitement celui de Schengen.
L’objectif réaliste que nous pouvons nous imposer pour faire un pas supplémentaire par rapport à Florence, ce serait de lancer depuis Paris une journée de mobilisation européenne contre les centres de détention, une mobilisation qui ne soit pas réservée aux spécialistes de l’immigration mais qui soit vécue comme un moment fondateur de l’identité du FSE, au même titre que l’a été à Florence la journée contre la guerre du 15 février dernier.
C’est un objectif ambitieux, mais si nous réussissons nous aurons fait plus qu’un pas en direction de la création d’un mouvement européen des migrants.