Éclats de voix

Dynamiques métropolitaines et enjeux socio-politiques

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On a pris l’habitude ces dernières années, particulièrement en France, d’utiliser la notion de “métropolisation” pour rendre compte du processus qui, sous des formes diverses dans les différents pays, concentre de façon croissante les hommes, les activités et les richesses dans des agglomérations de plusieurs centaines de milliers d’habitants, multifonctionnelles, fortement intégrées dans l’économie internationale. Cette dynamique s’accompagne de transformations significatives des grandes villes, de leurs banlieues et de leur environnement, constituant des espaces urbanisés de plus en plus vastes, hétérogènes, discontinus, formés parfois de plusieurs grandes cités, de moins en moins liées à une économie régionale, et dont les arrière-pays se transforment en espaces de services et de loisirs.
De ce fait, la notion de métropole semble relativement inadaptée pour qualifier ce nouveau type d’agglomération, d’une part parce qu’elle évoque plutôt une grande ville assumant les fonctions les plus élevées dans la hiérarchie urbaine régionale, d’autre part parce qu’elle n’introduit ni l’idée d’une nouvelle structuration des espaces urbains, ni l’idée de la formation des nouveaux territoires des activités économiques et sociales quotidiennes.
D’autres appellations sont aussi souvent utilisées : aires métropolitaines, conurbations, régions urbaines, bassins d’habitat, bassins d’emploi, bassins de vie , districts , citésrégions, voire mégalopoles ou cités “globales”. Mais elles sont trop spatialisantes, trop sectorielles, trop administratives ou trop spécifiques. Les nouveaux espaces urbains sont avant tout des modes de vie et des modes de production[[Pour reprendre en l’élargissant le titre de l’article de Louis Wirth (1938) “Le phénomène urbain comme mode de vie” (in GRAFMEYER, Y. & JOSEPH, I. (1979) : “L’École de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine” pp. 251 – 277 (Paris, Éditions du Champ Urbain) Notons aussi que si certaines villes éloignées du coeur de la métropole peuvent être en partie “métropolisées”(du point de vue des modes de vie et des modes de production), il existe au sein même de la métropole définie physiquement classiquement, des zones et des populations qui ne sont pas “métropolisées”, ou plus exactement qui sont exclues de la vie métropolitaine quotidienne. C’est le cas en particulier dans les grands ensembles d’habitat social., et leur complexité rend difficiles tant leur définition géographique et statistique[[Voir notamment PUMAIN, D. (1993) “Villes, métropoles, régions urbaines… Un essai de clarification des concepts” (Colloque “Les métropoles en questions”, Paris, Université Paris IX-Dauphine) que leur représentation[[GILLE, L. , GUILLAUME, M. et ZEITOUN, J. (1994): “De nouvelles représentations de l’espace” pp. 29 – 63 in MUSSO, P. (1994) : “Communiquer demain. Nouvelles technologies d: l’information et de la communication” (La Tour d’Aigues, Datar/ Éditions de l’Aube)..

De la métropole à la métapole

Nous nous sommes donc résolus à proposer le néologisme de “métapole”, pour rendre compte de façon générique des espaces diversifiés engendrés par la métropolisation[[ASCHER, F. (1995) : “Métapolis, ou l’avenir des villes” (Paris, Éditions Odile Jacob).
Étymologiquement, la “métapole” “dépasse et englobe” la “polis”. Nous aurions dû, pour être plus précis, parler de “métamétropole” car ce dont nous voulons rendre compte ce sont bien des espaces “métropolisés” dont l’ensemble dépasse et englobe les zones métropolitaines stricto sensu[[La notion de métapole que nous développons est différente de celle d’espace “méta-urbain” employée par Jacques Lévy, pour qui un “espace méta-urbain” est un “ensemble de géotypes liés aux entreprises de transport (routes, aéroports, ports, gares, et espaces qu’ils engendrent). Cela noté, la métapole telle que nous l’avons définie, contient bien évidemment ces espaces méta-urbains définis par J. Lévy, ainsi que les 7 autres types d’espaces qu’il a défini et qui sont fort utiles pour ananlyser la structuration interne des métapoles. LÉVY, J. (1994) : “L’espace légitime. Sur la dimension géographique de la fonction politique” (Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences Politiques). Par commodité nous avons retenu l’expression “métapole” ou “metapolis, qui a le mérite aussi, de s’inscrire dans la filiation de “Metropolis” et de “Megalopolis”.
Nous la définissons ainsi : une métapole est l’ensemble des espaces dont tout ou partie des habitants, des activités économiques ou des territoires sont intégrés dans le fonctionnement quotidien (ordinaire) d’une métropole. Une métapole constitue généralement un seul bassin d’emploi, d’habitat et d’activités. Les espaces qui composent une métapole sont profondément hétérogènes et pas nécessairement contigus. Une métapole comprend au moins quelques centaines de milliers d’habitants. Les métapoles se formant à partir de métropoles préexistantes très diverses, et intégrant dans un ensemble hétéroclites des espaces nouveaux composites, sont elles-mêmes nécessairement très variées. Elle sont mono ou polynucléaires, plus ou moins agglomérées ou éclatées, plus ou moins homogènes, polarisées ou segmentées, denses ou étales; elles suivent des dynamiques de croissance radio-concentriques, en doigts de gants, linéaires, en grappes, ou encore “métastasiques”.
La formation des métapoles remet en cause les hiérarchies et autres armatures urbaines largement décrites et analysées par les géographes et les économistes depuis plus d’un siècle. Ainsi, beaucoup de villes intermédiaires trouvent difficilement leur “place” entre les métapoles et les petites villes patrimoniales et les zones rurales profondes, agricoles ou/et touristiques. Le schéma “christallérien”, qui avait été longtemps la référence dominante pour expliquer une répartition spatiale hiérarchique des villes (voir graphique)[[La “théorie des places centrales” de W. Christaller (1933) est une des références de base du courant de la géographie urbaine qui s’est développée autour de la notion “d’aire d’influence des villes”, et du constat de la formation de systèmes urbains hiérarchiques dans lesquels les fonctions économiques, culturelles et administratives étaient largement corrélées avec la taille des villes., perd encore un peu plus de sa pertinence avec l’émergence d’un système urbain, polarisé autour des métropoles et fonctionnant en réseaux à une échelle internationale.
Cette transformation des systèmes urbains est en partie liée au développement des transports rapides. Leurs principes d’organisation, en particulier la centralisation des flux à partir de grandes plates-formes (dite organisation en hubs and spokes -moyeux et rayons[[Ce type d’organisation des transports s’est développé très rapidement aux États-Unis dans les années soixante-dix. Les compagnies aériennes ont ainsi développé des plates-formes (les hubs: les moyeux ) sur lesquelles elles font converger tous leur vols (spokes: les rayons). En assurant sur ces hubs un système de correspondances, elles ont pu massifier et rationaliser considérablement la desserte des villes et augmenter les fréquences, chaque vol vers le hub ouvrant une correspondance vers toutes les autres destinations. Ce système rallonge les durées de vol mais augmente considérablement les choix d’horaires.), se traduisent progressivement par de nouvelles organisations et hiérarchies urbaines. Les TGV et les transports aériens produisent ainsi, plus encore que les autoroutes, ce que l’on appelle un “effet de tunnel”, c’est-à-dire la disparition des effets de traversée : entre deux arrêts du TGV, il n’y a pas plus rien. Ou bien donc, on est à proximité d’une gare TGV ou d’un grand aéroport, et on est près de toutes les autres métropoles internationales ; ou bien on en est loin, et on est alors éloigné de tout. La position à mi-distance, qui était autrefois la meilleure place, devient la plus mauvaise. Pour les villes non desservies par les transports rapides, il n’est donc d’autre ressource que de se connecter le plus directement possible à une métropole “branchée” elle sur les réseaux internationaux. Et ce quelque soit la taille de la ville. Cela explique en partie l’affaiblissement des hiérarchies urbaines secondes et la perte de pertinence des schémas proposés par Christaller et ses continuateurs.
Ces transformations s’opèrent progressivement, tendanciellement, et elles ne bouleversent donc pas les modèles urbains préexistants en quelques dizaines d’années, tout au moins dans les pays européens. L’histoire urbaine se fait dans la très longue durée ; à tel point d’ailleurs que des historiens n’hésitent pas à considérer comme particulièrement fragiles voire temporaires les villes nées de l’industrie au siècle précédent et dont la survie passerait par l’intégration à des systèmes urbains plus anciens[[HOHENBERG, P.M. & LEES, L.H.(1985): “La formation d; l’Europe urbaine. 1000 – 1950” (traduction française 1992, Paris, Presses Universitaires de France).
Sur la stabilité à long terme du réseau urbain français, voir GUERIN-PACE, T. & PUMAIN, D. (1990): “150 ans de croissance urbaine” (Économie et Statistiques, n° 230, pp. 5 – 16) Voir aussi “GUERIN-PACE, F. (1993): “Deux siècles de croissance urbaine” (Paris , Éditions Economica): une relative permanence de la distribution des villes par tailles..
Les nouvelles dynamiques métropolitaines viennent donc se greffer sur les structures et les réseaux anciens. Toutes les grandes villes ne deviennent pas des métapoles, mais en Europe toutes les métapoles se construisent sur de grandes villes anciennes.

L’évolution des systèmes urbains


Fig. 1 – Réseau “christallérien”.
Dans un système urbain de type “christallérien”, les villes sont réparties selon une hiérarchie dans laquelle l’influence et les relations sont fonctions de la taille.


Fig. 2 – Réseau en hubs and spokes..
Dans un système urbain métapolitain, seules les villes majeures (hubs) entretiennent des relations directes avec de nombreuses villes, les villes mineures n’étant rattachées directement qu’à une ville majeure.

Métapoles et perspectives urbaines : la surmodernité des villes

En esquissant une notion aussi globale que celle de métapole, nous prenons en fait position dans le débat fondamental sur l’avenir des villes : vont-elles concentrer toujours plus les hommes et les activités ? Ou vont-elles périr de leur croissance, soit brutalement par explosion ou asphyxie démographique, économique et sociale, soit progressivement par la dissolution qu’engendrerait une dilatation continue ? Il s’agit là d’une interrogation ancienne – qui remonte même à l’Antiquité – et qui fut longtemps formulée en termes de relations ville-campagne. Mais chaque progrès des moyens de transports ou de communications la réactive, et chaque nouvelle dynamique urbaine fait espérer ou craindre la disparition des villes, jusqu’à faire annoncer l’ère d’une société et d’espaces “post-urbains”[[CHOAY, F. (1970): “L’histoire et la méthode en urbanisme” (Annales ESC, juillet -août 1970)
Françoise Choay a repris récemment cette thèse de la déconstruction d: la ville, du “divorce d’urbs et de civitas”. Elle ne croit pas à une possible stratification de la ville moderne : “la ville ne peut plus être un objet qui juxtapose un style nouveau à ceux du passé. Elle ne survivra que sous forme de fragments, immergés dans la marée d: l’urbain, phares et balises à inventer”. CHOAY, F. (1994): “Le règne de l’urbain et la mort de la ville”. pp. 26 – 35, in “La ville. Art et architecture” (Paris, Centre George Pompidou). Cette dernière notion a ainsi été proposée par Françoise Choay comme corrélât des notions de post-industrial (Daniel Bell) et de posi city age (Melvin Webber). Elle reprend la thèse classique de la dislocation de la ville par les effets décentralisateurs et délocalisateurs des technologies nouvelles de transports et de communication.
Cette thèse que de nombreux auteurs développent sous des formes diverses, nous paraît erronée.
Certes, les technologies nouvelles de transports et de communication participent à des recompositions des espaces urbains et ruraux, mais elles n’engendrent pas une dispersion généralisée des hommes et des activités. Au contraire, elles accompagnent voire suscitent de nouvelles agglomérations et polarisations. Une fraction croissante des populations, des activités et des richesses se concentrent ainsi dans les métapoles. Les fonctions économiques dominantes recomposées et les activités à forte valeur ajoutée se localisent toujours plus dans les plus grandes agglomérations urbaines[[VELTZ, P.(1993) : “D’une géographie des coûts à une géographie de l’organisation. Quelques thèses sur l’évolution des rapports entreprises et territoires” (Revue Economique, vol. 44, n° 4, juillet 1993, pp. 671 – 684 ). Les relations ville-campagne tendent à se transformer en relations métapoles-territoires patrimoniaux. L’influence et l’attractivité des grandes agglomérations s’élargissent ; les centralités des villes anciennes se recomposent, des centralités nouvelles émergent.

La mise en perspective historique de la métropolisation confirme d’une certaine manière cette tendance : la métropolisation, et maintenant la formation des métapoles, n’apparaissent pas comme des phénomènes contingents, mais bien comme des formes avancées d’un processus d’urbanisation, qui a commencé très tôt dans l’histoire de l’humanité et qui n’a cessé, avec des reculs et des bifurcations diverses, de progresser jusqu’à nos jours.
Ce n’est pas faire preuve d’un évolutionnisme simpliste que d’affirmer cela ou encore de souligner que le développement des échanges et le développement des villes sont corrélés, ce qu’exprime d’une certaine manière Paul Claval. Les dynamiques urbaines apparaissent ainsi liées à l’évolution des modalités et des technologies de l’échange, c’est-à-dire aux moyens de communication, de partage des tâches, de conservation et de transport des biens et informations[[Paul Clavai qui considère plus généralement que “l’urbanisation trouve son ressort dans le besoin d’interaction”, qualifie les villes d; “commutateurs sociaux”. CLAVAL,P. (1981) : “La logique des villes” (Paris, Éditions Litec)
Sur les liens entre information et urbanisation, voir aussi MEIER, R. (l965): ” Croissance urbaine et développement” (Traduction française 1976, Paris, Presses Universitaires de France)

Ainsi les toutes premières villes ont eu partie liée avec l’écriture, “technique” première de communication, de conservation et de déplacement de 1″‘ information”[[Gordon Childe a notamment mis en évidence les liens entre l’apparition de l’écriture et le développement des villes. Certes il semble qu’il ait existé des villes sans écriture, mais peut-être transitoirement. Toutefois on ne connaît pas l’inverse, des sociétés avec une écriture, mais sans ville.
CHILDE, V.-G. (1950): “The Urban Revolution” pp. 3 – 17 in The Town Planning Review, 21, 1950. HUOT, J.-L., TI-TALMANN, J.-P., VALBELLE, D. (1990): “Naissance des cités” (Paris, Éditions Nathan). Par la suite, le développement de nouvelles civilisations urbaines ou de formes d’urbanisation a toujours été corrélé avec des progrès dans les techniques de la communication: de l’écriture à la télématique, en passant par le papyrus, le papier, l’imprimerie, le télégraphe, la photographie, le téléphone, la radio et la télévision ; avec des progrès dans les techniques de la conservation et de l’accumulation, qu’il s’agisse de la conservation des vivres (les techniques agricoles et agro-alimentaires ont joué un rôle clef dans l’urbanisation), des informations (du papyrus et du papier aux CD-Rom) ou des richesses (des premières pierres à la monnaie électronique); progrès enfin dans les techniques de transports: de la domestication des chevaux et des chameaux, à l’avion, en passant par la roue, le gouvernail etc.
Si les progrès de ces techniques de communication, de conservation et de transport ont accompagné l’urbanisation, celle-ci n’a pas pour autant été un processus continu ; elle a connu des pauses, voire dans certaines sociétés des régressions. Du reste, il serait erroné, soulignons-le avec insistance car c’est une question qui réapparaîtra à de multiples reprises dans notre propos, de considérer les progrès de ces techniques comme les causes premières de l’urbanisation et de la croissance des villes.
Ces techniques sont en quelque sorte les outils d’une société. Il ne suffit pas qu’elles existent pour qu’elles soient employées et qu’elles aient des effets sur les villes: et ce quelles que soient leurs performances théoriques. Il faut que la société en ait un usage. Et lorsque la société s’en saisit, elles ne modifient pas à elles seules les villes : elles ont des conséquences spécifiques, mais leurs effets sont généralement prédéfinis par les enjeux sociaux qui les ont
Mobilisés[[Pour rendre compte de la façon selon laquelle la société se saisit des innovations scientifiques et techniques, M. Callon et J. Latour évoquent la notion de “traduction”, processus par lequel ce sont les utilisateurs qui, par le sens qu’ils donnent à l’innovation d’un producteur, lui donnent les propriétés qu’ils lui trouvent et font de cette innovation technologique une utilité sociale. CALLON, M. & LATOUR, B. (1991) : “La science telle qu’elle se fait ” (Paris, La Découverte)
Les techniques n’émergent et ne sont ainsi mises en place qu’au travers de processus sociaux complexes qui opposent des solutions diverses et alimentent des controverses. L’étude de ces controverses, que Callon et Latour ont appelé la “sociologie de la traduction”, est d’ailleurs un matériau de choix pour mettre en évidence les logiques d’acteurs, les négociations qui précèdent et délimitent les choix techniques proprement dits. CALLON, M. (1989) : “La science et ses réseaux. Genèse et circulation des faits scientifiques”. (Paris, Éditions La Découverte).
Ainsi la résurrection des villes au XIIe siècle n’a pas été le “résultat” de la renaissance routière, mais plutôt sa cause, la renaissance urbaine étant elle-même due selon G. Duby à celle des campagnes. De même comme le montre B. Lepetit, les innovations routières au XVIIIe siècle n’ont pas transformé le “système urbain” mais sont venues “habiter l’ancien et doter d’un contenu fonctionnel nouveau des distributions spatiales anciennes”[[Les travaux historiques de Bernard Lepetit sur les villes entre 1740 et 1840 sont à cet égard exemplaires, car ils montrent bien la complexité de la dynamique de développement des villes et les pièges des approches causales simples. Étudiant la croissance des villes juste avant la révolution industrielle, croissance qui considérée par certains historiens est mineure, mais qui pour d’autres prépare l’avènement des villes industrielles, B. Lepetit analyse les origines et les conséquences sur les villes du développement routier puis de la départementalisation: ” Voici, écrit-il, deux types d’aménagements nouveaux du pays : le réseau routier, et l’armature des administrations locales. Le premier, la route, redouble et renforce les anciennes configurations géographiques, en développant son réseau de lignes selon un semis de points existants et de prééminences déjà affirmées. Mais dans le même temps, il subvertit cette structure géographique en dotant d’un contenu relationnel nouveau les figures passées dv l’organisation de l’espace. Le second, la réforme administrative, projette sur le territoire de nouvelles distributions spatiales. Mais celles-ci au contraire, sont porteuses d° modes anciens de fonctionnement des systèmes urbains, et viennent en assurer la diffusion dans l’espace et la persistance dans le temps… Ainsi l’innovation routière vient habiter l’ancien et doter d’un contenu fonctionnel nouveau des distributions spatiales anciennes. La même duplication apparente se reproduit après la Révolution. Le classement routier de 1811… calque à son tour le réseau des routes sur la nouvelle armature administrative du pays”. LEPETIT, B. (1988) op. cit.. Même le chemin de fer ne fut pas au XIXe siècle un facteur exogène à la croissance des villes. D. Pumain a ainsi montré que la présence d’une gare n’avait pas été une cause significative de l’évolution démographique entre 1836 et 1911: le chemin de fer s’est inscrit dans une dynamique sociale, économique et urbaine qui le dépassait largement, mais qu’il a contribué à façonner, voire à amplifier[[Qui n’a pas entendu affirmer de façon apparemment irréfutable que le chemin de fer avait sinon déterminé le développement des villes au XIXe siècle, tout au moins structuré et hiérarchisé ce développement; et de citer l’erreur historique de la ville de Tours qui lui aurait coûté sa croissance. Or Denise Pumain a bien montré qu’à l’échelle e l’ensemble des villes françaises, entre 1836 et 1911, la présence d’une gare n’est pas une cause significative de l’évolution démographique. A taille égale, la date d’arrivée du chemin de fer n’apparaît pas plus déterminante. Il semble en fait que le réseau ferré ait été calqué sur une hiérarchie urbaine et des dynamismes démographiques préexistants”. “PUMAIN, D. (1982): ” Chemin de fer et croissance urbaine en France au XIXe siècle” (Annales de géographie , 1982, pp. 529-549).
Ce sont là de riches leçons du passé que feraient bien de méditer ceux des aménageurs et des experts qui conçoivent encore les liens entre techniques et société en termes “d’impact” des premières sur les secondes, et qui par exemple croient encore qu’une autoroute ou des moyens de télécommunication pourraient enclencher des dynamiques de développement régional ![[Ces causalités simplistes restent profondément ancrées obligeant les chercheurs à toujours renouveler leurs démonstrations pour relativiser les “effets” des infrastructures de transport. Voir notamment PLASSARD, F. (1977) : “Les autoroutes et le développement régional” (Lyon, Presses Universitaires de Lyon), MERLIN, P. (1991) : “Géographie, économie et planification des transports” (Paris, Presses Universitaires de France” et plus récemment OFFNER, J.-M. (1993): “Les «effets structurants» du transport: mythe politique, mystification scientifique” (L’espace géographique, îf 3, 1993, pp. 233 – 242)
Les analyses de B. Lepetit indiquent aussi des pistes pour sortir du débat parallèle sur ce qui a été à l’origine de la croissance des villes: croissance endogène ou croissance exogène ? Il montre qu’une cause externe ne peut seule enclencher une dynamique de croissance et qu’il faut une réceptivité préalable du milieu local; qu’inversement une dynamique interne n’est aucunement suffisante si elle n’est pas inscrite dans une transformation du système urbain d’ensemble.
Inversement, la critique de ces problématiques ne doit pas conduire à sous-estimer les liens entre les techniques et l’urbanisation et en particulier leur importance dans la génération des formes urbaines[[Si chaque étape du processus d’urbanisation est contemporaine d; perfectionnements ou de nouveautés dans les techniques, et en particulier les techniques de communication, de conservation, di transports, d’échanges, il est probablement abusif d’établir des liens de causes à effets trop systématiques entre les grandes percées technologiques et les transformations urbaines. Ainsi J. Attali a esquissé une causalité technologique liant chaque centre à une innovation majeure: Bruges et le gouvernail d’étambot, Venise et la caravelle, Anvers et l’imprimerie, Gênes et la comptabilité, Amsterdam et la flûte (bateau), Londres et la machine à vapeur, New York et l’automobile puis le moteur électrique. II est probablement inexact de présenter ces correspondances comme des causalités technologiques. Ce n’est certainement pas le gouvernail qui a fait dV Bruges un centre; cependantil n’est pas indifférent de souligner le rôle qu’a joué le gouvernail dans l’exercice par Bruges d’une fonction centrale.
Notons en passant que toutes les innovations techniques citées par J. Attali sont des techniques de communication, de déplacement et d: conservation; même la comptabilité est d’une certaine manière un moyen de conservation et de communication de l’information. ATTALI, J. (1983) : “Les trois mondes” (Paris, L.G.F.) : les villes du XIXe siècle ont été marquées par le chemin de fer, l’électricité, le télégraphe, mais aussi par la pasteurisation et la conserve qui ont, entre autre, rendu possible la modification des systèmes d’approvisionnement et de distribution. Les dynamiques urbaines ultérieures et la formation de très grandes agglomérations ont été structurées par le téléphone, le tramway, la radiophonie, l’automobile, l’aviation, etc.
Ainsi située, la métropolisation apparaît comme une “étape” ou une “phase” dans un processus d’urbanisation supra-historique, et la métapole comme une forme urbaine co-structurée par l’usage des nouvelles techniques de communication, de conservation et de déplacement des biens, des personnes et des informations. Pour le dire autrement, métropolisation et métapoles constituent le cadre dans lequel jouent et joueront durablement les “forces” économiques, sociales, politiques et culturelles. Certes, ces forces influent sur les dynamiques métropolitaines et l’évolution des métapoles. Mais la poursuite de l’urbanisation constitue un contexte auquel elles ne peuvent échapper, et donc une sorte de limite à leur influence.
Sans doute, l’urbanisation n’est-elle pas continue ; elle connaît des pauses et des recompositions. Mais il n’y a pas d’exemple historique de sociétés ou de civilisations qui aient survécu à une “désurbanisation”.
Dès lors, il s’avère utile pour interpréter ces phénomènes, de mobiliser les analyses en termes de cycles longs. D’une certaine manière, on peut considérer que la phase d’urbanisation généralisée qui s’achève correspond, grosso modo, à ce que l’on pourrait qualifier le cycle “fordo-keynésio-corbusien”[[On peut en effet considérer que les écrits de Le Corbusier sont à l’architecture et à l’urbanisme modernes ce que sont ceux de Taylor et de Keynes à l’organisation industrielle et à l’économie politique. Cf Métapolis, op. cit.. Les éléments de crise des villes que l’on peut identifier ne correspondraient alors pas à une dissolution des villes corrélative d’une post-modernité, mais au contraire à un renforcement des logiques modernes et à l’émergence de ce que l’on pourrait qualifier une “surmodernité urbaine”[[La notion de “surmodernité”, développée notamment par Antony Giddens (qui conteste la notion de post-modernité et qui considère que la situation actuelle est plutôt caractérisée par une “modernité aiguë”, une “radicalisation de la modernité”) nous semble en effet mieux convenir à la caractérisation du cycle nouveau, dans la mesure où le projet de maîtrise fondé sur l’usage de la raison et de la science, qui caractérise la modernité, est plus présent que jamais, et que seuls les paradigmes scientifiques ont changé, passant de l’univers de la complication à celui de la complexité. GIDDENS, A. (1990): “Les conséquences de la modernité” (traduction française, 1994, Paris, Éditions l’Harmattan)..

Les dimensions sociales et institutionnelles de la métapolisation

Des approches simplistes tendent à appliquer, en cette matière aussi, une représentation dualiste simpliste de la société. D’une part il y aurait les territoires métropolisés ou métapolisés,et d’autre part les territoires en voie de paupérisationaccéléréeet de désertification, constitués des villes petites et moyennes et des zones rurales éloignées des zones de l’économie urbaine internationalisée.
Cette approche est le pendant de celle qui oppose les couches sociales intégrées (à l’économie globalisée) et les couches sociales exclues.
Les choses nous apparaissent plus complexes. Sans introduire ici de longs développements sur la crise des rapports salariaux fordiens et l’émergence de nouveaux rapports, il nous semble que le retour de la précarité tend plutôt à distinguer trois types de situations sociales, et dans une certaine mesure, trois types de situations territoriales. A gros traits, on peut en effet considérer qu’il y a les groupes sociaux à situation non précaire ou dont les revenus leur permettent de se protéger contre la précarité ; en second lieu, il y a les groupes sociaux en situation précaire, instable, fragile ; enfin, il y a les groupes sociaux marginalisés,
exclus[[Voir en particulier : CERC (1993) : “Précarité et risque d’exclusion en France”. (Documents du CERC, n° 109, 3° trimestre 1993, La Documentation Française).
Le même type de distinction peut être fait pour les territoires : il a les zones métapolisées , qui englobent des territoires urbains et ruraux, de grandes villes et des bourgades ; il y a les territoires urbains et ruraux, non connectés de façon solide aux réseaux métapolitains et donc en situation très fragile ; il y a enfin les territoires marginalisés, anciennes zones mono-industrielles et zones agricoles périphériques ou enclavées.
Dans les zones métapolisées, la majeure partie de la population se trouve en situation plutôt stable. Dans les zones périphériques, c’est l’inverse. Mais une bonne part de la population et des territoires sont en position intermédiaire ; et en ignorant ces situations, on passe à côté de bon nombre des situations sociales et spatiales, et on se prive de la possibilité de comprendre les rapports sociaux. L’expression “politique de la ville” appellation officielle des politiques publiques dans les quartiers en crise, illustre d’une certaine manière l’indifférence des pouvoirs publics pour ces couches et territoires intermédiaires qui ne se reconnaissent ni dans les problèmes des cités d’habitat social, ni dans ceux des zones rurales ou de la mégapole parisienne. Le coût politique de cette méconnaissance a probablement été important pour les socialistes comme pour la droite.
A cela s’ajoute une incapacité à adapter le cadre institutionnel local aux nouvelles réalités socio-spatiales, en particulier dans les grandes agglomérations. Ainsi, dans les zones métapolitaines, les habitants logent dans une commune, travaillent dans une deuxième, s’éduquent et se cultivent dans une troisième, s’approvisionnent ou se divertissent dans une quatrième. La “République du sommeil” (on vote là où on dort)[[VIARD, J. (1994) : “La société d’archipel ou les territoires du village global” (La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube) devient inapte à faire émerger la conscience d’intérêts collectifs et les dynamiques socio-politiques capables de planifier et de gérer l’espace métapolitain. Le piétinement de la coopération intercommunale témoigne clairement tant de la domination sur la vie politique locale des intérêts électoraux des élus communaux, que de la différenciation sociale croissante des agglomérations urbaines[[TABARD, N. (1993) : ” Des quartiers pauvres aux banlieues aisées: une représentation sociale du territoire” (pp. 5 – 22 in Économie et Statistiques, n° 270, 1993-10). Voir aussi BRUN, J. & RHEIN, C. éds (1994) : “La ségrégation dans la ville. Concepts et mesures.” (Paris, Éditions L’Harmattan).

On assiste ainsi à une dissociation grandissante dans ces zones urbaines, entre l’espace de la société civile, ses flux économiques et ses relations sociales, et l’espace politicoadministratif. Cette dissociation participe probablement à la crise du politique. A brève échéance, elle rend difficile toute tentative de maîtrise et de gestion de la métapolisation. A moyen terme, elle constitue une menace pour des ensembles urbains qui seraient incapables de se donner les moyens de leur gouvernance, et donc pour la société toute entière.
D’un point de vue politique général, cela suppose que, tout en renforçant l’effort pour désenclaver socialement et spatialement les quartiers en crise, on accorde plus d’intérêt à ce qui constitue démographiquement et économiquement la très grande majorité des populations et des territoires urbains, c’est-à-dire les “couches moyennes”, ni précarisées ni dominantes, et les espaces urbains intermédiaires, ni grands ensembles, ni coeurs des cités globalisées.