[[Lucien Jaume, Echec au libéralisme, les jacobins et l’Etat, Paris, Editions Kimé, 1990, 128 p.Nourri d’études fouillées sur Hobbes et l’État représentatif moderne (Paris, PUF, 1986) et sur le discours jacobin et la démocratie (Paris, Fayard, 1989), le livre de Lucien Jaume réinterroge l’opposition usuelle entre la société civile et l’Etat.
L’originalité de sa démarche est de se placer, pour répondre à une question théorique, dans un moment historique privilégié, celui de la révolution française, en confrontant systématiquement le libéralisme c’est-à-dire ce courant doctrinal qui accepte la distance entre la société et l’Etat, et le jacobinisme entendu comme la doctrine qui récuse cette distinction. C’est dire que le jacobinisme n’est pas interprété ici comme un accident de l’histoire, un « dérapage » produit haïssable des circonstances défiant toute explication rationnelle, mais comme une option philosophique dont on s’efforce de traquer les racines dans la tradition théologique médiévale, les doctrines de Bodin ou les pratiques absolutistes, et dont on suit la postérité du bonapartisme du second empire jusqu’au populisme anti-parlementaire ou au gaullisme.
La visée détermine le parti d’écriture : il ne s’agit pas de suivre le déroulement des événements – rappels et indications bibliographiques donnent au lecteur des informations suffisantes – mais de dégager les grandes options opposées des libéraux et des jacobins sur les notions de souveraineté et de représentation, la place reconnue à l’opinion publique et à la diversité des intérêts. Etayé par l’examen approfondi de quelques textes (discours) choisis pour leur représentativité ou leur cohérence théorique, ce petit livre qui se veut un appel à la recherche plus qu’une somme est complété en appendice par un dossier de textes superbes de Roederer sur la représentation et l’opinion publique. Roederer, penseur trop peu connu, député aux Etats généraux, membre du club des jacobins retiré sous la Convention, se rallia à Napoléon qui lui confia d’importantes missions. Il offre l’intérêt d’être à la fois un praticien et un théoricien et de réfléchir sur une solution libérale alternative au jacobinisme dont il saisit d’autant mieux les apories théoriques qu’un temps séduit, il en éprouva personnellement la malfaisance pratique.
Suivons l’auteur dans l’examen de ces points nodaux où s’opposent jacobins et libéraux affrontés à la tâche de construire une société démocratique avec l’héritage de l’absolutisme.
Selon Bodin, le roi unissait dans sa personne la source de la souveraineté et son exercice. Les constituants dissocient cette unité en déplaçant la source de la souveraineté du Roi à la nation, et son exercice du Roi à l’Assemblée. La Révolution puis tout le xix` siècle qui puise dans le répertoire des rôles et des solutions doctrinales révolutionnaires, n’auront de cesse de résorber les effets de cette séparation en cherchant à rendre crédible l’identité des représentants et des représentés.
Les constituants avaient vécu la séparation sur le mode de l’équivoque. La déclaration des droits affirme conjointement l’existence de droits naturels de la prétention de la loi à exprimer seule la volonté générale (le livre rappelle utilement les divers travaux récents sur cette question). Tout l’effort des modérés et des libéraux du XIXe siècle consiste à allier l’élection comme principe de légitimité démocratique avec l’autonomie de représentants auxquels leur compétence permet d’élaborer un vouloir rationnel. Selon une formule célèbre, la confiance vient d’en bas et le pouvoir d’en haut. Cette solution que mettent en oeuvre les régimes censitaires ou ces régimes de cens caché où la représentation devient une fonction spécialisée, conduit pratiquement à ne laisser au peuple pour exercice de la souveraineté au mieux que l’exercice sporadique du vote, au pis de l’émeute (1830, 1848) et souffre d’une incessante érosion de légitimité, dans une France où celle-ci est toujours contestée. En filigrane se dessine une réflexion sur l’opposition entre la France et les Etats-Unis, passage obligé depuis Tocqueville et la réflexion contemporaine sur le libéralisme. Côté jacobins, la séparation entre la source de la souveraineté et son exercice est résorbée par la proclamation obsessive d’une unité imaginaire, au moyen de deux solutions successives : la revendication du mandat impératif, puis après juin 1793, quand les jacobins accèdent au pouvoir, le transfert de la souveraineté aux représentants, identifiés à la partie saine de la nation et donc interprètes de la volonté générale, incarnation du peuple vertueux auquel le peuple réel est appelé à s’assimiler. Dans ce glissement d’une critique de la représentation à l’affirmation des bienfaits d’une dictature morale provisoire (que reprendra Lénine), d’une culture insurrectionnelle d’opposition à une culture de gouvernement, on dénonce d’ordinaire l’opportunisme, le poids des circonstances (dans l’historiographie républicaine) ou la marque de la perversité des hommes (dans l’historiographie contre-révolutionnaire). Ecartant ce débat, aume montre l’unité des deux moments jacobins dans l’imaginaire de l’Un et éclaire son analyse par un retour à Hobbes. Mais de Hobbes les jacobins sont des disciples inconséquents, puisque Hobbes accordait au Souverain l’indépendance d’action, tandis que les jacobins buttent sur l’impossibilité de proclamer ouvertement que l’Assemblée seule est ce qu’ils nomment le peuple. Ainsi l’ambiguïté des notions de souveraineté et de représentation chez les modérés comme chez les jacobins manifeste la difficulté inhérente à toute démocratie fondée sur l’artefact de la volonté du peuple on ne peut gouverner contre l’opinion du nombre, mais cette opinion est toujours énigmatique, fluctuante, et parfois aveugle.
C’est à cerner les rapports de la volonté générale avec l’opinion publique et le monde des intérêts que sont consacrés les deux derniers chapitres, point nodal puisque la tradition politique française est caractérisée par l’extrême difficulté à passer de l’individu au citoyen.
Pour les libéraux, l’opinion est plurielle, et assise sur des intérêts. Deux beaux textes de Roederer illustrent le credo optimiste des libéraux. L’un, de 1796, montre que la révolution française, en rendant le travail honorable et l’oisiveté des nantis blâmable, a universalisé dans les mentalités et les pratiques la référence au principe de l’intérêt bien entendu dont les philosophes du xvtne avaient élaboré la théorie (à la suite des Ecossais). Par la redistribution des biens nationaux, la Révolution a opéré « la fondation du travail libre et dirigé par l’intérêt privé » (p. 116). Dès lors le problème des libéraux se réduit à trouver un processus d’épuration et d’élaboration de l’opinion. Roederer, qui sera « directeur de l’esprit public » en 1802 élabore toute une « théorie de l’opinion publique » : d’abord le mouvement ascendant du sentiment populaire – ou plutôt du malaise populaire tant Rcederer est obsédé comme tous ses contemporains par la hantise des émeutes, et la crainte des classes dangereuses, au cours de ce mouvement ascendant, les passions du peuple, des femmes – c’est tout un dans l’irrationnel – s’épurent à chaque échelon de la hiérarchie sociale, en se formulant rationnellement grâce au travail de la délibération : puis mouvement descendant, chaque groupe social imitant celui qui lui est immédiatement supérieur, en en adoptant les opinions tant la société française post-révolutionnaire est non plus une cascade de mépris mais une cascade de déférences. Dans le texte de Roederer se mêlent à la fois une analyse sociologique de l’espace public tel qu’Habermas l’a défini et l’ébauche des théories de la délibération aujourd’hui en plein essor, car ne sont durables selon Rcederer que les opinions « mises en sûreté par une longue suite de discussions entre les divers intérêts et les divers esprits que rassemble la société ».
A cet optimisme libéral, les jacobins ne souscrivent pas. Leur pessimisme s’ancre dans la dénonciation de l’individualisme (quoique le terme soit postérieur) des Français déshabitués par l’absolutisme de la considération du bien commun, comme Tocqueville l’a montré. La pluralité des intérêts et la pluralité des opinions qui s’y enracinent manifestent pour eux la corruption sociale, par un discrédit du particulier où Jaume montre avec raison l’héritage du catholicisme. De fait L’histoire des variations des Eglises protestantes où Bossuet montre dans toute distance à l’égard du catholicisme la source d’un émiettement infini des opinions et d’une chute dans l’indifférence au vrai – et dans l’immoralité – n’a cessé de hanter la Révolution puis le XIXe siècle à commencer par Lamennais dans son Essai sur l’indifférence. L’effort des jacobins pour résorber la pluralité est un moralisme avant d’être une politique : la régénération de l’homme (cf. Mona Ozouf), c’est le baptême jacobin, le dépouillement du vieil homme ; les jacobins sont l’universitas nouvelle, l’Eglise séculière, la tête du corps du peuple… Il faut lire ces textes étonnants où les représentants, convoquant les fonctionnaires, prennent figure du Dieu vengeur : « l’abîme s’ouvrira sous les pieds des méchants, et des rayons lumineux pareront le front des justes » (p. 55). C’est l’un des points forts du livre de Jaume que cette mise en lumière de l’intrication du théologicopolitique dans une mystique de l’unité qui fait des jacobins les héritiers non tant de Rousseau comme on dit depuis Talmon mais d’un imaginaire religieux organiciste et de Bossuet. Avec pour résultat la dérive despotique que l’on sait.
Ainsi par des chemins successifs, ce petit livre mène une méditation unique sur la fascination de l’imaginaire de l’Un chez les jacobins hantés par l’Etat, et l’acceptation, rechignée ou confiante, du multiple par des libéraux français attentifs à la société civile. On y trouvera des pistes de recherches plus que des réponses – singularité appréciable quand tant de bons esprits embouchent aujourd’hui le clairon des mérites américains, des vertus du marché et de leur triomphe final. Son originalité est de tirer des méandres de notre histoire une analyse philosophique de la tension inhérente aux démocraties entre la liberté et l’autorité, le multiple et l’un, une tension dont les libéraux français furent plus conscients que les libéraux anglais. De cette difficulté française à concilier le libéralisme et la démocratie, Rcederer, instruit par l’échec jacobin, expose magistralement les termes : « entre la servitude et l’anarchie nous trouverons la liberté. Entre les assignats et la gabelle, la banqueroute et l’exaction, nous trouverons la contribution modérée et proportionnelle. Entre les distinctions de naissance et la confusion de tous les hommes, nous trouverons la dépendance des âges, des parentés, des magistratures. Entre l’indissolubilité désespérante des engagements contraints, inconsidérés, malheureux, et la dissolution totale des unions les plus raisonnables, et par cela les plus saintes, nous trouverons la faculté des séparations difficiles » (p. 119). Avec plus de penchant pour l’ordre chez les uns, plus de goût pour la liberté chez les autres, plus d’attachement pour la participation politique des citoyens ou plus de souci de la sûreté de l’individu, plus d’Etat ou plus de marché, cette combinaison de l’agitation confuse des passions et des intérêts avec la hiérarchie des déférences volontaires et la recherche du bien public fut le programme de tous les libéraux français.