Cet article recueille les propos de six jazz(wo)men américain(e)s (Tim Berne, Jim Black, Amy Denio, Ellery Eskelin, Gerry Hemingway, Ken Vandermark) sur des questions comme les rapports que la musique improvisée entretient avec ses auditeurs, les droits d’auteur, et les modes de survie économique que doit s’inventer un créateur dans un domaine dépourvu de tout soutien étatique. La manière dont ces musiciens font face à leur intermittence et à leur précarité, dans le contexte sauvage de la société américaine actuelle, tient à la fois du guérillero et du petit entrepreneur. Du fond de leurs pratiques infinitésimales et de leurs réflexions pragmatiques émergent des modalités d’opération, des frustrations, des projets et des énergies qui sont porteurs à la fois des craintes d’aujourd’hui et des espoirs de demain.
Les paroles qui suivent ont été collectées au cours des cinq dernières années au sein de ce que les scènes jazz de New York, de Chicago et de Seattle comportent de plus vibrant([[ Les entrevues dont des extraits forment le cocktail de cet article, ont été réalisées de vive voix ou par courrier électronique aux dates suivantes : Tim Berne et Jim Black : mai 1997 ; Ellery Eskelin : juin 1998 ; Gerry Hemingway : mars 1999 ; Ken Vandermark : mars 2003 ; Amy Denio : novembre 2003.). Tim Berne (saxophones), Jim Black (batterie), Ellery Eskelin (ténor saxophone) et Gerry Hemingway (batterie) – tous également compositeurs et leaders – appartiennent à ce que l’on appelle généralement la scène Downtown qui a pris forme dès le début des années 1980 autour de la Knitting Factory à Manhattan. Leur invention propre se caractérise par (a) l’hybridation de genres hétéroclites (free jazz issu de la génération d’Ornette Coleman, abrasivité du punk, folklore des Balkans, tradition Klezmer), (b) l’intégration d’instruments et de phrasés empruntés au rock noise (guitares en échos et en distorsions) ou à la musique de chambre (violoncelle), (c) l’inscription des espaces d’improvisation à l’intérieur de structures thématiques ambitieuses (refusant généralement la forme classique thème-solos-thème), et (d) des attitudes iconoclastes (allant de volumes sonores excessifs à des pochettes misant sur le choquant). Cette scène new-yorkaise a ainsi mis en place un espace d’expression qui a jeté toute une série de ponts entre l’explosion jazz des années 1960 (Coleman, Dolphy, Mingus, Coltrane, Ayler), la musique de chambre contemporaine (Boulez, Ligeti, etc.), les explorations de l’aléatoire (Cage), la sous-culture noise (hardcore japonais, Sonic Youth), le funk (Prince), le jazz-rock (Mahavishnu Orchestra) et la Free Music européenne des années 1970 (Brötzmann, ICP), voire le prog-rock (Robert Wyatt).
Amy Denio (saxophones, vocaliste, multi-instrumentiste) développe depuis plusieurs années une recherche parfaitement singulière au carrefour des cultures et en marge de tous les genres établis. Avec quatre collègues jazzwomen, au sein du Billy Tipton Memorial Saxophone Quartet (du nom d’une saxophoniste s’étant travestie en homme pour trouver une place dans le monde du jazz), elle s’est livrée à une musique aussi fraîche et joyeuse qu’irrésistiblement swingante, basée sur des pièces très structurées, brèves et compactes, inspirées parfois de traditions klezmer et balkaniques. Dans son travail en solo, elle met à profit ses recherches sur la voix (inspirées du sud-est asiatique) pour produire des objets lyriques, poétiques et sonores qui inventent à chaque fois leur forme et leur modalité d’écoute propres.
Ken Vandermark (saxophones, clarinettes), pour sa part, a commencé sa carrière une quinzaine d’années plus tard, et a réussi en dix ans à revivifier complètement la scène free de Chicago. À travers les collectifs les plus divers, il propose un jazz toujours animé d’un drive irrésistible, aux accents angulaires généralement syncopés et souvent binaires, qui alterne entre de structures thématiques complexes et de larges plages d’improvisation, avec des rappels constants de la tradition jazz des années 1960 (Sun Ra, Sonny Rollins, Joe Harriott).
Ces divers musiciens travaillent en parallèle, mais sans grand contact avec le mainstream des clubs classiques et des stations de radio traditionnellement identifiées au jazz et à la communauté noire – clubs et radios absorbés dans le conservatisme néo-bop. Ils ne recouvrent donc nullement « la » réalité de « la » scène Jazz américaine, mais une micro-communauté (majoritairement blanche, surtout du côté du public) qui a été, au cours des quinze dernières années, le lieu des inventions les plus fécondes.
Multitudes : « Jazz » : le terme fait-il encore sens pour décrire ce que vous faites ? Vous semble-t-il légitime ? précieux ? réducteur ?
Gerry Hemingway : Je commence en général par dire que je fais de la « musique jazz et improvisée ». Ensuite je corrige le tir en parlant du vaste champ que couvrent mes projets de compositeur et d’instrumentiste. Le « jazz », bien sûr, évoque des choses très différentes d’une personne à l’autre, ce qui fait que je me prends souvent à demander moi-même à mes interlocuteurs ce qu’eux-mêmes entendent par là. Mais si je devais choisir une catégorie assez ouverte pour englober la diversité de sentiments et d’idées que j’embrasse, je dirais que le jazz est encore ce qui reste de plus propre à cela.
Ellery Eskelin : En tant qu’instrumentiste, j’ai des racines profondes dans le jazz, mais j’applique ces racines à des situations qui peuvent ne pas être perçues comme relevant du jazz (comme d’avoir un trio composé de mon saxophone ténor, de la batterie de Jim Black, et de l’accordéon d’Andrea Parkins). Il serait injuste de dénier l’influence des musiciens jazz sur mon travail, et pourtant il devient de plus en plus difficile de faire tenir l’ensemble de celui-ci sous l’étiquette du jazz. La scène d’aujourd’hui se caractérise par sa fragmentation même : il n’y a pas de voix dominante, pas de méthode créative qui s’impose clairement – ce qui me paraît être un environnement excellent pour créer de la musique. Maintenant que les bouleversements plus ou moins majeurs du mouvement moderniste ont été réalisés, nous pouvons nous mettre à faire de la musique avec tout ce qui est à notre disposition, plutôt que de nous voir limités par telle ou telle philosophie imposant une conception étroite de l’art ou de la musique. Chaque singularité est libre de tracer son propre chemin. Cette conception de la « liberté » est pourtant complexe. Le modernisme a parfois été compris comme une tentative de faire rupture avec le passé, d’être complètement original, sans référence à autre chose que soi-même : une liberté définie par le fait d’être « libéré » de toute influence. Je ne crois pas que ce soit possible, même si c’est ce que certains compositeurs ont essayé de faire. Pour moi, être postmoderne, cela veut dire être « libre » d’aller puiser à n’importe quelle idée et à n’importe quelle source d’influence, tout en étant « libre » de les déplacer dans un contexte différent, de les mélanger d’une manière unique, et de les recombiner avec de nouvelles idées.
Gerry Hemingway : La valeur d’une improvisation n’a rien à voir avec son caractère « novateur ». L’effort pour chercher le nouveau à tout prix conduit à des impasses, qui sont surtout le fait d’hyperbolistes. S’il y a une « dialectique dans l’improvisation », elle consiste selon moi dans la façon dont on dirige soi-même et autrui de manière à permettre que la musique advienne pour la majorité de ceux qui désirent prendre part à son écoute. C’est quelque chose de très subtil, quelque chose qui ne « prend forme » qu’à partir d’un partage de maturité, d’inspiration mutuelle et d’un bon sens du rythme.
Multitudes : Vous paraît-il légitime dès lors de faire du jazz un modèle de démocratie en acte ?
Ken Vandermark : Pour que le jazz ou la musique improvisée se déploie de façon satisfaisante, il faut qu’il y ait quelque chose comme une « démocratie » de fonctionnement à l’intérieur du groupe, de telle sorte que les musiciens se sentent « libres » d’apporter la plus haute contribution dont ils soient capables. En ce sens, un bon groupe pourrait fournir le modèle d’une société idéale – constituée par des processus de coopération ouverte et de prises de décisions créatives accélérées. Pour moi, l’une des choses qui rendent l’art de l’improvisation absolument unique consiste en ce qu’il place et le performeur et l’auditeur en position de faire l’expérience d’une créativité en temps réel. Si l’instrumentiste improvise réellement et prend des risques, il ne sait pas ce qui va arriver dans l’instant suivant, comment ses actions vont affecter les autres musiciens, ni comment ceux-ci vont réagir. Quand la création musicale se déroule de cette manière, tout le monde dans la salle fait l’expérience d’un élément de surprise qui distingue ce genre des formes plus « prédéterminées » d’art et de musique. C’est aussi pourquoi il y a une différence de nature entre la version vécue en temps réel [live de cette expérience et sa trace enregistrée. Cette dimension « live », de vie qui se déploie en temps réel, ne peut bien entendu jamais être capturée : réécouter après-coup un concert enregistré n’est jamais qu’une pâle représentation de ce qui est arrivé dans le réel. Cela manifeste la nature « rituelle » de nos performances musicales, et leur nature interactive, qui les fait dépendre d’événements réels et spontanés.
Tim Berne : Dans les CD « live » que j’ai réalisés sur mon label Screwgun avec le groupe Bloodcount, j’ai cherché à rester aussi prêt que possible du son du concert, c’est ce qui les rend si immédiats, si bruts. L’idée originale du label était de diffuser des bootlegs autorisés. Ce sont des documents, c’est pourquoi je préfère les appeler des « répliques » que des « enregistrements.» Ces concerts ont été saisis avec deux microphones, en low tech, mais ça m’est égal. Je ne veux pas transformer nos concerts en sessions d’enregistrement. Je veux que les musiciens soient à l’aise, de façon à ce qu’ils puissent faire acte de subversion, faire des erreurs, des mis-takes, des « mauvaises » prises.
Jim Black : La règle du jeu avec Tim, c’est que chaque situation doit révéler jusqu’où on peut la pousser (trop loin).
Ellery Eskelin : Je suis de mon côté très conscient des formes que j’utilise. Je veux que chaque composition ait une identité claire et distincte. Plutôt que de m’en tenir à une forme donnée (telle que la structure thème-solos-thème), j’essaie de créer une idée différente pour chaque morceau, de façon à ce qu’ils aient tous une structure propre. J’essaie simplement de faire de la musique qui me satisfasse sur le plan corporel, celui de la sensation physique de l’écoute, des formes, des sons. Plutôt que par des processus verbaux, logiques ou conceptuels, je trouve davantage de révélations à travers mon corps physique, à travers les réponses et les sentiments que produisent en moi divers stimuli. Nos corps contiennent une quantité infinie d’informations sédimentées avec le temps. Il faut s’ouvrir à cela pour pouvoir faire acte de découvreur.
Gerry Hemingway : L’auditeur peut se connecter à ma musique des manières les plus diverses : ça va de la jouissance d’un matériel sonore encore inouï, au swing d’une mélodie, ou à la pure énergie d’une interaction entre musiciens. Ma musique transforme l’auditeur par le simple fait qu’elle est un exemple de spontanéité, qui est une chose avec laquelle nous perdons constamment contact à mesure que nous nous socialisons. Mon corps, mon esprit, la communauté formée par le groupe, la collectivité éphémère de la salle de concert : la musique est à localiser à tous ces niveaux à la fois. Parfois, une plus grande proportion vient d’un certain individu, ou d’une source extérieure, ou de l’énergie provenant de la salle, cela varie de performance à performance, et fait la singularité de chaque concert.
Amy Denio : Pour ma part, j’ai découvert que plus j’essaie de contrôler les choses, moins elles tendent à se soumettre à mes plans. Être un improvisateur reflète cette idée d’embrasser le cours de la vie et du chaos, qui vont toujours de l’avant ; si nous respectons cette puissance supérieure du flot, nous serons emportés sur sa force – et nous visiterons davantage de terres inconnues.
Multitudes : Comment gérez-vous votre survie économique dans un environnement qui paraît devoir interdire toute viabilité commerciale au genre de musique que vous pratiquez ?
Gerry Hemingway : J’ai passé pas mal de temps à essayer de remonter la chaîne alimentaire pour me trouver un distributeur capable d’assurer une bonne diffusion à mes enregistrements, comme Blue Note ou Atlantic. Je suis persuadé qu’il y a tout un public qui a faim du type de musique que je joue avec mon quartet, et je cherche donc à convaincre la machine commerciale, telle qu’elle fonctionne actuellement, de la validité et de la viabilité du genre de musique que nous faisons. Sur un plan plus général, je reste persuadé que tout gouvernement a le devoir d’aider au maintien d’une base vitale pour la production artistique dans nos sociétés. Les choses vont si mal dans ce pays qu’il est devenu presque impossible d’assurer la présence d’un enseignant d’arts dans une école publique et, dans mon cas, je parle d’une école dont le financement est encore relativement confortable. Pas question, forcément, d’un prof de musique. C’est précisément cela qui rend l’art « élitiste » : le seul moyen d’offrir une éducation stimulante à votre enfant est de l’envoyer dans une école privée.
Tim Berne : J’ai eu beaucoup de désillusions avec les labels. La plupart du temps, même si l’on signe auprès d’une major, les disques finissent au pilon, la compagnie fait faillite, ou est vendue. Les musiciens ont l’habitude d’être insistants et combatifs [resilient, ils s’accrochent même lorsque les conditions financières sont mauvaises. Mais les employés des grandes compagnies ne connaissent qu’une seule manière de vendre des CD, qui est de les placer dans des magasins et d’attendre ; ils font ça pendant un mois ou deux, et puis ils se lassent. Ils ne savent pas penser à petite échelle, adopter une approche par le bas, plus grassroots. Ils se font hameçonner par le système, et ils ne savent pas voir au-delà. Pour promouvoir un CD, ils se contentent de signer un chèque de 50 000 dollars, et de faire une page de pub dans Downbeat ou Musician. En lançant mon label Screwgun en 1997, j’ai cherché à atteindre les gens plus directement, parce que nous jouons sur toute la planète, et que les gens veulent toujours savoir où l’on peut obtenir nos CD – ce qui me dit assez qu’il y en a qui ne font pas leur travail de distribution. Je ne voulais plus que ça continue comme ça, alors je prends mes disques avec moi pour les vendre après les concerts ; on peut également les obtenir par la poste, ou les commander à partir du site internet -parallèlement aux réseaux de distribution dans les magasins. Je voulais aussi ne plus être soumis au calendrier et aux caprices d’autrui : de cette façon, on fait un disque, on le sort, et on passe au suivant. Et ça a très bien marché, c’est tout à fait viable. Ça a été finalement assez facile – sauf que c’est un investissement énorme de travail et d’énergie. C’est économique, mais surtout, ça vise et ça atteint directement ceux qui sont vraiment intéressés par la musique, ceux qui cherchent à l’écouter, ceux qui veulent y participer – pas les magasins ou les maisons de disques. Il y a beaucoup d’enthousiasme autour de cette musique ; ce n’est pas l’enthousiasme de la pop, mais on peut quand même y trouver de quoi lancer quelque chose de profitable. Il suffit d’être efficace et imaginatif. La promotion, ça veut dire faire des tournées, des interviews, des radios locales, établir des contacts avec tous les petits acteurs qui ensemble font grouiller cette scène.
Ellery Eskelin : Ce que je fais est largement indépendant des structures commerciales ou étatiques. Mais si tu s’accroches assez longtemps, tu peux développer la loyauté d’un public qui reconnaît en toi des qualités qu’il admire, comme la persévérance et l’intensité, qui ne sont atteintes que lorsque l’on dédie sa vie à son entreprise créative. Même si on n’aime ni ne comprend pas forcément ta musique, on reconnaît ces qualités humaines dans ce que tu fais. Il y a une dimension expressive dans cette musique qui transcende l’élitisme et s’ancre dans une forme de populisme. Une approche grassroots permettra toujours de garantir un minimum d’audience. C’est un aspect inhérent à la nature humaine (même si c’est parfois un aspect mineur) que d’être attiré par les alternatives aux goûts majoritaires. Mais la règle à adopter consiste à construire patiemment son public, et à savoir que plus grand ne veut pas toujours dire mieux.
Jim Black : Quand je voyage en Amérique, je vois beaucoup de peur, d’insécurité, et plein de gens qui veulent s’identifier à quelque chose, qui sont fatigués de toute cette culture pop mainstream qui est dictée par une petite élite. Peut-être que ces gens-là n’auront pas la force dans leur vie quotidienne de partir en quête de quelque chose de nouveau, et ils prendront tout ce qui passe à leur portée. Mais ils ressentent quand même ce désir de création. Il me semble que c’est pour ça que nous sommes là, d’un certain côté. En tant qu’humains, c’est notre destin d’être créatifs. On peut avoir un boulot à plein temps, et jouer notre rôle de pion, mais nous avons besoin d’ouvrir cela sur une perspective plus large. C’est ce que fait notre musique : combien de fois par jour avons-nous l’occasion de nous ouvrir, de nous exprimer, de permettre que quelque chose arrive ? J’attends que la rencontre se passe entre ces gens, cette attente, et notre musique. Ça ne peut être que graduel : une personne à la fois. Aujourd’hui nous étions dans un café et une femme a vu que nous étions dans le journal : elle risque de venir au concert de ce soir. C’est comme ça que ça se passe. C’est frustrant, mais il faut y aller pas à pas, tout en essayant d’étirer les choses, et de les pousser aussi loin que possible quand elles se présentent.
Ken Vandermark : Une des choses essentielles pour moi a été de travailler en dehors du modèle actuel de « promotion du jazz ». Pendant des années, je me suis appuyé essentiellement sur les modes de dissémination de la musique propres à la scène du rock indépendant. Je travaille avec des labels indépendants qui me donnent un contrôle absolu sur tout ce que j’enregistre. Aux USA, les groupes avec lesquels je travaille montent dans une camionnette et font des tournées en utilisant les ventes directes de CD pour payer les frais de voyage. J’ai ainsi déplacé ma musique dans des lieux – tels que des clubs rock, des galeries d’art, ou des salles de concert – où vient un public qui a l’esprit plus ouvert, plus prêt à écouter tout ce qui se présente. En général, ces auditeurs sont jeunes et viennent plutôt du monde du rock ; ils ont de la curiosité pour des musiques différentes, ils veulent surtout écouter quelque chose qui soit joué avec une véritable passion dans des lieux qui leur sont familiers (et non dans les clubs jazz, où de toute façon ils ne vont pas). À mes yeux, il vaut mieux court-circuiter complètement la médiasphère, dans la mesure où elle ne répond qu’à la logique de l’argent, non de l’art. On peut observer ce que font ces gens-là afin d’imaginer des alternatives, mais penser qu’il y a un moyen de faire bouger ce monolithe jusqu’à lui faire inclure des idées et des formes qui sont extérieures au mainstream, cela me semble un peu naïf. Au vu des précédents historiques, il apparaît qu’on ne peut rien changer à cela de l’intérieur ; il faut offrir au public une alternative radicale et complète.
Multitudes : Une telle position de rupture s’étend-elle jusqu’à la question des copyrights ? D’où le musicien peut-il prétendre tirer ses revenus ?
Amy Denio : Dans son état actuel le système du copyright est biaisé en faveur des gagnants, des stars et des majors, aux dépens des créateurs authentiques qu’il prétend protéger. En tant qu’artiste indépendante, je tire environ 10% des mes revenus des copyrights, et dans la mesure où ce revenu est assez bas, cet apport n’est pas insignifiant. En même temps, je ne suis pas à l’aise avec l’idée d’assigner une valeur à la musique, laquelle en puissance vient de partout pour aller partout. Il faudrait repenser tout le système, de manière à couvrir tous les artistes équitablement, en tenant compte du volume de matériel créé, du nombre d’œuvres, de leur durée, etc. Voici ce que je proposerais : toute personne ayant l’inspiration ou les moyens de créer s’inscrirait auprès d’un fonds international chargé de collecter une taxe modeste sur tout produit relié à l’audio-visuel (radio, ordinateur, chaîne stéréo, DVD, centre de diffusion, services téléphoniques, etc.). Cet argent serait versé à un Fonds de Compensation des Artistes Associés (dont un pourcentage serait consacré aux tâches de fonctionnement administratif). N’importe qui pourrait s’inscrire pour recevoir une somme de base minime : tous les membres se partageraient 1% du total des fonds recueillis. Les membres seraient ensuite invités à se présenter à des jurys internationaux composés d’autres artistes afin de déterminer s’ils peuvent bénéficier d’un soutien à un niveau professionnel. Les bénéficiaires de ce statut professionnel se partageraient ainsi 9% du total des fonds. Les 90% restants seraient répartis de la façon suivante : 30% alloués en fonction de l’âge de l’artiste, selon un coefficient qui augmenterait chaque année (un créateur encore actif à 60 ans recevrait davantage qu’un jeune de 20 ans) ; 30% alloués en fonction des activités de tournée et de performance des œuvres (en proportion directe du nombre de performances, en live ou à travers les médias, ce qui pourrait inclure des facteurs comme les comptes-rendus, le nombre de connections à un site web, etc.) ; 15% alloués en fonction de la durée totale des œuvres composées, enregistrées et jouées en public, durant la vie entière de l’artiste ; 15% alloués en fonction du nombre total d’œuvres conçues par l’artiste.
Ken Vandermark : Pour ma part, je ne vois pas en quoi le système du copyright aide à « protéger mes idées ». Je n’ai vu venir aucune ressource financière liée au copyright. À travers mon association avec ASCAP, j’ai reçu des droits d’auteur pour la musique diffusée sur les média européens, mais pas sur ce qui est diffusé aux USA parce que le système ne fonctionne pas ici pour le type de musique que j’enregistre. Si les artistes étaient payés directement pour l’utilisation de leurs idées, à chaque fois et non sélectivement comme c’est le cas aujourd’hui, cela serait sans doute positif. Je ne peux pas imaginer qu’il n’y ait pas un moyen, avec les nouvelles technologies, de suivre une telle utilisation de façon à rembourser les artistes quand on passe par les « canaux officiels » (à savoir la radio, la télévision, le cinéma). Les grandes compagnies de l’industrie musicale ont mis en place un système dans lequel de nombreux amateurs de musique se sont fait tellement arnaquer qu’ils ne ressentent plus aucune loyauté envers les artistes qui produisent la musique qu’ils écoutent. Je doute qu’il y ait un moyen de renverser la vague de « piraterie musicale » sur internet. Il me semble pourtant que ce ne sont pas les musiciens qui perdent de l’argent dans ce cas, mais les compagnies elles-mêmes – et c’est bien pourquoi il y a eu tellement de couverture de ces questions dans les médias. Je crois que les gens doivent être payés pour ce qu’ils font, et les musiciens ne devraient pas être relégués à un système de troc simplement à cause du type de bien qu’ils créent. L’idée d’une taxe imposée à la connexion à l’internet, ou à l’utilisation du réseau téléphonique, afin de rembourser le travail des artistes, apparaît plus réaliste et possible, et, comme je l’ai déjà dit, je pense que les musiciens devraient être payés pour le travail que le public choisit d’entendre. Cela dit, même si je suis extrêmement motivé et passionné pour le faire, c’est mon choix d’être musicien – et je ne pense pas que la société soit tenue de financer un tel choix de ma part : est-ce que chaque plombier veut être plombier ? ou essaie-t-il de faire vivre sa famille et de payer ses factures ? est-ce que nous finançons les plombiers ? sont-ils plus ou moins nécessaires que les artistes ? Il est difficile d’éduquer le public sur le type de musique que je pratique, largement par la faute des systèmes médiatiques qui sont en place. Si je fais un concert et que personne ne vient l’écouter, dois-je être payé quand même ? La responsabilité de la « validité » économique de mon travail ne doit-elle pas retomber sur moi-même avant qui que ce soit d’autre ? C’est l’individu qui doit se donner les moyens de son autonomie, en trouvant des méthodes capables de lui assurer les ressources financières alternatives dont il a besoin. Si l’on choisit d’être artiste dans la société d’aujourd’hui, on fait face en général à la nécessité de faire des petits boulots [a day job, c’est comme ça. Je comprends mal pourquoi la société devrait financer mon mode de vie parce que je suis un musicien. Être payé pour le résultat de mon travail est plus raisonnable, et me paraît être un moyen plus réaliste de « quantifier » le soutien financier sur lequel je peux compter.