En tête

Éclat d’économie et bruits de luttes

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Les crises, les guerres accouchent de transformations, à défaut de la société nouvelle qu’ont rêvée et pour laquelle se sont battus ceux qui ont vu craquer un vieux monde. Précisément, lorsque le monde de la grande usine d’automobile qui donna son nom à l’époque (le fordisme) fut secoué par les luttes sociales des ouvriers des chaînes de montage, puis par la crise de l’énergie et enfin par la pollution, on chercha sur quel nouveau secteur porteur le capitalisme allait bien pouvoir s’appuyer pour se renouveler. On parla des industries de procès (en continu) de la chimie, de l’électronique comme nouvel emblème de la croissance. L’ennui était qu’aucun secteur précis n’apparaissait qui pût synthétiser à la fois un secteur d’accumulation forte, le plein emploi, une croissance du pouvoir d’achat et un contrôle dynamique du salariat. On avait tantôt l’un tantôt l’autre, jamais toutes les composantes ensemble.
Pourtant depuis neuf ans aux États-Unis, quatre ans au Royaume-Uni, et un ou deux ans sur le continent européen, la croissance est de retour. Une croissance ponctuée par les cris de Cassandre de la plupart des économistes qui attendent le krach comme le Mouvement ouvrier attendit l’effondrement final et global (le Zusammenbruch) du capitalisme.[[Il est amusant de constater que la plupart des prix Nobel d’économie (sauf Robert Mundell) avaient parié sur un échec de la constitution de la monnaie unique en Europe, et qu’une écrasante majorité des Prix Nobel ne croient pas à la pérennité de l’expansion capitaliste actuelle sans un ajustement très sévère. L’hypothèse tenant que nous sommes sortis de la phase de dépression, phase B d’un cycle Kondratieff (cycle économique de l’ordre du demi-siècle comprenant une phase de croissance et de hausse des prix, suivie par une phase de dépression et de stabilité ou de déflation) [[Jean Zin, auteur d’un long papier sur les cycles Kondratieff (« Les cycles du capital » consultable sur le web : http://perso.wanadoo.fr/marxiens/politic/capital.htm), m’a fait remarquer à juste titre que ce type de cycle économique dans sa phase ascendante n’exclut nullement de violentes perturbations (les ajustements ou corrections). Mais ce qui est fondamental, sur quoi nous sommes d’accord, c’est qu’il ne faut pas prendre ces secousses pour les symptômes d’un effondrement total imminent. On peut raffiner et contester comme Jean Zin le fait que nous soyons en début de Kondratieff tant que l’inflation des prix n’a pas repris. Mais si l’on veut caractériser froidement la fonction réelle de la fameuse bulle spéculative, on peut noter qu’elle correspond à un report de l’inflation par les prix, sur une inflation des titres et des actifs financiers. L’emballement du prix de ces actifs, commence quand l’inflation est terrassée officiellement. Les raisons de ce mécanisme sont bien explorées et démontées dans la contribution de Christian Marazzi de ce numéro., que nous sommes au bord d’une nouvelle expansion longue n’apparaît plus comme farfelue. L’idée d’une résorption du chômage dans les dix ans à venir est sérieusement envisagée.
Bref, il se passe quelque chose. Ce quelque chose est récupéré par la presse économique sous le double nom de « nouvelle économie » et de « nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) ». On assiste à une révolution technologique qui combine l’usage massif des ordinateurs, des puces électroniques dans tous les domaines, un abaissement sans précédent des coûts de production de l’information, de son stockage, de son acheminement et de son traitement. Bernard Paulré expose dans le dossier de ce numéro, les grandes lignes de cette nouvelle donne économique que Peter Drücker, le grand gourou du management intelligent, comparaît récemment à la révolution des chemins de fer.[[Le Monde des Débats, mars 2000.

Où se crée la valeur?

L’interrogation qui se fait jour désormais porte sur le système d’ensemble de l’économie. Ne sommes-nous pas en train de changer de paradigme (c’est-à-dire de modèle et de système global) avec la Net-economy ? Les grandes lois que la science économique avait dégagés depuis Adam Smith, Ricardo et Marx pour la révolution industrielle, valent-elles toujours ? Quelques questions doivent être impérativement posées.
La première, cruciale dans ses enjeux, est celle d’une identification plus claire du lieu de création de valeur. Nous avons été accoutumés par deux siècles de tradition intellectuelle et politique à faire de l’entreprise le lieu par excellence de la création de valeur. Le libéralisme, paradoxalement suivi par la pensée critique du capitalisme (en particulier celle qui s’inspire de Karl Polanyi), continue de faire de l’entreprise le lieu de mission par excellence, une sorte de forteresse assiégée au milieu d’un monde frivole qui ignorerait la « dure contrainte économique », et de l’Etat l’expression de la volonté populaire qui desserrerait l’étau accumulateur capitaliste. Mais cette description caricaturale correspond-elle encore à la réalité ? Quel est le moteur de la création de valeur aujourd’hui, après deux siècles (voire quatre si l’on suit, à juste titre, Wallerstein) d’interpénétration entre l’Etat et la grande entreprise, entre la société civile et la petite et moyenne entreprise ? Pour la théorie économique la plus récente, celle qui essaye d’échapper aux stéréotypes néoclassiques, marxistes, radicaux ou encore keynésiens, les vrais lieux de création de valeur sont le territoire productif (la théorie de la gouvernance des territoires productifs, pas la corporate governance des actionnaires), la société dans son ensemble, la qualité de population, la coopération, les conventions, les apprentissages, les formes d’organisation qui hybrident marché, entreprise et société. Maurizio Lazzarato relit dans ce numéro les écrits économiques de Gabriel Tarde et montre ce que l’on peut en tirer pour notre futur immédiat.
Situer la source de la productivité en amont et en aval de l’entreprise, dans la « performance globale », situer la profitabilité dans l’appropriation par l’entrepreneur de l’information et de l’organisation spontanée offerte
gratuitement par l’organisation sociale et étatique de la multitude, n’est plus en effet une rêverie d’utopiste, c’est le discours des chefs d’entreprises lorsqu’ils ne font pas de l’idéologie cousue de fil blanc. La Gauche pourrait peut-être en tirer profit et cesser de se battre contre des moulins à vent en opposant de façon simpliste la réglementation de l’Etat au marché, ou dans son versant libéral de vanter le souple marché face à l’Etat bureaucratique.

Des externalités négatives aux externalités positives

La deuxième direction de recherche et d’aggiornamento de la pensée et de la politique économique, c’est la question des externalités [[Voir les réponses qu’apporte dans ce dossier Michel Aglietta. et plus exactement celle des externalités positives et des rapports des entreprises à leur environnement. Depuis l’installation de la raison écologique, la prise en compte des systèmes extrêmement complexes a contraint la rationalité « marchande » à admettre que ce qui paraissait une allocation de ressources profitable, pouvait s’avérer par ses effets non pris en compte formidablement dommageable et destructeur d’un milieu fragile. Une bonne partie des performances du développement capitaliste (et pas seulement de la croissance quantitative de la consommation d’énergie par habitant) étaient dues à la consommation effrénée de ressources non renouvelables et au fait que l’on pouvait impunément décharger sur le milieu naturel les nuisances sans avoir à en payer le prix. Oui, les externalités négatives devraient être prises en compte dans le calcul économique durable et soutenable. L’air, l’eau devenant rare et/ou pollués, on commence à réclamer le prix de leur reconstitution. Et sur ce versant, commence l’antienne des dévots du marché : donnons un prix à la pollution, et organisons par le marché et dans le marché une nouvelle allocation optimale des ressources rares et non renouvelables. La naissante industrie de l’anti-pollution prospère sur cette lancée.
L’ennui dans ce beau schéma qui consiste à marchandiser le plus possible de biens et de services, ou de ressources, et le plus vite possible en mettant le tout aux enchères (comme par exemple les droits de pollution cédés contre espèces sonnantes et trébuchantes par les pays pauvres ou encore non développés), c’est qu’on oublie de la sorte l’autre aspect du processus. Pour faire qu’un système de plus en plus complexe intervienne en faisant le moins possible de dommages irrémédiables, il faut que soient produites par le savoir collectif, par la coopération gratuite et désintéressée des multitudes largement alphabétisées, de plus en plus d’externalités positives. Bref que l’on soustraie au marché, à la loi de production par le marché, de plus en plus de biens informations, de services nouveaux.
Les « nouveaux économistes » et leurs disciples tardifs de la « nouvelle économie marchande » oublient que les marchés ou organisations-entreprises consomment de plus en plus d’externalités positives. La marchandisation croissante de domaines qui paraissaient échapper à la norme monétaire et au calcul économique, va de pair avec la progression irrésistible des prélèvements obligatoires, avec une redistribution inhérente aux mécanismes même de la production. Ce n’est pas un hasard si les modèles de croissance endogène mettent au premier plan les externalités positives liées au capital humain, et les politiques publiques, comme l’exposent Antonella Corsani, Enzo Rullani, Richard Nelson et Michel Aglietta à partir de prémisses pourtant sensiblement différentes. Il ne faut pas seulement penser le marché, l’entreprise et l’Etat ensemble pour en faire la critique, il faut aussi nouer société, population, État, marché, sphère non marchande et sphère monétaire dans leurs nouvelles articulations, pour comprendre les enjeux nouveaux de leur contrôle. Ces mutations sont le corrélât des mutations dans la nature de la souveraineté, de l’Etat.

La question de la monnaie

L’analyse par les externalités fournit une clé d’entrée particulièrement stimulante à trois composantes majeures de notre présent, d’un présent destiné à durer au moins ces quinze prochaines années. La question de l’exploitation brutalement économique tout d’abord, celle des nouvelles frontières des services universels (que les Français nomment « services publics ») comme problème politique et enfin celle de la libération éthique et affective conçue comme séparation croissante d’avec la création de richesse, d’avec son appropriation par les capitalistes individuels ou collectifs. C’est parce que le poids des externalités est devenu considérable que s’opère une séparation entre la richesse sociale et sa mesure économique à l’aune des profits [[On peut renvoyer ici aux contributions de Enzo Rullani et de Maurizio Lazzarato, qui ouvrent de nouveaux horizons de recherche..
On pourrait résumer le clivage entre valeur et richesse de la façon suivante : est richesse toute activité de production-consommation de biens -information qui restitue aux usagers suivants plus d’externalités positives qu’elle n’en consomme, et qui produit moins d’externalités négatives qu’elle n’en compense. Lorsque le poids des externalités par rapport aux valeurs mesurées monétairement, ou par les coûts de production, est faible, les prix de marché demeurent grosso modo des indicateurs fidèles de la richesse. Lorsque les externalités se démultiplient sans cesse, qu’elles sont gouvernées soit par des coûts de production alternativement très faibles ou gigantesques parce qu’immédiatement globaux, soit par une indivisibilité forte, alors les coûts de transaction d’une mise en marché deviennent infinis. Ils deviennent un handicap insurmontable quant à la diffusion indispensable des connaissances et à la vitesse du cycle du produit-connaissance. Le capitalisme dans sa nouvelle phase, ou sa dernière frontière, a besoin du communisme des multitudes.
Dans l’économie cognitive, la loi de la valeur n’est pas seulement déformante, elle est contre-productive. En effet la productivité considérable de la coopération sociale n’est pas produite par le marché et dans le marché, mais elle le précède comme sa condition, comme son autre, son ombre et sa substance. C’est sous cet angle de vue qu’il faut revisiter la financiarisation de la nouvelle économie comme de l’ancienne. Christian Marazzi analyse à travers l’exemple des produits financiers dérivés qui mettent un prix sur l’incertitude du futur et de la croissance, comme l’offre de monnaie-crédit anticipant sur la productivité globale met un prix sur l’externalité que constitue la société dans son ensemble, selon l’audacieuse formule de Michel Aglietta dans l’entretien qu’il nous a accordé.

La révolution technologique

Ce n’est pas un hasard si l’Internet est devenu l’emblème de cette nouvelle conception de la richesse. Au départ de l’Internet il y a le produit le plus durable de la contestation de Berkeley et de la guerre du Vietnam dans les Universités américaines[[Voir l’article d’Antonella Corsani dans ce numéro et également ceux de R. Stallman et de L. Moineau et A. Papatheodorou dans le numéro 1 de Multitudes.. Une coopération cognitive se développe et s’empare des moyens technologiques de l’électronique de façon horizontale, anti-autoritaire et transnationale. Dans un deuxième temps, l’armée américaine qui est intéressée par cette méthode de travail, finance le début du programme de construction de la Toile entre les universités. On connaît la suite. Le Web devient l’emblème du fonctionnement en réseau, d’une croissance foudroyante des échanges. Ce n’est qu’après coup que les marchands, les entreprises et pour finir les économistes, se rendent compte du potentiel de profit que recèle le gisement « connaissance humaine » et passent à l’offensive. On pourrait l’appeler la nouvelle conquête de l’Ouest avec ses aventuriers, ses hommes de loi aux ordres, l’armada pesante des nouveaux droits de propriété, des limitations de la liberté, ces nouvelles enclosures. La différence est peut-être que l’on ne refera pas aux communautés du Net le coup des réserves indiennes, des aborigènes australiens, ou des paysans irlandais. L’exemple du Chiapas l’a d’ores et déjà montré. La révolution technologique est en même temps une révolution sociale, l’investissement mondial des militants dans le logiciel libre, les nouvelles formes de coordinations des luttes qui investissent et parasitent désormais chaque sommet institutionnel de la « mondialisation ». Une rencontre internationale des « cultures digitales » aura lieu à Paris en décembre prochain. Multitudes en est partie prenante et s’en fait l’écho.

Le nouvel esprit du capitalisme

Il faut prendre les choses dans l’ordre et avec méthode. La nouvelle richesse, avant la nouvelle économie, qui n’est que la ruée vers l’or de la connaissance et de la production de la connaissance vivante au moyen de la connaissance vivante, repose sur l’infini des externalités de la coopération humaine, un infini qui n’a plus grand chose à voir avec la division esclavagiste du travail ou son habillage dans le marché salarial. C’est de ce côté là qu’il faut chercher la véritable crise du welfare state et les tentatives toujours ratées « d’insertion » comme contrepartie du revenu distribué.
L’appropriation capitaliste de ces richesses est prédatrice d’externalités comme la conquête de l’Ouest était dévoreuse d’espaces naturels. Il y a deux aspects dans cette prédation : d’un côté la mise en mouvement d’une masse considérable de travail intellectuel, affectif, fourni gratuitement ou à des tarifs ridiculement bas. C’est la nouvelle misère comme condition de la richesse. Le travail banal, classique dans le Nord fait l’objet d’un échange serré, d’une lutte pour la répartition largement quadrillée ; le travail qui permet le fonctionnement de l’économie cognitive est largement caché, non reconnu. Sa précarisation est la condition de cette infériorisation. L’une des raisons de la réapparition des working poors, c’est-à-dire des gens pauvres, de plus en plus pauvres bien qu’ils travaillent, tient à ce paradoxe. Le travail cognitif dans le Nord et à fortiori dans le Sud, est le nœud de l’exploitation si celle-ci revêt désormais la forme du contrôle d’un réseau et non plus la figure mécanique d’une machine, ou organique d’un corps musculaire se dépensant. L’analyse de la condition précaire des nouveaux salariés et des transformations du contrat de travail, sans cette dimension centrale, verse rapidement dans la morale des bons sentiments et de la dénonciation. Le numéro 3 de Multitudes consacrera sa mineure à l’ouvrage de Luc Boltanski et Eve Chiapello.[[Outre l’entretien avec les auteurs du Nouvel esprit du capitalisme on trouvera des contributions de Bruno Karsenti et de Thierry Pillon.

La question du public et de l’individu

Si les externalités négatives deviennent la véritable mesure de la possibilité de survie de l’humanité, et les externalités positives la véritable mesure de la richesse, d’une richesse qui ne découle plus de l’accumulation de moyens de paiement et de crédit, c’est le rôle de l’Etat, de ses fonctions, qui subit une formidable mue, bien plus importante que le marché qui reste désespérément et platement le même, avec ses paillettes, sa verroterie, ses mirages. Les vingt-cinq dernières années du XXe siècle auront été occupées par de graves débats sur « nationalisation » ou « privatisation » de la production de biens matériels aussi banals et plein de nuisances que les automobiles. Mais les véritables questions qui conditionnent l’avenir sont plutôt celles des nouvelles gratuités, des nouveaux espaces publics à préserver, qu’il s’agisse des télécommunications, de la télévision, de la production artistique et intellectuelle, du décryptage du génome humain, des organismes génétiquement modifiés programmés pour s’éteindre, de la qualité de la fin de vie, du clonage humain, de la qualité de la nourriture, de la décentralisation de l’éducation, de la formation, de l’égalité d’accès aux services complexes, de la préservation des écosystèmes. Là se situent les véritables batailles de démocratisation des administrations, de surveillance citoyenne et de passage au tamis de nos vieilles démocraties parlementaires, représentatives du chemin de fer, puis des autoroutes sous les Alpes.
Les secousses qui parcourent le système éducatif du primaire à la recherche supérieure, avec une grande régularité, sont l’expression d’un nouveau rapport d’usage avec la formation de soi, l’appropriation de la connaissance pour mieux se protéger de l’esclavage et de l’hétéronomie du salariat comme le montre les chroniques de Pascale et Mick Miel sur les luttes des scolarisés dans l’Hérault en cet hiver 2000. Les usagers de l’éducation ne font pas appel au marché, mais ils sont saisis d’une poussée libératrice qui, faute de déboucher sur de nouveaux partages juridiques, finit en marché et en apologie misérable de l’actionnariat populaire.
Derrière ce prurit du marché, il y a pourtant une logique juridique nouvelle de l’aide à la personne (c’est l’une des indications stratégiques de M. Aglietta qu’on ne peut soupçonner de flirt avec le « libéralisme » à la Madelin) et non plus aux « familles », si importantes dans le fordisme. Derrière l’Homo œconomicus de l’individualisme possessif et boursicoteur généralisé, il y a une poussée de libération de la personne comme multitude à elle seule, comme créatrice de valeurs, d’affects, de jeux [[Voir l’interprétation de la financiarisation et de la résolution du problème du risque par le marché des produits dérivés que fait Christian Marazzi dans ce dossier.. Faute de l’identifier, la critique de l’économie politique et de la « pensée unique » risque de tourner à vide, de rater les véritables droits de passage que se frayent tous les jours les multitudes dans le continent de la nouvelle économie. Ce sont ces chemins de traverse, ces lieux appelés à devenir les nouvelles pistes communes, les nouvelles places, les nouvelles villes, notre habitat, qu’il faut explorer davantage. La contribution d’Anne Querrien et François Rosso sur les pratiques réelles des sidérurgistes lorrains sur vingt ans de reconversion industrielle drastique indique quelques pistes bien plus générales. La revendication d’une allocation universelle ou d’une garantie de revenu pour affaiblir le salariat dans ce qu’il a de normalisateur, paraît bien une autre indication majeure à suivre dans la reconstruction du welfare correspondant à l’économie cognitive, au lieu du laborieux workfare qu’on habille de tous côtés et sans conviction des oripeaux de la nouvelle prospérité.
Quant à l’intempestive philosophie de Spinoza lisible dans les contributions d’Antonio Negri et de Nicolas Israël, elle oriente tous ceux qui aspirent à la vie en multitudes, qu’ils aient ou non chaussé les lunettes de la lecture de son œuvre. Puisons-y aussi la force du rire qui fait tomber les vieilles murailles des Jéricho corporatistes, ou qui noie dans leur ridicule les fantômes fascistes qui hantent de nouveau l’Europe. Hubert Klocker, un des meilleurs spécialistes de l’Actionnisme autrichien, auquel le Louvre consacre une exposition qui ne pouvait mieux tomber, reconstruit l’histoire de ce mouvement d’avant-garde dans la peinture et son invention de la performance corporelle. Il accompagne ce petit dossier d’une iconographie soignée, complétée par des photos inédites dont nous devons la publication à Jacques Donguy. Enfin, le drapeau autrichien, dessiné-détourné par Günter Brus, qui ouvre ce numéro, histoire de ne pas oublier Vienne, il est narquoisement intitulé : Lichtbildstelle der Österreichischen Exilregierung, c’est-à-dire : Service des archives photographiques du gouvernement autrichien en exil. J’oubliais le plus important, la date : 1969. Tout juste trente et un ans. La « nouvelle peinture » avait quelques longueurs d’avance sur la « nouvelle économie » dans la mise en scène des vieilles lunes du pouvoir.

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