Dans cet entretien, Symons discute de l’etendue et des caracteristiques de la philosophie de la biologie, sans oublier certaines questions concernant les dimensions politiques des developpements biologiques. Parmi les themes de l’entretien on trouvera : la nature de la connaissance biologique ; le statut du reductionnisme ; et les problemes contemporains autour du darwinisme, la biotechnologie et le clonage.
Multitudes : Qu’est-ce que la philosophie de la biologie selon toi ?
John Symons : Plutôt que de répondre en renvoyant tout de suite à la spécialisation qui naît des contraintes de la vie universitaire, je préférerais qu’on se demande s’il existe une différence entre le biologique et le non-biologique qui serait en quelque sorte « fondée dans les choses » ; ainsi cette différence légitimerait l’existence de la philosophie de la biologie en tant que discipline ou spécialité à part entière. Si nous poursuivons dans cette dernière approche, nous serons déjà alors en train de pratiquer le questionnement philosophique, et ainsi nous serions déjà en train de faire de la « philosophie de la biologie ». Nous sommes nombreux, je pense, à préférer la pratique de la philosophie à celle d’un questionnement méta-philosophique dans lequel on s’embrouille assez rapidement. Cela dit, je n’entends pas esquiver par cette affirmation la question des méta-niveaux de la réflexion. Simplement, dès que nous réfléchissons sur le statut de notre travail d’une manière soutenue, nous faisons de la philosophie, et cela me convient.
Même quand nous parlons de la philosophie en tant que profession, nous pouvons revenir sur un terrain conceptuel intéressant. Par exemple, admettons que la division du travail au sein de la vie universitaire, qui engendre des spécialisations telles que la philosophie de la biologie, est une chose mauvaise ; que les philosophes sont myopes ou que nos vies professionnelles sont simplement des symptômes de l’américanisation de la vie des chercheurs. Ce n’est pas faux, en tout cas c’est possible, mais si les philosophes souhaitent s’exprimer sur la nature du vivant, sur ce que c’est qu’un être vivant, ne sont-ils pas obligés d’examiner et d’évaluer les résultats de la recherche en biologie ? Bien que certains débats qui ont lieu dans la philosophie de la biologie ne soient pas connus des chercheurs en laboratoire, je pense qu’elle s’occupe en grande partie des vrais détails de la recherche scientifique. Il est difficile ensuite de prétendre que ces philosophes sont « trop près » ou « trop impliqués » dans ces détails sans défendre par là même une espèce d’ignorance à l’égard cette recherche.
Pour en venir aux pressions institutionnelles qui engendrent des disciplines et des micro-disciplines, il est certes difficile de nier que la philosophie de la biologie, comme tant d’autres « philosophies de », est une spécialisation professionnelle qui fournit à ses participants le moyen de caser leurs recherches et une communauté de chercheurs au sein de laquelle on peut progresser en se concentrant sur des problèmes spécifiques. Selon moi, des groupes de chercheurs travaillant sur des questions précises peuvent souvent produire des résultats plus sophistiqués, intéressants et même vrais que des génies isolés travaillant sous le coup d’inspirations aussi puissantes qu’elle sont générales. Prenons le débat sur le statut des notions téléologiques dans la philosophie de la biologie. Nous y trouvons un niveau incroyable de sophistication et de subtilité, résultant d’un véritable travail d’abeille collectif au sein de la profession, depuis une trentaine d’années. Dans cette tradition, le philosophe de la biologie moyen peut discuter de notions comme celle de « fonction » avec un niveau de précision qui était simplement impossible pour les philosophes du passé. On peut dire sans craindre de se tromper que la communauté philosophique dans son ensemble saisit mieux la notion d’une fonction en biologie que par le passé. Les contraintes de la spécialisation sont réelles, mais il ne faut pas les considérer sous un angle uniquement sociologique, ni tomber dans l’attitude cynique ou méprisante envers les spécialistes que l’on trouve parfois chez les philosophes.
Sur le plan métaphysique, je suis tenté de croire que la philosophie s’est divisée selon des lignes correspondant à des distinctions réelles, des thématiques différentes, des approches différentes des grandes questions constitutives de sa tradition, etc. Il me semble utile de reconnaître, comme le font certaines tendances de la philosophie contemporaine, qu’à des questions différentes il faut répondre en employant des méthodes différentes. Mais là nous nous éloignons de ta question du départ. Armés de ce principe, nous pouvons revenir sur la seule méta-question intéressante en philosophie de la biologie : y a-t-il des critères légitimes permettant de tracer une frontière au cœur du réel, entre le biologique et le non-biologique ? Comme je l’ai indiqué plus haut, cette question fort conceptuelle a vraiment été centrale dans ce que l’on appelle la philosophie de la biologie. Pour ma part, j’y vois une question ontologique, une question sur ce qui existe vraiment et sa manière d’exister. La plupart des approches traditionnelles dans la discipline qui nous intéresse ici peuvent être qualifiées de kantiennes, au sens où elles se focalisent sur le statut épistémologique de la connaissance biologique, plutôt que sur l’existence ou la non-existence d’entités biologiques en tant que telles.
Multitudes: Je me demande s’il n’y a pas ici une différence entre une tradition plus « ontologique » en France, qui se soucie beaucoup de la nature du « vivant » (difficile à traduire justement en anglais), au moins depuis des figures prestigieuses telles que Lamarck, Bichat et Claude Bernard, et ensuite Bergson, ceux-ci étant repris et synthétisés dans la pensée de Canguilhem, et une tradition plus « méthodologique » ([[Jean-Pierre Cléro, dans Déterminisme et liberté, Paris, Ellipses, 2001, oppose « ontologique » à « déontologique » dans un sens voisin du nôtre.) qui a donné naissance entre autres à la philosophie de la biologie dans le paysage universitaire anglo-saxon. Ironie du sort, le kantisme épistémologique, ou le kantisme en tant que théorie de la connaissance, fut une tradition très française (je pense à Brunschvicg notamment) … mais s’appliquant exclusivement aux sciences « dures », pas aux sciences de la vie. Mais pour revenir à toi, où situerais-tu le « commencement » de la philosophie de la biologie ? Où commence-t-elle ?
John Symons : J’imagine que la réflexion sur la nature des êtres vivants a toujours joué un rôle central dans l’histoire de la philosophie. Dans nos meilleurs moments, nous avons tendance à nous montrer sensibles à la complexité et la beauté du monde naturel. Les êtres vivants sont une source d’émerveillement, et – selon Aristote au moins – la philosophie commence avec l’émerveillement. Évidemment, l’expérience du merveilleux est un phénomène pour le moins amorphe, et prendre l’émerveillement comme point de départ de la pensée, c’est presque comme si on commençait par la confusion [bewilderment totale. Le merveilleux, une « merveille » au sens médiéval peut nous arrêter net dans notre cheminement, mais je doute que l’émerveillement en lui-même puisse fonctionner en tant que source d’activité ou d’enquête. La philosophie et même la poésie peuvent démarrer par un instant d’émerveillement, mais je suis sûr qu’Aristote aurait été d’accord avec la suggestion platonicienne selon laquelle l’émerveillement n’ira pas plus loin (en tant que point de départ, justement) s’il n’y a pas aussi un désir de comprendre ou libido sciendi.
Multitudes : Oui, mais à partir de ces expériences fondatrices, ni Platon ni Aristote ne souhaitent fonder une « philosophie de la biologie » : plutôt une métaphysique ! Cela dit, on a beaucoup discuté à propos d’Aristote et de sa notion de substance, pour savoir où commençait le biologique et où finissait le métaphysique. Simplement, la question demeure intacte : par où la philosophie de la biologie commence-t-elle ? Bien sûr, ta réponse précédente sur le plan pratique peut être suffisante.
John Symons : Peut-être envisageais-tu une réponse plus historique. Évidemment, un grand nombre des thèmes importants dans la philosophie de la biologie sont déjà présents chez Aristote, dont les réflexions biologiques sont admirables ; on y retrouve la notion de fonction : qu’est-ce qui fait qu’une main est une main ? Une espèce existe-t-elle « objectivement » ? De même, toute la période du dix-septième au dix-neuvième siècle, durant laquelle la biologie fait des progrès énormes, est également une période de grande activité théorique dans les réflexions sur le vivant (on songe au travail anatomique de Descartes ou à la réflexion sur l’organisme chez Kant). Dans la seconde moitié du vingtième siècle, la philosophie de la biologie était en grande partie une série de réflexions sur la capacité de la recherche moléculaire à expliquer les phénomènes biologiques. Les travaux récents autour du Human Genome Project (le projet d’étude du génome humain) qui ont attiré tant d’attention, l’essor du secteur des biotechnologies, etc., sont tous des effets des résultats obtenus par les biologistes entre les années 50 et les années 80. Les philosophes durant cette période étaient intéressés par des questions fondamentales concernant la capacité et l’étendue des explications réductionnistes, et leurs limites évidemment.
Multitudes : Je me demande si tu n’as pas une vision trop linéaire ici ; ou alors c’est moi qui suis trop obnubilé par les modes intellectuelles actuelles qui veulent toujours voir de la discontinuité là où d’autres voyaient de la continuité : par exemple, faut-il croire à un « projet » ou un « modèle » progressivement développé du mécanisme, qui irait de Descartes à Helmholtz, Müller et Fechner … et par là même à un « contre-projet » (au sens de la contre-Réforme !) qui défendrait une « autre science », holiste, non-mécaniste, allant de Paracelse à l’émergentisme ou Hans Jonas ?
John Symons : Je préfère revenir effectivement aux pratiques elles-mêmes – d’ailleurs tu traites ces questions dans ton article. Il est surtout difficile de séparer, dans une perspective historique, la réflexion sur la nature du vivant en réflexion « scientifique » d’une part et « philosophique » d’autre part. L’apparition de la biologie moderne en tant que science nous mène évidemment à penser qu’il existerait des problèmes purement scientifiques ou « internes » et que le questionnement philosophique ne serait, comme disait Wittgenstein, qu’un nuage de gaz autour d’un travail scientifique réel. Or, cela ne me semble pas être une manière juste de concevoir le rapport entre science et philosophie, car aucune séparation tranchée entre les deux ne peut être soutenue longtemps. Bien sûr, la plupart des philosophes d’aujourd’hui – mais pas tous – ne travaillent pas dans des laboratoires, et semblent être dans la position enviable d’avoir à réfléchir sur les implications et les présupposés de la recherche scientifique. Disons qu’en termes généraux, je me sens proche de Quine, qui voit une continuité profonde entre toutes nos activités motivées par la recherche de la connaissance.
Multitudes : Dans les départements de philosophie du monde anglo-saxon qui consacrent de la place à la philosophie de la biologie, comment celle-ci s’est elle formée? Y a-t-il des désaccords entre les traditions, des tensions, des dialogues ? Je pense à la différence, pour ce que j’ai pu entendre, entre la perspective d’un Alex Rosenberg (très réductionniste, n’accordant aux entités biologiques plus complexes que le gène qu’une existence « instrumentale ») et celle d’Evelyn Fox Keller ([[[De Rosenberg on lira dernièrement Instrumental Biology or the Disunity of Science, Chicago, University of Chicago Press, 1994, et en traduction française, « Les limites de la connaissance biologique », Annales d’histoire et de philosophie du vivant n° 2 (1999) ; de Fox Keller, Refiguring Life : Metaphors of Twentieth Century Biology, New York, Columbia University Press, 1995. Je ne mentionne ici ni le travail du premier en théorie économique y compris sur le droit d’auteur, ni la production très influentielle de la seconde pour fonder une épistémologie féministe.-CW) qui souligne combien le « tout génétique » ou les autres formes contemporaines de réductionnisme sont (a) fortement tributaires de paradigmes repris à la physique, depuis Schrödinger, et (b) mises à mal, non pas par des arguments philosophiques, éthiques ou idéologiques, mais par la biologie du développement elle-même !
John Symons : Il y a des désaccords fondamentaux dans la philosophie de la biologie, qui concernent pour une grande part les limites de la pratique scientifique. Par exemple, de nombreux chercheurs se sont souciés ces dernières années du problème du développement de l’embryon. À une extrémité on trouve en effet, comme tu le dis, des philosophes comme Rosenberg pour lesquels le but de la biologie du développement est, par exemple, de calculer [compute l’embryon à partir de son ADN, l’idée étant que l’ADN fonctionne comme un programme informatique et qu’une explication correcte du développement ressemblera donc à un processus computationnel. Il y a toute une gamme de positions opposées à celle-ci. Certaines, y compris celle de Fox Keller, fournissent à l’appui des facteurs qui compliquent la situation, rappelant par exemple le rôle de l’environnement dans les mécanismes du développement de l’embryon, afin de montrer (avec raison selon moi) que l’ADN ne fonctionne pas comme un code ou un programme. D’autres travaillent à partir de notions telles que l’auto-organisation ou la complexité afin de modéliser autrement le développement. Enfin, les fonctionnalistes considèrent que les concepts biologiques ne peuvent avoir d’existence que fonctionnelle, et refusent donc la prétention à réduire la biologie à une affaire d’ADN. Toutefois, je ne veux pas donner l’impression que les philosophes qui s’opposent à la vision informatique ou computationnelle de l’embryon sont nécessairement des ennemis du matérialisme : ils ne le sont pas (ou en tout cas, pas forcément). Il y a très peu de philosophes de la biologie dans la tradition anglo-saxonne qui souhaiteraient abandonner une perspective essentiellement naturaliste ou physicaliste sur ces questions. Le physicalisme non-réductionniste est en quelque sorte la norme de toutes ces discussions. ([[Sur ces notions, voir les deux volumes consacré à la Philosophie de l’esprit récemment parus aux éditions Vrin sous la direction de Denis Fisette, et l’étude de John Symons sur Quine et Dennett à paraître aux PUF, coll. « Philosophies ».)
Multitudes : Je précise pour les non-initiés que par « physicalisme » on entend habituellement la position selon laquelle l’état actuel (et donc provisoire) des sciences naturelles représente le degré ultime de vérité sur ce qui est réel. Le physicalisme est donc une position ontologique. Mais venons-en au réductionnisme : qu’il soit de type philosophique et donc général, ou qu’il s’agisse du réductionnisme génétique en particulier, crois-tu que cette question demeure toujours vive aujourd’hui ? On ne croit plus en tout cas à la réductibilité formelle d’une théorie scientifique à une autre au sens du Cercle de Vienne, mais cela ne change pas la « puissance » de la réduction comme outil scientifique.
John Symons : Oui, je pense que nous sommes toujours aux prises avec le problème du réductionnisme, sa nature et ses limites. Mais il est important de se demander ce que l’on veut dire par là ; quel sens donne-t-on à cette expression ? La plupart des débats sur le réductionnisme dans la tradition épistémologique anglo-saxonne concernent les limites d’une explication prenant la forme d’une réduction (« reductive explanation »). Comme je le disais au début, la plupart des discussions – ici, entre les réductionnistes et les fonctionnalistes – ne sont pas de nature ontologique, mais plutôt de l’ordre de la connaissance, « épistémologiques » au sens anglais du terme. La plupart des participants à ces débats se compteraient eux-mêmes parmi les physicalistes, pour ensuite se départager en physicalistes réductionnistes ou non-réductionnistes. Cela dit, quand nous regardons effectivement le travail de philosophes qui se disent réductionnistes, nous y trouvons souvent une grande hésitation face aux questions métaphysiques. Dans le dernier livre de John Bickle, par exemple, il défend ce qu’il nomme le « réductionnisme impitoyable » en philosophie des neurosciences. ([[Philosophy of Neuroscience : A Ruthlessly Reductive Account, Dordrecht, Kluwer, 2002. Bickle est l’auteur de nombreux articles sur la philosophie des neurosciences disponibles en ligne, par ex. dans l’encyclopédie philosophique de Stanford, http://plato.stanford.edu) Quand nous examinons ce que Bickle veut dire par « réductionnisme » (au moins dans son nouveau livre), que trouvons-nous ? Il dit que le sens de cette notion doit provenir d’une analyse rapprochée de la pratique réelle des scientifiques. Bickle a ainsi complètement abandonné l’idée de défendre un sens défini de la réduction, métaphysique ou ontologique. D’une certaine façon sa démarche ici est très quinienne. Le travail de Bickle est tellement proche de la biologie réelle qu’il devient inutile de se demander s’il donne des réponses scientifiques ou philosophiques aux questions concernant la conscience, la mémoire, etc.
Multitudes : Existe-t-il encore, comme par exemple dans les années 70, une sorte de polarisation politique entre une philosophie des sciences « dure », se voulant apolitique, et une pratique plus engagée, plus polémique aussi, visant des cibles comme le « réductionnisme » ou certaines formes de néo-darwinisme ? Concernant le programme de décryptage du génome, par exemple, les critiques de penseurs comme Lenny Moss ou Evelyn Fox Keller dont nous parlions à l’instant ont-elles une pertinence ou en tout cas une dimension politique ?
John Symons : Oui, ces arguments contre un certain scientisme remontent à Richard Lewontin et sa critique du réductionnisme génétique. Je pense qu’il a été entendu en grande partie, et que les biologistes en activité, les « working biologists » pour ainsi dire, sont conscients des simplifications et des erreurs, tant scientifiques que politiques, que peuvent engendrer des interprétations simplistes du réductionnisme génétique. Par contre, le scandale autour des dimensions éthiques du Human Genome Project est simplement le fruit conjoint du désir de publicité des responsables de ce projet, et de l’ignorance scientifique chez les victimes de cette publicité. Ces questions sont difficiles à dénouer et je ne crois pas qu’il soit facile de fournir une taxinomie des gentils et des méchants dans cette affaire.
Je pense certainement qu’il faut se soucier politiquement du contrôle et de l’usage de l’information et de la technologie, mais je ne crois pas qu’il y ait quelque chose de politiquement problématique dans le projet d’étude du génome humain en lui-même. L’accès aux soins médicaux est une question politique bien plus importante ! Honnêtement, Charles, les craintes face au réductionnisme en tant que phénomène politique sont soit confuses, soit nées d’un romantisme inquiétant. J’ai bien plus peur des défenseurs du « sacré » à droite, y compris « l’homme sacré », que de Craig Venter ([[Le fondateur de la principale entreprise de recherche génomique. ) et ses collègues. Le projet d’étude du génome est en train de créer une ressource valable pour des enquêtes futures, ce n’est qu’un point de départ pour des décennies de recherche et d’applications technologiques. Il y aura certainement de nouveaux dilemmes éthiques qui apparaîtront avec la mise en œuvre technique de ces résultats, je ne veux pas dire le contraire, mais nous ne nous trouvons pas subitement dans un nouveau paysage éthique (ou de danger éthique) maintenant que ce projet est une réalité. Je ne suis pas d’accord avec des penseurs comme Hans Jonas ou Leon Kass quand ils affirment que la technologie moderne est la source d’un nouveau défi éthique.
Je ne veux pas parler comme un défenseur de Monsanto ou Exxon ici ! Mais quand il s’agit de destruction de l’environnement ou de biotechnologie, les principes qui doivent fonder nos devoirs politiques et éthiques sont les mêmes qu’au dix-neuvième siècle. Certes, le contexte pour cette réflexion éthique a changé, mais cela sera toujours vrai. Je crois qu’il est important d’avoir un regard critique envers les préoccupations « bio » de ceux qui se considèrent comme étant à gauche. Une bonne partie de cette rhétorique pue le romantisme, plus précisément celui du Heidegger de « La question de la technique ». Il y aurait beaucoup à dire, mais contentons-nous de remarquer que nous n’avons pas besoin de tomber dans les bras de Heidegger & Cie afin d’agir de manière politiquement et éthiquement responsable, dans ces situations.
Tu as parlé de Darwin. Aux États-Unis, comme tu le sais, Darwin est un homme de gauche. Là-bas, nous sommes nombreux pour qui le darwinisme représente la raison et la possibilité de comprendre scientifiquement le monde, face au fanatisme et au mysticisme. Je sais qu’en France au vingtième siècle, le darwinisme fut rejeté par certains comme étant une sorte de sous-produit idéologique du capitalisme du dix-neuvième siècle. Ce n’est plus le cas dans les milieux intellectuels sérieux, mais une forme résiduelle de cette critique s’est acheminée, perversement, jusque dans les débats populaires sur Darwin aux États-Unis. La religiosité américaine est profondément post-moderne dans l’approche qu’elle a de ces questions. Pour les fanatiques évangéliques dans ce pays, le darwinisme « n’est qu’une théorie ». Ce qu’ils veulent dire par là est que dans un sens, nous sommes libres de rejeter toute évidence ou justification proposée, en fonction de notre goût ou de notre politique, puisque toute une gamme de théories alternatives est également possible, et, de toute façon, la science a très peu à voir avec la vérité. Certes, en ce moment on est moins confronté aux débats sur le darwinisme, mais ils sont toujours en arrière-plan, dans une situation bien caractéristique de la nature étrangement relativiste du débat populaire aux États-Unis. Il est important de noter ici que, malgré la rhétorique absolutiste de la droite américaine que la presse européenne aime tant rapporter, celle-ci est un mouvement profondément subjectiviste. Après tout, les « born-again Christians » ont la chance d’avoir un « rapport personnel » avec Jésus.
Multitudes : J’aurais envie de répondre qu’on n’a pas besoin d’une théorie « forte » de la vérité pour contrecarrer les ambitions obscurantistes que tu décris. Mais … as-tu un avis sur des notions telles que « biopouvoir » ou « biopolitique » ?
John Symons : Il est difficile de savoir exactement ce que ces termes signifient. En ajoutant le préfixe « bio- », de quoi les tenants de la biopolitique veulent-ils se distinguer ? Évidemment, un manque de clarté ne signifie pas forcément que ce sont des notions creuses. Sur le plan pratique et rhétorique, une expression telle que la « biopolitique » peut servir de slogan qui représente un ensemble de préoccupations politiques légitimes. Elle pourra désigner une direction globale de nos démarches plutôt qu’un programme politique concret. Cependant, quand nous passons aux choses concrètes, comme par exemple la question des OGM dont nous pouvons nous nourrir, l’action politique est moins poétique et le préfixe « bio- » semble moins important : on revient à des questions de politique et de pouvoir, crûment. L’expression de « biopolitique », que j’emploie peut-être à tort ici, aurait alors surtout le statut de stimulus de l’imagination philosophique ou politique – sans avoir d’autre fonction précise. Il est possible que quelque chose m’échappe !
Multitudes : Si tu veux, je propose cette autre question spéculative : peux-tu imaginer une justification négrienne du clonage ou des OGM, à la Spinoza ? Je pense au mariage inédit du naturalisme et d’une pensée de l’artifice (l’extension de la puissance d’agir) que l’on trouve dans cette pensée.
John Symons : Peut-être bien que oui, c’est un type d’argument plaisant à envisager. Effectivement, un certain naturalisme pourrait venir leur apporter une justification. Quant à moi, j’imagine qu’au fond, les OGM ne sont pas par principe des choses maléfiques. La question est de savoir si les coûts associés à l’introduction des OGM dans l’environnement valent le profit potentiel que nous pourrions en tirer. Certes, c’est là une vision assez utilitariste de problèmes fort nuancés ; il faudrait examiner la légitimité du principe de précaution, les limites de notre capacité prédictive, etc. : toutes sortes de questions qui ne devraient pas être décidées par les grosses multinationales, pour des raisons évidentes. Je n’oublie donc pas qu’il faut établir un espace politique légitime dans lequel on pourra délibérer de ces questions, mais pour ce qui est des délibérations elles-mêmes, comme avec le Human Genome Project, je ne pense pas qu’elles soient qualitativement différentes des discussions éthiques et politiques que nous avons eues dans le passé. La question est donc, comme toujours, de savoir si nous pouvons prendre ces décisions d’une manière juste, le danger étant la possibilité des abus de pouvoir par certains, pour un profit à court terme.
Tu me diras que je réduis la question des OGM à une négociation assez transparente des coûts et des bénéfices, à un simple calcul, et je pense que c’est en réaction aux arguments qui partent du « naturel » comme quelque chose de bien en soi, même Le Bien lui-même, quelque chose de sacré, qu’on oppose alors à l’influence malfaisante des êtres humains et leur corruption. Il y a une tendance assez forte dans la bio-éthique qui repose sur une vision très dualiste de la vie humaine. On peut facilement détecter le langage religieux de l’apocalypse dans de nombreux arguments du mouvement environnementaliste. Je pense que notre approche du problème de l’environnement ne doit pas être tributaire d’une telle opposition crypto-chrétienne au monde naturel, à laquelle je répondrais que nous faisons autant partie du monde naturel que tout autre animal. Certes, notre puissance technologique est considérable, mais, en réponse encore une fois aux philosophes inspirés par Heidegger ou Jonas, qu’on pense seulement aux conséquences énormes pour la planète de la vie du plancton ! La différence significative ici entre nous et le plancton tient à notre capacité à réfléchir sur nos interventions technologiques, et à négocier les uns avec les autres concernant nos actions.
Le clonage, c’est intéressant une fois qu’on a dépassé le halo de mystère et les affirmations maladroites de l’identité humaine. Rappelons-nous que le rapport entre le clone et le cloné est le même que celui entre jumeaux monozygotiques (vrais), avec deux exceptions. D’abord, il y a la dimension temporelle, et ensuite l’aspect de l’intervention humaine. Le temps importe, parce que la vie du clone sera affectée par ce qu’il ou elle saura de l’état médical de son jumeau. Est-il injuste de demander qu’il sache s’il a certaines prédispositions génétiques ou non ? En tout cas, ça ne suffit pas pour affirmer que le clone ne peut pas exister. Quant à l’intervention humaine dans la reproduction, je crois que nous avons déjà franchi ce Rubicon éthique. Je pense que le clonage est un bon sujet avec lequel clore. Selon moi, quand il s’agit des questions philosophiques et politiques qui entourent la biologie, les arguments fondamentalistes, relativistes et romantiques ont pour effet de minorer, de fragiliser l’espace de négociation et de délibération dont nous avons besoin. Que cet espace de négociation soit toujours menacé par la loi du plus fort n’est pas en soi une raison pour abandonner l’idéal de justice.
Pour revenir à la biopolitique, je dirais que si les fans de cette notion réduisent la politique à la volonté de puissance, ils représentent alors un pas en arrière. Si la notion de biopolitique est une réflexion sur le pouvoir ou l’autorité politique en tant qu’elle s’applique au corps et aux processus biologiques, elle correspond plutôt à une analyse de la politique appliquée qu’à une analyse de la négociation ou des principes éthiques. L’application du pouvoir politique est évidemment un souci légitime pour nous, mais je crois, en songeant au débat entre Foucault et Chomsky sur la justice et le pouvoir, que nous devons toujours nous assurer qu’un espace discursif existe dans lequel on peut poser de telles questions. Nous devons pouvoir discuter de la justice ou l’injustice de telle application concrète du pouvoir politique aux corps.
(traduit par Charles Wolfe)