Mineure 10. Gauches en Europe. Déclin historique ou nouveaux agencements ?

Espagne : Un printemps de conjonctions sociales

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L’importance de la grève générale du 20 juin dernier en Espagne réside moins dans sa signification propre que dans les effets de redondance, de condensation et de prolifération d’une multiplicité de conflits et de subjectivités qu’elle a contribué à renforcer et dont la composition n’entre vraiment pas dans le cadre travailliste et corporatiste des grands syndicats. Par contre, cette coïncidence d’acteurs hétérogènes qui a vu se réunir, pendant des semaines, des batailles et des initiatives diverses, a peut-être marqué le début d’un changement de couleur, d’une modification réelle des opportunités de lutte constituante des multitudes en Espagne et en Europe.

Il faut, d’abord, remarquer la stimulante coïncidence d’acteurs hétérogènes qui a vu se joindre pendant des semaines conflits et initiatives marquant peut-être le début d’un changement de couleurs, de nouvelles opportunités de luttes constituantes en Espagne.
De manière molaire, on a assisté à une remise en cause de la «paix sociale» par la rupture de la concertation entre gouvernement et syndicats majoritaires, rupture débouchant le 20 juin sur la première grève générale de 24 heures affrontée par le gouvernement Aznar depuis son arrivée au pouvoir en 1996. Certes le souvenir toujours présent de la dernière grande grève générale de décembre 1988, a contribué à rendre celui-ci particulièrement paranoïaque. Personne en effet ne s’attendait à une telle sagesse tactique de la part des syndicats : faire coïncider la grève générale avec le début du sommet européen de Séville – parallèlement aux activités des groupes « anti-mondialisation », abordant le sommet comme un couronnement des initiatives contre l’Europe du capital et contre la guerre. Tout cela après le surprenant succès de la manifestation du 16 mars à Barcelone à l’occasion du sommet UE, qui avait enfin redonné des espérances entamées après Gênes, après le 11 septembre, mais aussi avec la perte de l’innocence du «peuple de Seattle» à Porto Alegre, avec l’épuisement du procédé des contre-sommets conçus comme création d’un espace politique nouveau, pluriel, « recombinant », expansif. Cependant, un acteur non-invité à la fête est venu tracer une ligne transversale joignant, tout en les reformulant en tant que forme de vie, les mondes du travail précaire, de la mobilité et de l’hybridité globales. Cette ligne transversale était formée par les gestes et le rassemblement des corps face au pouvoir d’exception. Ainsi depuis le 10 juin, plus de quatre cents travailleurs immigrés sans-papiers, provenant des contrées de l’agro-capitalisme andalou, occupaient les bâtiments de l’Université Pablo de Olavide de Séville, pour mettre en lumière de leur situation d’extrême exploitation, d’exclusion, de misère et de persécution.

Tels sont les éléments qui viennent s’insérer – tout en la modifiant – dans une conjoncture marquée par la déclinaison aznarienne de la governance par l’exception, la terreur et la guerre. Pendant la présidence espagnole du Conseil Européen, l’impasse de fait sur les questions essentielles de la constitution matérielle démocratique européenne s’est trouvée remplie par la constitution d’un axe de soutien européen à la «guerre contre le terrorisme» – composé d’Aznar, Blair et Berlusconi – ainsi que, dernièrement, par la mise au tout premier plan de la répression de l’immigration illégale dans l’agenda du sommet de Séville.

Sur le front interne, les mots d’ordre impériaux sécuritaires et «anti-terroristes» sont venus se mêler à la guerre ouverte contre le nationalisme basque dans son ensemble – et pas seulement contre le terrorisme d’ETA -, criminalisé en bloc comme que porteur intrinsèque de violence et d’affrontement civil, et contre l’immigration illégale, inlassablement identifiée par le gouvernement et ses médias à la montée de la délinquance et des phénomènes mafieux.
Il faut analyser ces dimensions de la gouvernementalité aznarienne pour comprendre cette couleur dangereuse et autoritaire que n’a pas seulement pris le «Décret-loi royal de mesures urgentes pour la réforme du système d’assurance chômage et l’amélioration de l’employabilité», ou «decretazo», qui a provoqué la rupture de la «concertation sociale», mais aussi d’autres lois et mesures adoptées tout au long de la seconde législature du Parti Populaire : loi organique pour les Universités, vrai chef-d’œuvre de mise en production post-fordiste des externalités publiques de la formation et de la recherche, adoptée malgré le refus massif des diverses composantes de l’institution universitaire, des énormes manifestations dans la plupart des villes et l’occupation des Facultés; LSSI (Loi de Sécurité de la Société de l’Information), interprétation des directives européennes qui, non contente de mettre hors-droit – en l’excluant de facto- tout usage non-marchande du Net, implique la suppression des garanties du respect de la vie privée et des libertés d’expression et d’association sur le Net, tout site, domaine ou serveur pouvant désormais être fermé par décision administrative sur la base du seul critère sécuritaire. Les éventuels remparts garantistes dans la magistrature avaient déjà été neutralisés par la Loi organique sur le Pouvoir Judiciaire, précieux cadeau de la période socialiste impliquant une domination totale du système des partis sur la composition des organes de contrôle des magistrats.

Le «decretazo» ou l’ enduring workfare

La récente réforme de l’assurance chômage ne fait que poursuivre le chemin parcouru par les gouvernements socialistes. Ceux-ci ont été en effet les principaux introducteurs d’une modernisation post-fordiste du droit du travail, avec notamment les decretazos de 1992 et 1994, à l’origine des premiers processus massifs de précarisation et des formidables attaques menées contre le revenu des travailleurs précaires par des compressions sévères du montant des allocations et un durcissement des conditions d’accès (en augmentant, par exemple, en 1992, la période minimum de cotisation de six mois à un an et en diminuant le temps d’équivalence entre le montant de l’allocation et celui de la cotisation de 1/2 à 1/3). C’est toutefois la réforme du marché du travail de 1994 qui marque la fin progressive des très timides principes welfaristes inspiraient la protection sociale depuis les années soixante-dix. On assiste ainsi notamment à la légalisation des agences d’emploi intérimaire, à l’identification des contrats à durée indéterminée à ceux à durée déterminée, au lancement massif des contrats d’apprentissage, au renforcement de la capacité d’imposition de la mobilité fonctionnelle et géographique par les patrons, à l’élargissement des motifs de licenciement et à la réduction des indemnités, à la réduction à 75 % du Salaire Minimum Interprofessionel de l’allocation chômage minimale et à la stricte proportionnalité de celle-ci dans le cas du travail à temps partiel, à l’élimination des stages de formation pour les chômeurs de l’Institut National d’Emploi (INEM), qui comportaient un revenu inférieur au SMIP mais constituaient quand même une sorte de RMI caché, notamment pour les jeunes chômeurs étudiants et les chômeurs de longue durée. Par ailleurs, à l’époque le ministre socialiste de l’Économie, Carlos Solchaga, criminalisait (dans des termes presque identiques à ceux qu’utilise l’actuel gouvernement) ces «chômeurs qui prétendent vivre sans travailler» aux dépens des bons travailleurs infatigables[[ «Le système et l’État Providence ont été conçus pour aider ceux qui en ont besoin, pour offrir des opportunités à ceux qui en cherchent et des stimulants à celui qui veut travailler. Par contre, le système ne peut pas continuer à favoriser passivement ceux qui n’en ont pas besoin ou ceux qui ne font pas montre du désir ou du mouvement nécessaires pour trouver un emploi». José María Aznar, El País, 12 juin 2002. .

Il faut ainsi situer la dernière réforme de l’assurance chômage dans le contexte d’une précarisation déjà consolidée et généralisée[[En fait, le taux de précarité dans l’emploi en Espagne atteint 32 % des contrats (12 % en moyenne dans l’UE), dont 3/4 concernent des femmes. Dans le cas des personnes âgés de moins de 30 ans le taux de précarisation est de 70 % et celui du chômage de 40 %. En même temps, seuls 40 % des chômeurs reçoivent une allocation chômage. L’Espagne est le second pays (après le Portugal) en matière d’accidents du travail, dont le rapport avec la précarisation est évident.. Ce n’est pas un hasard si le succès macro-économique (rappelons la minable sentence aznarienne : «l’Espagne va bien») qui a accompagné la première période du gouvernement du Parti Populaire commence après cette généreuse œuvre de destruction. En fait, les faibles taux de productivité de la période se trouvent compensés par «une des modération de salaire les plus importants de notre histoire»[[Voir El País, supplément «Negocios», 23 juin 2002.. On ne sait pas toujours qu’en Espagne les minima sociaux (sauf, peut-être, au Pays Basque gouverné par les nationalistes) atteignent à peine la moitié du SMIP. Ce ne sont que des dispositifs, administrés par les communautés autonomes, aboutissant à un contrôle discrétionnaire des formes de pauvreté extrême, à proprement parler des «Poor Laws» qui excluent les étrangers, les personnes âgées de plus de 65 ans et de moins de 25 ans. Ces rentas mínimas ne constituent pas un droit individuel mais sont soumises à l’obligation, pour des familles très pauvres, de signer des «contrats d’insertion», de subir sans cesse à enquêtes et des contrôles de mobilité carrément policiers. Quant aux précaires saisonniers des campagnes andalouse et d’Estrémadure (les jornaleros), ils font l’objet depuis les années quatre-vingt d’un dispositif spécifique, le Plan d’Emploi Rural, qui n’est en fin de compte qu’un formidable système d’asservissement clientéliste aux pouvoirs locaux municipaux (pour la plupart socialistes) – ce sont eux qui sont chargés de «valider» les 35 peonadas (journées de corvée) individuelles par an permettant l’obtention de 1.562 euros annuels par environ 365.000 (dont 5.000 immigrées non communautaires) des 585.000 jornaleros. Est il alors étonnant d’apprendre que le déficit public espagnol s’approche de zéro ou que la caisse de Sécurité Sociale affiche entre 1999-2002 un excédent de plus d’un milliard d’euros?

Le decretazo de mai 2002 est donc une manière de serrer encore davantage la vis au précariat – ce n’est pas pour rien qu’il a récemment obtenu l’approbation de l’OCDE. Il se ramène presque entièrement à un énorme prélèvement sur les allocations existantes et à une suppression de nombre de droits encore en vigueur. Ainsi, d’un côté les jornaleros sont frappés par une interruption de l’allocation du PER pour les nouveaux demandeurs, par une mobilité obligatoire et par des «cours de recyclage» : selon le texte du décret, «aprés le XIXème siècle on n’a pas besoin de fixer la population agricole sur sa terre». De l’autre les précaires saisonniers, dits «d’embauche certaine» (dans le tourisme, l’enseignement, l’industrie agro-alimentaire) sont dépouillés de leur droit à l’allocation chômage. En outre, le coût des licenciements diminue avec la suppression des «salarios de tramitación » (salaires de démarche du licenciement), c’est-à-dire des salaires des travailleurs multipliés par le temps passé entre le licenciement et la résolution du conflit; ainsi, les travailleurs licenciés ne toucheront désormais que l’indemnité. Enfin, last but not least, on assiste à nouveau à des mesures de contrôle workfariste, tel le «compromis d’activité», dont la signature devient la condition nécessaire àl’obtention de l’allocation, ou l’obligation d’accepter n’importe quel «emploi approprié».

Quelques conjectures (intempestives) sur le mouvement : ne grève pas si générale que ça

On l’a vu : l’importance de la grève générale du 20 juin tient surtout au effets de redondance, de condensation et de prolifération d’une multiplicité de conflits et de subjectivités qu’elle a contribué à renforcer, et dont la composition n’entre plus du tout dans le cadre travailliste et carrément corporatiste de l’appel des grands syndicats. Bien qu’en tant qu’arrêt du travail, le 20 juin ait constituée une manifestation indéniable de coopération et de refus dans la plupart des villes et dans la campagne andalouse[[Soutenue dans l’industrie, la grève a été par contre t inégalement suivie dans les secteurs à plus forte précarisation et dérégulation, sans parler des secteurs du travail dit «atypique», «informel» ou du travail indépendant de deuxième génération, laissés-pour-compte depuis toujours dans le marchandage corporatiste des droits et des revenus par les syndicats majoritaires «de classe»., il ne faut pas se leurrer sur une éventuelle reprise du syndicalisme combatif par UGT et CCOO. À bien des égards, l’appel à la grève générale leur aura été imposée, comme un «plébiscite» sur leur rôle fondamental de «partenaires sociaux», par le mépris souverain avec lequel le gouvernement, après tant d’années d’entente cordiale, traitait leur collaboration – il faut ajouter qu’ ils ont plutôt réussi : il suffit de considérer l’énorme manifestation des deux syndicats à Madrid le soir du 20 juin. Et par ailleurs, le mot d’ordre de «grève générale» a continué de montrer son emprise mytho-poétique sur les subjectivités du militantisme non-syndical qui, malgré leur refus de syndicats insérés dans le système, ont tous participé à la journée[[Avec, par exemple, de nombreux piquets métropolitains et de quartier composés pour la plupart de jeunes et de précaires, des actions de réappropriation de la richesse menées par les collectif prônant le «dinero gratis» (voir www.dinerogratis.com), des piquets-enquête de femmes à Madrid combinant efforts pour l’arrêt du travail dans les entreprises et les magasins du centre de Madrid et communication autour des conditions de travail et de vie avec les femmes au travail, pour la plupart sous menace de licenciement immédiat en cas de soutien de la grève. De même, des sites et weblogs du «cognitariat» activiste tels que acp.sindominio.net, www.lahaine.org ou www.barrapunto.com ont joué le rôle de moyen de communication de la grève des «autres».. Cette grève, néanmoins, n’a pas été «leur grève». Dans les énoncés comme dans les cartographies sous jacentes à l’appel à la grève, on a du mal à percevoir les expériences, les besoins (de revenu, de mobilité, de formation) et les formes de vie du précariat ou de la«banlieue du travail salarié»[[Voir, sur cette expression, l’article du Collectif Sans Ticket de Bruxelles, «Droit aux transports et revenu garanti» dans le numéro 8 de Multitudes..

Contrairement à la CGT ou au SOC (Sindicato de Obreros del Campo), le syndicat des jornaleros est le seul à développer un travail de coopération avec les précaires en fuite et en danger, avec les multitudes immigrées. Malgré leur dénonciation de la Loi sur les étrangers, ces syndicats ont du mal à surmonter le cadre syndical et travailliste pour accueillir les dimensions biopolitiques de lutte pour des droits à la mobilité, à l’espace, au revenu et à la citoyenneté posées par les divers archipels de luttes menées par les travailleurs immigrés des contrées de l’hyper-capitalisme andalou des petits et grands patrons racistes et ignorants – notamment depuis les émeutes racistes de El Ejido du février 2000, suivies d’une grève générale auto-organisée dans la contrée du Poniente Almeriense contraignant à la négociation tous les acteurs étatiques et institutionnels – UGT, CCOO et Parti Socialiste compris – de l’apartheid du Sud de l’Europe. L’occupation de l’Université de Séville par plus de 400 sans-papiers de Huelva -provenant pour la plupart de Kabylie, du Maroc et de la Mauritanie – quelques jours avant le sommet européen, n’a fait que continuer ces luttes, cette fois contre les patrons et les autorités de la région, qui – dans la meilleure tradition de segmentation ethnique des forces du travail – ont embauché directement par des «contrats d’origine» des travailleuses de Pologne et de Roumanie, expulsant des milliers de travailleurs vers un non-lieu de la citoyenneté – des établissements de plastique dans les banlieues des villages de la fraise- où ils ne disposent que de leur vêtements.

Dans quelle mesure ce retour des thèmes et des subjectivités du travail dans une partie de l’Europe pourra-il contribuer à la constitution de cette «Europe mineure» dont nous parlait récemment Franco Berardi Bifo[[Voir «Undici tesi per un’Europa minore», www.rekombinant.org/article.php?sid=1684. . Sans sous-évaluer les risques d’une retombée molaire et systémique du conflit du fait de la réapparition des grands syndicats sur le devant de la scène, il faut miser sur les virtualités d’une recombinaison des thèmes, des méthodes et de la composition des archipels du mouvement global avec les questions du (non)-travail, du savoir social et des nouvelles «clôtures», de la précarité, du revenu garanti, des lois d’apartheid dans toutes ses dimensions biopolitiques. Peut-être la réouverture du conflit syndical pourra-elle être détournée vers l’explosion dans le social des multitudes productives invisibles dans la représentation travailliste et souverainiste. En ce sens, l’enquête (en fait, la co-recherche) politique sur les formes de vie mises au travail du précariat-multitude, la désobéissance généralisée face aux mesures d’exception en train de faire sombrer l’Europe dans la guerre civile planétaire, peuvent être des outils à même d’unir la multiplicité des processus de subjectivation coopérante à de nouvelles machines de guerre sociale. Tel est en ce moment le défi : incarner matériellement, dans le tissu de ces réseaux, des agencements transversaux (forums, laboratoires) capables d’intervenir sur les enjeux cruciaux de la constitution matérielle de l’Europe, avant et après le Forum Social Européen de novembre 2002 à Florence.