Pour André Orléan, ce qui caractérise les impasses de la Science économique pour Jacques Sapir, c’est la volonté affirmée par le courant orthodoxe de rompre radicalement avec les sciences sociales pour constituer la science économique autonome, André Orléan relève également que Jacques Sapir reproche à son ouvrage « La violence de la monnaie » une forme d’essentialisme monétaire qui ferait de la monnaie un rapport social essentiel et contradictoire Jacques Sapir est un économiste de grand talent. Ses travaux sur la Russie, dont il est un des spécialistes les plus réputés, ont révélé un esprit érudit, brillant et sachant penser par lui-même, hors des sentiers battus, ce qui, en économie plus qu’ailleurs, n’est pas fréquent. S’il excelle à rendre intelligible la réalité russe, on ne saurait cependant le cantonner à ce seul exercice. Comme le montre son dernier livre, Les trous noirs de la science économique, sa réflexion porte plus généralement sur la science économique et ses impasses actuelles. Il y fait preuve de la même verve et de la même originalité. Il est vrai que les transformations en profondeur que connaît depuis vingt ans cette discipline ont de quoi frapper l’imagination et susciter l’étonnement. Pourtant, paradoxalement, cette évolution n’a guère été analysée en profondeur. Il a fallu une pétition d’étudiants en économie s’attaquant à « l’autisme » de cette discipline pour qu’un début de prise de conscience commence à s’opérer. Certains économistes orthodoxes ont voulu disqualifier ces critiques en faisant croire qu’elles avaient pour cible la mathématisation. Répétons-le ici à nouveau avec force : cela n’est vrai en aucun cas. L’usage des mathématiques est souhaitable et positif. Personne ne propose de revenir à une économie purement littéraire. Ce qui fait problème aux yeux de Jacques Sapir comme à ceux des étudiants contestataires, est d’une tout autre nature : la volonté que manifeste la théorie économique contemporaine de rompre radicalement avec les sciences sociales pour se constituer en un discours complètement « autocentré », dont a été expurgée toute référence aux grandes problématiques et aux grands auteurs qui forment le patrimoine commun des sciences sociales. Il suffit d’ouvrir une revue d’économie pour le constater. Mais la même conclusion s’impose lorsqu’on observe l’enseignement qui est donné aux étudiants. À la manière des sciences dures, il n’y est considéré que les résultats les plus récents sans qu’à aucun moment s’impose une réflexion à plus longue portée sur la nature de l’économie. C’est cette arrogance incroyable et cette non moins grande myopie que Jacques Sapir dénonce avec violence lorsqu’il intitule son premier chapitre : « L’équilibre général est-il une machine à décerveler ? ». Comme il l’écrit page 39, « ce n’est qu’en … s’acceptant comme des chercheurs en sciences sociales que les économistes peuvent mettre fin à la crise de leur discipline. » On en est loin. Aujourd’hui, les économistes qui continuent à lire Weber, Marx ou Simmel, se recrutent presque exclusivement chez les hétérodoxes.
Je ne suis cependant pas sûr que Jacques Sapir réussisse à convaincre ses adversaires, car je ne suis pas sûr qu’il cherche véritablement à les convaincre. Il y a chez lui un goût de la provocation et de l’anathème qui le conduit parfois à se montrer injuste et partial avec les positions qu’il ne partage pas. Pour autant, il ne faudrait pas croire qu’il cherche à caricaturer : au contraire, les thèses adverses font l’objet de longs développements. Cependant, domine l’impression qu’il instruit uniquement à charge et que l’affaire, dès le départ, est entendue.
On peut certes m’accuser de partialité dans la mesure où, dans le chapitre IV intitulé « Les économistes aiment-ils l’argent ? », Jacques Sapir ne se montre guère charitable envers les travaux sur la monnaie que j’ai pu mener en collaboration avec Michel Aglietta. Il s’attaque plus particulièrement à La violence de la monnaie. Là où, pour ma part, je vois tout ce qui nous rapproche, à savoir une conception institutionnelle, cognitive, mettant l’accent sur la souveraineté, la confiance et le symbolisme, et la liste n’est pas limitative, Jacques Sapir met en avant la notion d’« essentialisme monétaire » comme spécifiant ce que notre démarche a, non pas d’approximatif ou de limité, mais d’intrinsèquement insuffisante et de radicalement inappropriée. D’une part, Jacques Sapir comprend très bien La violence de la monnaie. Il émet certaines critiques qui me paraissent tout à fait recevables et certaines hypothèses interprétatives qu’il convient assurément de prendre au sérieux. Mais, au lieu de se situer uniquement sur le terrain de la discussion des hypothèses et des résultats, il trace des démarcations ayant pour objet de montrer que certaines erreurs sont plus que des erreurs « normales », propres à toute réflexion : des fautes radicales, absolument invalidantes en ce qu’elles rendent la pensée coupable incapable de progrès. Contrairement aux théories néo-classiques, Jacques Sapir reconnaît à nos analyses beaucoup de points positifs, mais, d’une certaine manière, ces points positifs ne comptent guère plus que des points négatifs dès lors que l’essentialisme monétaire dont nous serions coupables nous barrent radicalement la route de l’intelligibilité monétaire. Je force certes un peu le trait, mais je ne crois pas être infidèle à la forte pensée de Jacques Sapir. Ce travers, car à mon goût s’en est un, trouve une explication partielle dans l’importance extrême que Jacques Sapir attache aux questions méthodologiques. C’est là assurément une bonne chose, mais je note que, souvent, ce type de préoccupations engendre chez les chercheurs concernés, un radicalisme tout à fait démesuré, une vision tranchée qui fait peu de cas des cheminements tortueux et incertains par lesquels d’ordinaire la pensée humaine avance. Des chercheurs à la méthodologie erronée peuvent également avoir de bonnes idées et même des idées géniales.
Venons-en à cette accusation d’essentialisme monétaire. Disons d’abord que le terme est bien choisi et montre à nouveau quel sens de la langue possède notre auteur. De quoi s’agit-il ? De la thèse selon laquelle la monnaie est « le pivot unique des économies et des sociétés modernes (page 195) ou encore « le lien social dominant » (page 197). En effet, je défends une telle position. Rappelons que dans La violence de la monnaie (1982), comme dans La monnaie entre violence et confiance (2002), la monnaie est assurément considérée comme le lien social fondamental des sociétés marchandes. Contre l’idée selon laquelle la monnaie procède du marché comme l’instrument qui permet de faciliter l’échange des marchandises, il s’agit de faire valoir que la monnaie précède le marché. Donner un sens précis à cette proposition demanderait à revenir sur l’hypothèse mimétique selon laquelle la rivalité entre les acteurs marchands autonomes ne trouve à se réguler qu’au travers de l’élection d’un signe unanimement reconnu par tous comme représentant la richesse sociale. C’est cette dévotion commune pour la monnaie qui est l’acte fondateur de l’ordre marchand. Il faut considérer ici les termes « précède » ou « fondateur », comme renvoyant à une réalité non pas historique mais logique. Jacques Sapir critique cette position sur deux points précis. Selon lui, l’adhésion à une telle analyse conduit nécessairement à nier l’existence d’autres formes sociales que la monnaie. Il écrit : « Et, si la monnaie n’est pas le lien, mais un lien parmi d’autres, [la théorie en question ne nous est d’aucune utilité pour comprendre comment s’articulent ces divers liens, comment émergent ou disparaissent les différentes configurations possibles de cette articulation, c’est-à-dire comment et pourquoi évoluent les degrés de monétarisation des économies et les formes d’activation de la monnaie » (pages 198 et 199). Plus loin, il soutient que cette position interdit de penser la nature contradictoire de la monnaie : « Sous une autre forme, on doit distinguer l’affirmation que la monnaie peut être dans le même temps un lien social et un principe de désintégration, affirmation qui revient à reconnaître une nature contradictoire à la monnaie, de l’affirmation selon laquelle la monnaie constitue le lien social dominant, présent ou futur, des sociétés reposant sur des économies marchandes. Ces deux affirmations ne peuvent être soutenues en même temps ; l’essentialisme monétaire n’est pas compatible avec une vision contradictoire de la monnaie, et inversement la prise en compte de cette nature contradictoire impose un relativisme monétaire » (page 202).
Commençons par cette dernière critique. La thèse selon laquelle la monnaie est un rapport social contradictoire occupe une position centrale dans le dispositif théorique que construit La violence de la monnaie comme d’ailleurs La monnaie entre violence et confiance. Notre idée est qu’au travers de l’élection monétaire, la communauté marchande trouve une stabilisation qui n’est que provisoire. Certes, parce que le désir de richesse se trouve polarisé sur un unique signe, socialement reconnu, un langage commun est créé qui permet aux acteurs marchands d’entrer dans des relations stabilisées. C’est même en cela que la monnaie est le lien fondateur de l’ordre marchand. Mais, pour autant, ni l’unanimité mimétique, ni la légitimité qu’acquiert le signe élu ne suppriment totalement les conflits et les rivalités qui traversent le tissu marchand. Cette conflictualité demeure de manière latente et peut, à tel ou tel moment, éclater pour conduire à une remise en cause brutale des règles monétaires prévalentes. Par exemple, les créanciers ou les débiteurs, parce qu’ils jugent ces règles contraires à leurs intérêts, vont chercher à les remettre en cause en proposant de nouvelles « formes monétaires » plus adaptées à leurs buts. C’est ainsi que nous analysons le retour du troc ou l’émergence de nouvelles monnaies partielles. Cette crise de défiance s’interprète comme un délitement de la polarisation mimétique et le retour d’une lutte entre divers prétendants, ce que nous appelons « la concurrence des monnaies. ». Nous mettons, par ailleurs, cette dimension contradictoire de la monnaie en avant pour critiquer les modèles usuels qui font toujours comme si la monnaie était acquise une fois pour toutes, la seule question pertinente étant à leurs yeux celle du niveau général des prix. Cette vision exclusivement quantitative nous semble par trop réductrice. Par opposition, nous nous intéressons aux évolutions qualitatives que connaissent les formes monétaires elles-mêmes. Cela est même à la base de notre analyse des systèmes monétaires qui sont pensés comme des « compromis » entre deux modèles polaires, le modèle homogène et le modèle fractionné. On voit sur ce point combien l’idée de contradiction joue un rôle central dans notre réflexion. Elle nous conduit à proposer une forme de modélisation tout à fait non standard : les systèmes monétaires pensés comme des structures résultant du jeu de deux forces contradictoires, le fractionnement et la centralisation. Pour toutes ces raisons, j’adhère totalement à la pensée de Jacques Sapir lorsqu’il écrit : « Une vision de la monnaie ne mettant en avant que son rôle de lien serait par ailleurs incomplète, car faisant bon marché du rôle d’instrument dans les luttes collectives pour la reconfiguration de la société que joue la monnaie. » J’ai même l’impression d’avancer dans cette voie en montrant comment l’ambivalence monétaire, à la fois lien social et pouvoir privé, permet de penser théoriquement les mutations endogènes des formes monétaires.
Il me semble que le malentendu avec Jacques Sapir vient de ce qu’il identifie l’essentialisme monétaire avec l’idée d’une parfaite homogénéité du lien social, ce qui nous amène à sa première critique. Il n’en est rien dès lors que l’avènement de la monnaie n’est pas pensé comme un succès définitif mais comme l’hypothèse provisoire que se donne, à un moment donné, la communauté marchande pour se constituer. Constamment, l’hétérogénéité des stratégies privées proteste contre cette homogénéité qui lui est imposée, en cherchant à modifier les règles qui gouvernent l’accès à la monnaie. En retour, constamment, la monnaie doit faire la preuve de sa légitimité en luttant contre les forces fractionnantes par le jeu desquelles certains groupes privés tentent de s’évader de la norme monétaire. L’hypothèse mimétique cherche à modéliser cette perpétuelle dynamique de transformation sociale, résultat de la contradiction entre privé et social telle que la formalise le rapport monétaire. Cette approche ne croit en rien à l’idée d’une homogénéité naturelle, acquise à jamais, pour voir dans celle-ci une pure convention, provisoirement établie et soumise à la critique incessante des groupes marchands. Je continue à penser que, sur ces questions, plus de choses me rapprochent de Jacques Sapir qu’il ne le croit.