Majeure 8. Garantir le revenu

Évolution inégalitaire et faible redistributivité de la fiscalité

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Entretien avec Maurizio Lazzarato et Yann Moulier BoutangJean-Marie Monnier fait le point sur des transformations de la fiscalité qui se révèlent être défavorables pour les « working poors », les chômeurs et les précaires. Ses réponses contiennent en creux ce que pourrait être un réforme de la fiscalité permettant de financer un revenu social garanti : assiette d’imposition beaucoup plus large, retour à la progressivité de l’impôt, arrêt du désengagement des entreprises etc. Il relève également des facteurs favorables à l’instauration d’un RSG : recentralisation fiscale et sociale au niveau de l’État, part des revenus de transfert en forte augmentation, baisse des revenus liés à une activité.Multitudes : Quel diagnostic portes-tu sur les transformations de la fiscalité en relation avec la crise de l’État Providence ?

Jean-Marie Monnier : Depuis douze ans, il y a trois évolutions majeures : la première porte sur les prélèvements directs opérés sur les ménages. La redistributivité de l’impôt s’apprécie à partir des trois éléments essentiels : la distribution primaire des revenus, l’assiette de l’impôt, sa progressivité, c’est-à-dire la structure du prélèvement (voir l’encadré). Il faut donc examiner ces trois éléments.

On observe, du point de vue de la structure des revenus, un creusement des inégalités. Le rapport, sur les inégalités économiques au CAE (Conseil d’Analyse Économique, Rapport Glaude-Ollier-Atkinson) montre que la hiérarchie des salaires à plein temps ne s’est pas accrue. Mais il faut y introduire la durée réelle du travail. Les inégalités des revenus se sont accrues en raison notamment du temps partiel subi principalement en bas des éventails des revenus. C’est la pauvreté laborieuse. Le premier élément est donc une structure plus inégalitaire du fait du patrimoine immobilier croissant, de revenus de redistribution croissants (très logiquement en raison du développement du chômage et de la pauvreté) et des revenus du travail dans lesquels des inégalités se creusent.
Deuxième élément : l’assiette de l’impôt est extrêmement différenciée selon les types de prélèvements. Si on se base sur l’impôt sur le revenu, le revenu effectivement taxé représente 42 % des revenus monétaires perçus par les ménages. On a donc une assiette étroite. À côté, on a des cotisations sociales à faible assiette, et deux autres formes de prélèvement : la CSG (contribution sociale généralisée) et la CRDS, dont l’assiette est beaucoup plus large. Et si l’on n’a pas en tête les différences d’assiette on ne comprend pas pourquoi, finalement, la CGS avec un taux proportionnel de 7,5 % rapporte plus à l’Etat que l’impôt sur le revenu qui a un taux marginal supérieur à 50 %.
Dans les années 1990, on a assisté à la montée en puissance des prélèvements proportionnels tandis qu’une série de réformes affectaient la progressivité de l’impôt sur les revenus : les réformes de 1993, 1996 et après 1997 ont réduit plusieurs fois les taux marginaux du barème.
Du point du vue du système de prélèvement, on évolue vers un système de prélèvements de plus en plus proportionnels. Donc la progressivité du prélèvement sur les revenus des ménages diminue.
Pour être complet, il faut aussi parler de l’impact de la prime pour l’emploi (PPE). Cette prime a un impact re-distributif et un impact en termes d’emploi, puisqu’elle ressemble aux diverses formes d’impôt négatif (américain, anglais ou canadien). L’impact re-distributif n’est pas niable, mais il est faible parce que les volumes financiers sont faibles. Paradoxalement, il est faible en bas de l’éventail des revenus. En effet, la PPE dépend du temps de travail dans l’année. Les gens en temps partiel subi ne touchent pas le maximum de la PPE dont le montant est fixé en fonction du travail réalisé durant l’année. Elle ne profite donc pas aux revenus les plus faibles contrairement à ce qui a été affirmé. Elle profite aux revenus qui se situent légèrement au-dessus, compris entre un SMIC et 1,4 SMIC. Par ailleurs, comme son volume est faible, elle est insuffisante pour corriger les évolutions anti-redistributives du fait de la diminution de la progressivité des prélèvements. Il faut souligner qu’avec la CGS, on a eu un élargissement d’assiette qui implique une redistribution, mais pas aussi importante que si l’on avait adopté un prélèvement progressif.
L’impact de la PPE est donc décevant et ne corrige pas les évolutions précédentes. C’est en fait une mesure d’incitation à l’emploi. Mais il s’agit surtout (comme aux USA) d’une incitation à accepter un maximum de petits boulots, car cela permet de cumuler des heures de travail, donc d’être en quelque sorte éligible au maximum à la prime. C’est enfin une incitation pour les femmes à réduire leur activité. L’impact des impôts négatifs américains ou, anglais sur l’emploi, est extrêmement faible. Ces facteurs vont probablement aggraver les problèmes de gens qui sont situés tout en bas de l’éventail des revenus.
Les entreprises ont connu de multiples formes d’allègement fiscal : on a réduit les prélèvements directs, en supprimant les prélèvements supplémentaires. Ainsi le gouvernement Juppé avait mis en place une contribution supplémentaire de 10 % à l’impôt sur les sociétés. L’année dernière, elle a été réduite à 6 %, cette année à 3 % et l’année prochaine, elle va disparaître. On a créé un taux réduit d’impôt sur les sociétés pour les PME. Autre forme, la taxe professionnelle : la suppression de l’assiette-salaire se fait sur 5 ans. Elle sera achevée en 2003. Le troisième allégement est celui des cotisations sociales. Depuis les débuts des années 1990, les cotisations sociales sont utilisées comme un instruments des politiques de l’emploi. Certains allégements diminuent le coût moyen du travail, d’autres diminuent le coût marginal du travail. Ajoutons une batterie d’allégements ciblés (pour les jeunes etc) et des allégements liés à la loi sur la RTT.
La part des entreprises dans le financement de la protection sociale a diminuée. On est passé d’un taux de contribution de plus de 41 % au début des années 90, à 35 % en 1999. Cette réduction correspond à une véritable “désengagement” des entreprises. À de pareils seuils, on peut dire que le financement est assuré par les cotisations des travailleurs et de l’État (mais alors ce sont les ménages qui financent). Les contributions publiques de l’État sont passées de 12,8 % à 13,8 %. Les impôts et taxes affectés de 3,4 % à 16,4 % et les cotisations prises en charge par l’Etat de 0,3 à 2,3 %. On voit bien qu’il y a une augmentation de la part de l’Etat et de la part des ménages. Cet élément est décisif pour expliquer la crise du paritarisme.

Dernière évolution importante, celle du rôle de l’État qui est de plus en plus important dans les finances locales et dans les finances sociales. La tentative de réformer les finances locales a échoué même une décentralisation importante a bousculé les relations hiérarchiques communes-départements- régions. Les communes ont récupéré des pouvoirs importants. Mais le volet financier de la décentralisation n’a pas suivi si bien que l’on continue à fonctionner avec des impôts d’avant la décentralisation. Traditionnellement la fiscalité locale abondait 50 % des budgets. Le produit fiscal ne représente plus que 42 % des recettes des collectivité locales. L’État a compensé les allègements de la taxe d’habitation, de la taxe professionnelle puis de la vignette automobile. Il compense des pertes des recettes, mais c’est lui, qui en devient le maître.
Pour la protection sociale, on observe le même phénomène. Les prélèvements sociaux ont servi des objectifs nationaux (la politique de l’emploi, etc.) pour alléger la fiscalité des entreprises et pour mettre en œuvre les 35 heures. On a utilisé les instruments fiscaux de la protection sociale compensée par l’État sous une forme ou sous une autre. La CSG est un impôt prélevé par l’État, tout est décidé au niveau central. Les organisations de la protection sociale sont en quelque sorte court-circuitées
On peut parler de re-centralisation des finances locales et sociales dans la décennie 1990-2000. Cela s’inscrit au reste, dans une stratégie européenne. Le rôle du Parlement décroît, lorsqu’on prescrit que les décisions se prennent à Bruxelles. On a monté le niveau de décision à niveau fiscal et budgétaire tandis que le traité d’Amsterdam prévoit que c’est l’État qui est responsable de l’ensemble des déficits publics (collectivités locales, assurance sociales, entreprises publiques, État).

Multitudes : Peux-tu nous parler maintenant de l’évolution de la composition des revenus ?

Jean-Marie Monnier : J’ai les chiffres entre 1970 et 97. La part de prestations sociales et des transferts dans les revenus disponibles des ménages avant imposition est passée de 22,6 % à 34,7 %. Dans les années soixante, seuls les ouvriers bénéficiaient de transferts aussi importants. Les revenus des transferts se sont accrus si on regarde l’ensemble des risques : la consommation médicale a tendance à s’accroître avec l’élévation du niveau de vie et avec celui des études. Ce sont d’ailleurs les catégories les plus aisées qui en profitent. On observe aussi une augmentation des maladies professionnelles et un retour des accidents du travail liés aux conditions de la production ainsi qu’au stress lié à des conditions de précarité.
Le troisième risque est le risque famille. Non seulement le risque famille s’est généralisé à la fin des années 1970 et est devenu universel, mais la mise en place des minima sociaux a accru le volume des dépenses.
Le risque vieillesse augmente parce que les gens âgés ont augmenté, mais les décisions prises dans le cadre de loi quinquennale sur l’emploi par le gouvernement Balladur, modifiant le mode d’indexation des retraites, vont avoir des effets ravageurs. Dans les années 1980, le niveau de vie des personnes âgées rattrape le niveau de vie des actifs et a tendance à le dépasser, car la retraite était indexée sur le salaire brut, donc elle tenait compte de l’inflation et de gains de productivité. Les mesures Balladur ont indexé les retraites sur les prix et exclu la productivité du calcul. Cela a déconnecté l’évolution des pensions de l’évolution des salaires. Ce qui veut dire qu’à terme, cela va entraîner une baisse du niveau de vie de retraités par rapport aux salariés.
L’assurance-chômage, elle aussi connaît une évolution préoccupante. La modification du calcul des prestations fait qu’aujourd’hui il y a moins de 50 % des chômeurs qui sont indemnisés.
Les autres revenus : la part des revenus d’activité a diminué fortement. En 1970, elle constituait 68 % du revenu avant impôt et en 97 seulement 50 %. Les salaires nets sont passés de 47,7 % à 41,4 %. Ce sont les revenus non salariaux qui ont augmenté avec la restructuration très importante des professions non salariées. Les revenus de la propriété à l’inverse passent de 9,3 % en 1970 à 15 % en 1997. En trente ans, nous avons un bouleversement total de la composition des revenus. Ce sont des masses gobales, elles ne sont pas suffisantes pour savoir ce qui se passe en détail. Mais elles donnent des indications macroéconomiques assez solides.

Multitudes : Que penses-tu de l’idée qu’un système de financement de la protection sociale par l’impôt universel marque un recul par rapport à un régime de cotisation et un retour aux lois sur les pauvres ?

Jean-Marie Monnier : Le système français est mixte dès le départ. D’autre part, j’ai un désaccord avec B. Friot, parce que je pense que l’impôt n’est pas, par nature, un facteur de pauvreté. Le financement par l’impôt ne conduit pas naturellement à la pauvreté, c’est-à-dire à un système où il n’existe de filet de sécurité que pour les plus pauvres tandis que les autres doivent se débrouiller tout seuls. Quand on regarde les systèmes nordiques qui repose sur un financement par l’impôt… on ne peut pas dire de choses aussi simplistes. Néanmoins comme on constate une réduction du niveau des prestations de façon concomitante, on a vite faite d’imputer cette baisse au mode de financement par l’impôt. Mais concomitance n’est pas causalité.

Multitudes : Dans la dynamique de l’évolution des revenus et de la fiscalité que tu viens de décrire, que provoquerait le revenu d’existence ?

Jean-Marie Monnier : Précisons d’abord que la prime pour l’emploi n’est pas la même chose que le revenu d’existence. C’est un impôt négatif et en plus elle ne vise pas les couches les plus pauvres, car si tel avait été le cas, on aurait augmenté les minima sociaux ou le RMI. et l’on aurait rendu la CSG progressive. Cela dit, il y a deux types de revenu d’existence. La version libérale octroie un crédit d’impôt qui permettrait de remplacer les transferts existants. On donne un chèque aux gens, libres à eux de l’utiliser comme ils le veulent. Je ne suis pas pour cette version.
L’autre version me paraît tout à fait légitime à partir du moment où l’on admet que dans une économie relativement socialisée il y a une part de la production qui n’est pas rattachable à une activité salariale classique, bref qu’il y a un dividende social selon l’idée d’Oscar Lange (qui l’appelait la condition institutionnelle du socialisme). On a une autre version de la répartition du surplus productif et de la production qui n’est pas imputable à un facteur spécifique (le capital ou le travail) ni à des emplois ou des catégories socioprofessionnelles. De ce point de vue-là, le revenu d’existence a sa légitimité.
Du point de vue fiscal, il implique une complète remise à plat. Il faudrait penser une refonte du système de la sécurité sociale et une refonte de la fiscalité des revenus.

Caractère progressif et redistributif de l’impôt

Dans le sens néoclassique, un impôt est qualifié de progressif lorsque le taux frappant chaque unité supplémentaire de revenu (taux marginal) s’alourdit avec la progression du revenu ; Cette définition de la progressivité escamote le rapport entre l’impôt total acquitté et le revenu dans son ensemble. On parle alors de barème et l’on borne la discussion aux barèmes.
La progressivité examinée ici prend en considération le rapport entre revenu et l’impôt. Un impôt est progressif lorsque le taux moyen d’imposition, et non pas le taux marginal, croît avec le revenu. Ici on met l’accent sur le rapport entre la fiscalité et son assiette potentielle.
Ce qui nous conduit à clarifier un second point : le problème de la redistributivité de l’impôt. Un impôt est redistributif s’il parvient à resserrer l’éventail des revenus. Un impôt sur le revenu est ainsi une façon de corriger les inégalités du patrimoine. L’impôt sur le revenu, depuis sa création (1914) a diminué les inégalités de patrimoine. On est passé alors d’un modèle de fiscalité libéral et rentier à un modèle redistributif.
Si l’on définit les facultés contributives comme la capacité d’un individu à consentir des sacrifices pour l’impôt, les sacrifices se conçoivent non seulement en termes d’impôts, mais aussi de patrimoine. Par conséquent il n’y a pas de fiscalité rédistributive, si en même temps il n’y a pas une fiscalité du patrimoine redistributive.
Si nous examinons d’abord le prélèvement fiscal en rapport avec le revenu, la redistributivité de l’impôt est fonction de sa progressivité, qui peut être définie comme la répartition d’un franc de prélèvement entre des individus classés dans l’éventail des revenus. La redistributivité de l’impôt dépend aussi de l’étendue de l’assiette qui est la sienne. Le troisième élément est bien évidemment la distribution initiale des revenus. En cas de redistribution parfaitement égalitaire des revenus, un impôt progressif a le même impact qu’un impôt proportionnel.