A considérer les niveaux de violence, physique et verbale, qui se
déploient autour des débats politiques récents – de Gênes à Genève,
et de la liste Cip-idf à infos – on peut se demander : Quel est
l’être-ensemble des multitudes qui puisse remplacer le lien aveugle
des anciennes sociétés disciplinaires?
Cette fois le débat va tourner autour de l’art, qui peut se définir,
entre autres, comme une sublimation des actes en images (visuelles,
acoustiques, littéraires, gestuelles, etc.). Or, un art trop sublimé
devient pacifiant, neutralisant, consensuel, trop loin de l’acte,
alors qu’un art militant, insuffisamment sublimé, perd son caractère
justement artistique, pour devenir autre chose. Quelle est la bonne
distance? A chacun de le découvrir, chez lui-même et chez les autres.
Je n’ajoute que ceci: dans un débat, les uns peuvent sublimer les
autres, même quand ceux-ci semblent “déraper”. Histoire de moduler
ses propres sensations. Cela permet au débat de se poursuivre sur le
plan de l’idéeIl s’agit de reprendre les idées d’un texte sur l’exception
culturelle, publié dans Vacarme, et mis sur notre liste le 6 octobre
par Maurizio Lazzarato. La proposition de Yann Moulier-Boutang était
de retravailler ces idées, et de se confronter aux questions qu’elles
peuvent soulever. C’est un débat d’actualité, car la lutte des
intermittents continue, et la droite au pouvoir n’en est sûrement pas
à la dernière de ses attaques sur la culture, qui, dans ce pays, se
fait et se proclame majoritairement à gauche. Deux choses au moins
s’imposent: comprendre la stratégie de la droite (relativement
facile); proposer une stratégie cohérente et qui puisse être
largement partagée à gauche (relativement difficile).
Le noyau du texte de Vacarme, c’est que la “réforme” par le Medef et
trois syndicats minoritaires du protocole de l’assurance chômage des
intermittents du spectacle représente “un blocage brutal et violent
d’une tendance qui se développe depuis 68 et qui depuis quelques
années avait connu une progression exponentielle : la ruée des
nouvelles générations vers les activités artistiques, intellectuelles
et culturelles.”
Le texte essaie de montrer l’envers aggressif d’une expression de
plus en plus lénifiante, notamment quand c’est Chirac qui la prononce
: l’exception culturelle. Cette idée remonte aux négotiations du GATT
en 1994, quand la France a obtenu l’exclusion de certains secteurs
audiovisuels des dispositions du traité. La notion ressort lors des
négotiations de l’AMI et de l’OMC, et elle est reutilisée par le
gouvernement actuel, dans le cadre européen, sous la nouvelle forme
de “diversité culturelle”. Sa vérité cachée pourrait être de désigner
l’activité autonome de la culture comme une exception à la règle de
la vie soumise aux exigences (notamment horaires) du travail. Une
exception réservée à quelques-un, et ce, de deux manières. Sera
considérée comme une exception à défendre : a.) la “culture”
audiovisuelle nationale des grandes productions cinématographiques,
protégée des dispositions libre-échangistes du GATT et de l’OMC afin
de favoriser les positions des producteurs français sur leurs marchés
; et b.) la culture instituée des Centres dramatiques nationaux, des
Musées, des Centres chorégraphiques nationaux, etc., qui emploient en
CDI ou CDD beaucoup de personnels, et qui engagent des artistes
divers et variés selon des modalités qu’il serait intéressant de
lister, mais qui reviennent en général à l’achat d’une prestation.
Seront exclus progressivement de cette exception culturelle : tous
ceux qui ne correspondent pas au degré de “rentabilité” et de
“professionnalité” recherché par le Medef, et donc, tous ceux pour
qui la recherche artistique doit, pour des raisons esthétiques ou
simplement économiques, rester “intermittente”, c’est à dire,
discontinue par rapport à cette unité de mesure du temps vécu qu’est
le revenu artistique.
La question politique est donc : Comment répondre aux attaques de la
droite aux programmes visant à élargir l’accès à la _production_
artistique et culturelle? Le texte rejette, non seulement la
rhétorique de l’exception culturelle, mais aussi la notion d’un
statut de l’artiste, et propose, non pas certes d’abroger le régime
des intermittents, mais au contraire, d’envisager son élargissement à
d’autres catégories d’artistes et de travailleurs, ainsi que son
amélioration eu égard aux véritables besoins des bénéficiaires. La
notion opératoire ici, c’est l’égalité : tout être humain est
potentiellement artiste, et personne n’est fondé à juger qui l’est,
ni surtout, qui peut le devenir :
“la seule chose que nous pouvons définir à priori ce sont les
conditions matérielles, sociales et financières de l’épanouissement
de la création et de l’invention dans toutes les pratiques et dans
toutes les activités (et non seulement dans l’art!). (…) Les droits
collectifs sont les présupposés du déploiement de l’invention et de
la création ; l’égalité est le présupposé de la différence !(…) Le
statut de l’artiste, version appauvrie et vulgaire de l'”autonomie de
l’art”, est aujourd’hui tout simplement un instrument politique de
division et de codification disciplinaires de la ‘créativité
humaine’.”
Il convient de souligner (car ce point a été contesté) qu’une telle
position affecte l’idée même qu’on se fait de “l’artiste” comme être
exceptionnel. Comme Virginia Woolf souhaitant une émancipation
intellectuelle et artistique des femmes par l’accès à une “chambre à
soi” – et 500 livres de rente, disait-elle – on pourrait aujourd’hui
souhaiter une émancipation intellectuelle et artistique de couches
toujours plus larges de la société, et ce, dans la droite ligne de la
pensée artistique du vingtième siècle :
“Depuis Duchamp, en passant par les avant-gardes des années 20, puis
les néo avant-gardes des années 60, avec des pratiques et de point de
vue différents etc., le travail et l’élaboration des artistes les
plus “créatifs” se sont concentrés sur la désacralisation de
l’activité artistique et de ses produits. L’exception de l’acte de
création et l’exception du produit artistique ont été soumises à
toutes les critiques, le renversement, l’ironie et toutes les
dérisions possibles et inimaginables.
Cette tradition de mise en discussion radicale de l’exception
artistique et culturelle débouche, dans les années 70, dans les
prises de position de Joseph Beuys : “toute homme est un artiste”.
Beuys veut dire deux chose à la fois. Premièrement dire que tout
homme est un artiste ne signifie pas que tout homme est peintre,
sculpteur etc., mais tout homme a une “puissance virtuelle de
création”. Deuxièmement que la création n’est pas le monopole des
artistes !
Beuys anticipe ici, avec son mot d’ordre “tout homme est un artiste”,
une transformation majeure de nos sociétés. Le travail industriel
n’est plus la source principale de la production de la richesse, mais
la connaissance, le savoir, la culture. La capacité d’invention et de
création de tout un chacun est ce qui est “mis au travail” et
exploité aujourd’hui.”
–>> Il est à noter que cette logique est d’une radicalité extrême,
car elle conduirait vers un remaniement en profondeur des divisions
de travail éxistantes (et notamment des institutions culturelles
existantes). Cependant cette même radicalité semble être au fondement
de l’idée que Marx se faisait du potentiel humain, et de la notion
d’émancipation qui est contenue dans le concept des “multitudes”
vouées à une individuation toujours plus poussée et au dévelopment
d’une intellectualité et d’une créativité potentiellement infinies. A
quel point cette logique est-elle utile dans la fabrication d’une
stratégie utilisable dans le présent? Combien de légitimité
offre-t-elle à des politiques culturelles souvent vue comme
élitaires? Quelles revendications immédiates suggère-t-elle? Voici
les premiers points pour une discussion de fond.
Les seconds points arrivent quand le texte aborde la question des
droits d’auteur. Comme dans le cas de l’exception culturelle, le
texte suggère que le droit d’auteur est en réalité réservé à très peu
d’auteurs parmi tous ceux qui écrivent et créent, et qu’il peut
servir de caution à d’autres formes de propriété intellectuelle dont
la fonction est d’assurer des rentes financières à leurs détenteurs,
en privant d’autres personnes d’un accès à des bien informationnels
et de connaissance, dont le coût de circulation et de reproduction
est presque nul (ceci vaut non seulement pour des chansons pop, mais
aussi pour des médicaments, des technologies en tout genre). Il
advance l’observation que dans les sociétés européennes et notamment
en France, l’immense majorité des auteurs qui ne travaillent pas dans
un autre domaine pour assurer leur subsistance, se font payer plus
par des bourses et des résidences que par leurs droits d’auteur.
Sous-entendue est l’idée : ces biens d’information et de connaissance
ont déjà été, en grande partie, socialement financés.
–> Le texte suggère que le traitement économique des auteurs, au
niveau national, est indissociable des évolutions du concept
capitaliste de la propriété intellectuelle, au niveau transnational.
Il plaide, ici encore, pour une socialisation accrue du revenu (à
laquelle on pourrait ajouter, dans la même logique, une socialisation
de l’accès aux outils de la production et de la diffusion). Et à
l’encontre de ces socialisations possibles, le texte relève, dans la
notion restreinte de l’exception culturelle comme dans la pratique
restreinte de la perception des droits d’auteur, un effet de
renforcement possible de la stratégie de la droite, qu’il résume
comme suit:
“1° Individualisation de la rémunération
2° Contrôle, sélection et hiérarchisation de l’accès aux biens publics
3° Blocage de l’innovation, de la recherche et de la création
4° Formatage de la subjectivité et de ses formes d’expression
5° Standardisation de la production culturelle et intellectuelle”
Ainsi la question d’une réponse aux attaques de la droite devient
complexe. Il ne s’agirait pas seulement de “défendre les artistes”
mais de reconsidérer le système entier de la repartition des
richesses. Et ceci, afin d’inventer des concepts et des procédures
plus légitimes et plus opératoires, permettant de regagner
l’initiative politique qui depuis longtemps est dans le camp des
néolibéraux.
Cette affirmation recoupe la position générale de Multitudes, me
semble-t-il. Mais en rester là ne résout rien. Dans le cas de
l’assurance chômage comme dans celui des droits d’auteur, on est face
à des systèmes spécifiques d’indemnisation/rémunération, qui
aujourd’hui affectent des personnes spécifiques. Notre intérêt, par
rapport au texte de Vacarme, c’est d’abord d’affiner les analyses de
base, concernant le fonctionnement et la légitimité des systèmes
existants, et concernant la stratégie probable de la droite dans le
cadre de son intention évidente – cf. les transformations actuelles
du régime général du chômage et du RMI – de démanteler toute
disposition sociale favorisant l’autonomie de ceux qui n’ont pas de
rentes ou de profession à haute valeur ajoutée. La question de la
légitimité des systèmes existants est centrale ici, car d’elle
découle toute construction politique possible (autre que
clientèliste, bien entendu). Mais il faudrait également pouvoir
proposer des séquences d’aménagements progresssifs, allant de la
situation actuelle vers une transformation toujours plus profonde, et
capable d’emporter l’adhésion d’un grand nombre de personnes tout au
long de ce processus.
Tel, à mes yeux, est le but du débat proposé autour de ce texte, et
plus largement, autour des enjeux soulevés par la lutte des
intermittents.