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Expérience esthétique et agir communicationnel : Autour de Habermas et l’esthétique

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LA THÈSE

Dans un discours de 1980, prononcé à l’occasion du Prix Adore que lui remettait la ville de Francfort[[« La Modernité : un Projet inachevé », Critique, n’ 413, oct. 1981. , Habermas aborde l’esthétique du point de vue de son autonomisation, c’est-à-dire de l’abandon progressif de ses tutelles extra-esthétiques, jusqu’à ce point où les avant-gardes de notre siècle se dégagent de toute référence (p. 951). Dès lors la filiation de l’art n’est plus que celle d’une actualité à une autre actualité chassée dans le passé par l’actualité surgie du présent selon la dynamique du nouveau, et qui relève d’une opposition abstraite au processus historique. La condition d’existence de l’art moderne est ainsi la surenchère permanente, sous-tendue par la conscience d’une irréconciliation qui culmine nécessairement dans l’isolement d’une sphère autonome inaccessible (p. 961). D’où l’échec des avant-gardes. C’est là une position qui n’est pas isolée et qui – notamment en Allemagne depuis une quinzaine d’années, avec H. R. Jauss, J. Habermas, A. Wellmer – postule, à titre de proposition de dépassement de l’esthétique négative d’Adorno, une réactivation de la communication entre les oeuvres d’art et leur réception quotidienne.
En ce qui concerne Habermas, sa perception de l’art moderne découle directement de sa théorie critique de la société, notamment consignée dans cette somme que constitue la Théorie de l’Agir communicationnel[[Théorie de l’Agir communicationnel, Fayard, 1987, 2 tomes.. Penser l’art dans l’ordre de son autonomisation c’est le penser dans le cadre de la différenciation sociale, et de la disparition des principes intégrateurs des pratiques dans la communauté (images religieuses ou mythiques du monde). Dans la société moderne l’ensemble des sphères d’activité tendent à s’autonomiser en sous-systèmes rationalisés selon une fin (économie, Etat, droit), et en des sphères de valeurs (science, morale, an) qui, détachés d’un contexte normatif unifiant, imposent au monde vécu où ils sont ancrés, la forme de leur légalité, c’est-à-dire de n’être plus lui-même qu’un sous-système parmi les autres et asséché ; d’où sous-systèmes et sphères isolés forment ensemble un tissu socio-culturel caractérisé par sa perte de sens (Max Weber) (t. I, p. 255 ; t. II, p.168).
Cette séparation des sous-systèmes ou sphères qui réifie le potentiel culturel – créatif, communicationnel – du monde vécu, c’est ce qui, de Marx à Adorno en passant par Max Weber, Lukacs et Habermas, contribue au premier chef à la caractérisation de la modernité. Ce qu’apporte la théorie de Habermas – et qui représente un changement de paradigme -, c’est une réinterprétation du monde vécu, dans la perspective d’une rationalité communicationnelle fondée sur le langage ordinaire comme médium d’une intercompréhension réfléchie. Il reproche à Marx de percevoir l’unité système/ monde vécu comme une « totalité éthique scindée », qui comporterait nécessairement en sa dynamique le dépérissement des sphères autonomisées et la retotalisation révolutionnaire de la société ; Marx n’appréhende pas suffisamment la différenciation du monde vécu comme structure rationalisante dont les niveaux de séparation même, et de développement intrinsèque pour chaque sphère, recéleraient la possibilité d’une rationalité communicationnelle susceptible de dépasser la colonisation-réification du monde vécu vers de nouvelles formes de régulation (t. II, p. 373 sq.). Il reproche à Weber de percevoir trop unilatéralement la subordination, à l’économie et à l’Etat, des orientations rationnelles vers une fin, et de ne pas prendre suffisamment en compte les critères de valeur universels contenus dans le sens propre de chaque sphère de valeur (t. I, 259 sq.). Il reproche à Adorno – dont on sait l’usage théorique pertinent qu’il a fait de la réification de la société moderne -, une généralisation hâtive et définitive de la réification des consciences fondée sur les perpétrations de la raison instrumentale (Adorn-Horkheimer), et de ne pas prendre en compte le savoir intersubjectif (p. 390) investi dans l’agir communicationnel du monde vécu en tant que siège d’une résistance à la pétrification sociale (p. 366).
Le même postulat est à l’oeuvre dans les trois cas : si l’autonomisation-rationalisation des sphères sociales culmine dans la dilution du sens, de la créativité, de la liberté, et se fige dans la réification, ce n’est pas une fin dernière. Le savoir interne à chaque sphère immergée dans le monde vécu, certes problématique quant à sa rationalité communicationnelle, mais dont la capacité d’interaction subjective existe (t. I, pp. 262, 348), est dans cette condition porteur des valeurs émancipatoires dans le cadre préconisé par l’Aufklärung.
Partant de ce postulat, Habermas pense que les orientations d’action des sphères de valeurs, dont les actions « esthétiques-expressives », ne « doivent pas être autonomes jusqu’à devenir des ordres de vie antagonistes, au point de surpasser la capacité moyenne d’intégration du système de personnalité et de conduire à des conflits chroniques entre styles de vie » (t. I, p. 256) ; il pense que la pratique quotidienne réifiée ne peut « être sauvée par la relation qu’elle établirait avec l’une des sphères culturelles préalablement ouvertes par un acte de violence ». A partir de quoi l’excès de personnalité, les « actes publics spectaculaires de terroristes individuels… » – ceux des surréalistes, par exemple -, ne sont que « faux dépassement » de l’art dû aux « égarements » de la modernité (p. 963). Ainsi, le remède que propose Habermas pour échapper aux apories de la modernité tout en en gardant le projet aux fins de l’achever, c’est pour l’expérience esthétique, dans sa « prise en charge par une histoire individuelle ou incorporée dans une forme de vie collective »[[Critique, n’ 413, p. 964. ; ce qui suppose à la fois l’intrication de l’expérience esthétique avec les formes institutionnelles et avec la rationalité intersubjective du monde vécu. L’art peut, ce faisant, intervenir dans « les démarches cognitives et les attentes normatives » et agir sur leurs interrelations. Il s’agirait, sans renoncer, il va (trop) de soi, à l’autonomie de l’expérience esthétique, de préconiser l’appropriation de la culture des « experts » dans la perspective communicationnelle de la communauté, et de poursuivre ainsi le projet inachevé de l’émancipation démocratique.
Polémiquement parlant, on pourrait répondre à Habermas qu’il ne fait pas la différence entre la légalité propre à la sphère esthétique et celle des sphères à finalité pratique, et qu’en fustigeant les excès de personnalité, il prête on ne peut plus le flanc au conservatisme qu’il dénonce chez les tenants du post-modernisme ; de surcroît, lorsqu’il suggère de subordonner les possibles esthétiques à la construction du consensus requis par le projet démocratique, il demande aux artistes de verser des arrhes pour un produit dont la fraîcheur, pour le moins, n’est pas garantie, ni même la consommation. Mais la théorie de Habermas vaut mieux qu’un règlement polémique.

Ce qui hypothèque au premier chef sa thèse esthétique, c’est que dans le cadre de l’autonomisation des sous-systèmes sociaux et sphères de valeur, l’expérience esthétique n’a pas avec le procès de rationalisation le même rapport que les autres sphères. Au fur et à mesure qu’il gagne en autonomie l’art tend à échapper aux fins pratiques qui régissent la rationalité des autres sphères dans le concert de la rationalisation générale ; il s’autonomise par défaut et contre, non pas avec et pour, et ces sphères (économie, droit, Etat, morale), tout au long de l’histoire, chacune à sa façon, se sont employées à juguler ses inclinations à la dérive dans l’ordre d’intérêts normatifs – c’est peut-être avec la science qu’il aurait la plus grande similarité de condition…
On peut observer ce phénomène si on prend l’autonomisation artistique à ses prémices, au moment où la Grèce antique passe de la société gentilice à la cité classique. Quand, au gré de l’évolution des forces productives, des richesses, des guerres, de la propriété privée, etc., l’art (« les arts », disait-on, dans La Poétique d’Aristote), fut nommable comme tel en posant les termes de sa légalité propre, c’en était fait de l’« identité absolue de la participation sacrée »[[Perniola Mario, L’Aliénation artistique, UGE 10/18, 1977, p. 100. à la reproduction mythique de l’autorité ancestrale, et de son rituel où ne se distinguaient pas le mythe et la vie sociale. Le chef du genos (lignée), à qui incombait le récit rituel (epos), raconte désormais ses propres exploits ; non pas que le mythe soit oublié, mais ses dieux ou héros sont relégués au rang de protecteurs et judicateurs. L’epos, de récit mythique fondateur du pouvoir, devenait récit légitimant, quittant l’ordre de la participation pour celui de la signification (idéologique).
C’est de cette coupure que naît le procès d’autonomisation esthétique ; le récit n’est plus la parole rituelle qui ne fait qu’un avec le contenu du mythe et qui est identique au pouvoir communautaire ; il prend la forme d’une mimesis ; l’imitant d’une action (celle du chef du genos ou du basileus) séparée du corps de la communauté, et dissociée du récit en tant que tel, devenant son référent, qu’il intègre comme imité. Par la suite le récit fera l’objet d’une institution indépendante, l’aède, qui dispose d’une certaine latitude d’interprétation ; mais qui n’est pas encore l’auteur nominal d’un récit fixe, c’est-à-dire l’épopée homérique, stade épanoui d’une légalité esthétique intrinsèque, avant la tragédie…
Partant, ce degré d’automonie implique une double scission : entre l’art, qui dessine son territoire de création au sein du monde vécu, et le peuple qui n’est plus que son destinataire ; et par ailleurs, à l’intérieur même de l’oeuvre (signe), entre l’imitant (signifiant) et l’imité (signifié), propres à la représentation mimétique – attendu que le signifié est toujours à la fois homogène et hétérogène au signe : dans le même mouvement où il montre du doigt le dehors il s’en sépare, s’accrochant à un signifiant dont l’indépendance recèle une virtualité d’expansion infinie, comme le montrera l’art moderne. En bref, l’oeuvre ainsi scindée s’ouvre à tous les vents, au mal comme au bien. Sous le signe du pharmakon l’art sera l’ambivalence symbolisée ; en même temps remède, philtre, mais aussi poison – ouvert aux excès de personnalité… Platon ne s’y est pas trompé qui dans sa cité idéale n’aurait accepté que le « récit simple », conforme aux « formes prescrites dès l’origine, qui s’en tient à une seule harmonie » et n’est « sujet qu’à de faibles changements »[[Platon, La République, Gonthier, Médiation, 1966, p. 87 sq., rejetant le « récit imitatif » qui laisse entrer la dialogie de voix diversifiées et contraires.
Autrement dit, dans le mouvement même par lequel il devient autonome l’art ouvre sa matrice symbolique à la fécondation et confère leur effet de sens aux apories du monde, à ses divisions, ses diffractions, à ses fantasmes et désirs, à ses refoulés et résidus. E est la part maudite. Contrairement aux sphères dont l’autonomie est la condition de leur connexion efficiente avec la rationalité sociale, l’art en s’autonomisant se décale et s’oppose à celle-ci ; et son autonomisation – la rationalité propre qui la structure -, est la condition de sa résistance aux pouvoirs. L’histoire ne manque pas d’exemples qui montrent les efforts des diverses sphères (le marché, les lois, la politique), pour assujettir l’expérience esthétique, que ce soit par prescription, sélection ou coercition. L’histoire des arts est incessamment cette dialectique transgression/répression, où l’expérience esthétique fourbit les lettres de son nom propre.

MODERNITÉ

L’ère moderne clarifie en quelque sorte la posture de la sphère esthétique ; en gros, elle se dichotomise : d’une part, l’art est pénétré par la valorisation économique et les oeuvres s’adaptent au goût solvable, puis à la réception consensuelle de la consommation ; d’autre part, il fait défection aux conditionnements officiels, viole les normes majoritaires et se débarrasse de ses tutelles (téléologiques, idéologiques, canoniques). Il organise son autonomie en produisant les règles de compétences capables d’assurer vitalité à son existence menacée. Habermas a raison, dès lors, d’entendre l’histoire de l’art comme celle de son autonomisation. Mais il ne voit pas que sa rationalisation, contrairement aux autres sphères dont la finalité s’accorde à l’ordre de la pratique sociale, est celle d’une exclusion, d’une blessure, et qu’elle est davantage vouée à nourrir son déficit qu’à aiguiser son efficience. Dès lors, ce qui vaut d’être discuté, c’est la relation qu’entretient, et qu’est susceptible d’entretenir l’autonomisation-rationalisation de l’expérience esthétique avec le monde vécu.
Habermas envisage l’art du point de vue extra-esthétique de l’intercompréhension langagière, alors que, autre tenant de l’esthétique communicationnelle, H.R. Jauss veut restituer à cette expérience son caractère de jouissance communicable acquise au cours de l’histoire. L’ambivalence du « beau », qui a taraudé l’art et ses théories, de Platon (intelligible/sensible) jusqu’à la modernité, a trouvé dans l’an moderne une solution qui l’a fait descendre dans la matière par son caractère d’« expérience sensible »[[Jauss Hans Robert, Pour une Esthétique de la Réception, Gallimard, 1978, p. 137., laquelle a déterminé et substantialisé son cours propre, en reléguant au rang de valeurs idéalistes la triade Idée-beauté-nature. L’« attitude de jouissance » (p. 125), c’est ce qui fonde la possibilité de l’expérience esthétique et qui est impliqué par elle, et qu’il est nécessaire de reprendre comme objet de la théorie esthétique. La jouissance est sans conteste un des paramètres incontournables de l’esthétique, surtout depuis le milieu du XIXe siècle où l’art se départit d’une fonction cognitive qu’il avait encore pour Goethe, – même si la connaissance esthétique devait être supérieure à la connaissance conceptuelle. Le principe de jouissance a donc quelque chose de consubstantiel à l’autonomisation de la sphère esthétique. Cependant, jouissance et jouissance esthétique doivent être distinguées ; Kant déjà s’était employé à théoriser leur différence : la faculté de juger esthétique n’a aucune relation immédiate au « plaisir de jouissance », à quoi il lie l’agréable qui n’est que sensation, donc quantitatif, alors que le jugement sur le beau est qualitatif et relève du plaisir réflexif[[Kant, Critique de la Faculé de juger, Vrin, 1984, p. 104, 137.. Dans le cadre de la modernité, la jouissance esthétique est plus précisément prise dans le double mouvement impératif de la libération des énergies pulsionnelles et de la rationalisation inhérente à l’expérience de l’art en tant qu’expérience autonome.
La jouissance esthétique n’a certes pas attendu l’art moderne, mais elle y a conquis son titre de principe et ses intensités brutes. On peut concevoir dès lors une spécificité de la jouissance esthétique immanente à l’art de la modernité. Les séparations internes à la société capitaliste, entre le travail social producteur de valeur et la création improductive, entre l’individu formellement souverain et le système rationalisé qui mutile sa liberté, et usurpe sa subjectivité par l’objectivation sociale, etc., ont engendré, dans les pratiques culturelles notamment, une énergétique – implicite et explicite – de la jouissance comme retour du refoulé. A l’équivalence abstraite de l’échange, à l’insaisissabilité de la loi, au mensonge du progrès émancipateur, à la raison instrumentalisée, aux finalités utilitaires, l’expérience esthétique répondait par l’exercice de l’inutile, par l’effusion sensorielle, par l’instant authentique, par la jouissance de la transgression, par la production du singulier non réitérable. L’identité du sujet et de l’objet refusée à la pratique sociale s’essayait dans l’apparence de l’oF jet esthétique, dans un vouloir-être parfois schizophrène, mai ; infiniment symptomatique dans ses excès. L’expérience esthétique moderne est l’autre inversé de la loi, le sens absolu et anhistorique. Tout l’art moderne d’une certaine façon est fait de cela. Et s’il faut prévenir un certain terrorisme – désespéré[[Lyotard dit de L’Economie libidinale qu’il est un « livre désespéré », voir Les Cahiers de Philosophie, n’5, printemps 1988. – des énergies libidinales sur le sens, parce que la jouissance esthétique ne peut se satisfaire de l’indifférenciation des intensités événementielles, cela ne justifie pas qu’on traite les intempestivités des avant-gardes comme des égarements, plutôt que de les comprendre en fonction de leur ancrage dans la normalité banalisante du monde vécu.
Il est cependant vrai que l’expérience esthétique ne peut faire de la jouissance un paradigme exclusif, parce que, comme le pense Marcuse, la jouissance sensible n’a pas expressément besoin de l’art, et parce que lorsqu’elle s’investit dans l’art c’est que la résistance de celui-ci aux corrosions de la société bourgeoise passe par la rationalisation d’un artefact qui l’inscrit plus stratégiquement dans le sens. C’est aussi un trait de l’art moderne que son identité, même toujours remise en cause par le ready-made de Duchamp, par Dada, le surréalisme, etc., ne soit pas trempée au bain de la « perte de soi » nietzschéenne. La négativité de l’esthétique, son rejet de la réifiction sociale, passe par la conscience de soi de son statut générique et du sens de sa pratique spécifique. Et si l’expérience esthétique n’est plus comprise comme la transcription d’un sens préalablement élaboré, mais comme un lieu de sa production, elle n’est pas conçue pour autant comme une irruption somatique ; de Flaubert à Joyce, de Van Gogh à Pollock, en passant par Proust, Faulkner, Matisse, etc., le gestus artistique a le sens d’une position dans l’art et relative à l’Art, à son concept. Il n’y a jamais eu d’an moderne que par soi situé, horizontalement et verticalement. Réévalué à travers cette grille de légalités propres, l’expérience esthétique contemporaine doit être entendue comme étant au croisement d’une totale jouissance créatrice et de la conscience de soi réflexive de l’agir et de la condition de l’art.

COMMUNICATIONALITÉ

Au même titre que depuis une quinzaine d’années s’affirme un dépassement de la philosophie du sujet vers une théorie communicationnelle (Appel, Habermas, Welhner…), se développe en esthétique une tendance communicationnelle contre la négativité d’un certain art et de la Théorie esthétique de l’incommunicabilité d’Adorno. Sous le triple régime de la production (poiésis), de la perception (aisthesis), et de la communication (catharsis), Jauss a élaboré une conception de l’art qui va dans cette direction. Comme poïesis l’art est l’émancipation dans laquelle le pouvoir de l’artiste est celui de créer hors de la représentation-Idée, nature-un monde où comprendre et « construire » ressortissent à la même opération ; comme aisthesis, il est déconceptualisation du monde, vision autonome dégagée du déjà vu (de l’anamnèse), doit restituer la perception sensible et avoir un effet critique sur le langage, ses automatismes et la fonctionnalité sociale, en maintenant présente une totalité que l’art est en situation privilégiée de faire apparaître ; comme catharsis – qui est l’instance esthétique où doivent culminer les deux autres -, l’art doit restaurer sa fonction communicative, c’est-à-dire qui s’ouvre non seulement à l’expérience de soi mais aussi de l’autre ; celle-ci doit retrouver l’identification spontanée et jouissive, ne pas s’en tenir à la simple réflexivité (Adorno), et déboucher sur l’action symbolique orientée vers la solidarité ; l’art peut agir sur la société et avoir des effets créateurs de normes. Il ne s’agirait plus d’identification admirative ou purificatrice, mais sympathique, voire critique ou ironique.
Cette conception est dans la même logique du consensus (Jauss, p. 155) que celle de Habermas. Elle est, il est vrai, très séduisant et qui a priori n’adhérerait pas au projet d’une expérience esthétique qui intégrerait l’autre et influerait sur la communauté? Mais à y regarder de plus près elle est fortement castratrice. A titre polémique, on pourrait rétorquer à Jauss ce que Brecht rétorquait à Lukacs prescrivant la nécessité que l’art reflète la totalité sociale : vous nous dites qu’il faudrait faire les choses de telle façon sans nous dire où on pourrait acheter tout ce qu’il faut pour y parvenir. En effet, ce que préconisent Jauss, et Habermas, etc., suppose des conditions que l’art ne peut produire ; tout au plus peut-il les préfigurer ; mais ce serait alors précisément en n’y sacrifiant pas par anticipation. L’esthétique communicationnelle est une motion de principe à laquelle il serait stupide, élitiste, de ne pas souscrire ; irais précisément, elle ne bivouaque que sur des principes.
La question devrait être : qu’est-ce que communiquer veut dire, sur le plan esthétique, au sens de Jauss comme de Habermas, dans un contexte social où les jeux de langage (au sens le plus large) sont pris dans la gangue de sociolectes liés à des rationalités fonctionnelles de sphères (institutionnelles, professionnelles ou de valeurs) fortement circonscrites, et connectées les unes aux autres par un métalangage communicationnel fait d’unités culturelles formatées et blanchies par le compromis consensuel ? – E est d’ailleurs symptomatique que les résistances susceptibles de trouer cette opacité soient conçues par Habermas au niveau quasi résiduel de la rationalité langagière du monde vécu ; la conversation intersubjective quotidienne ne peut effectivement être réduite au point de ne laisser aucune bouche de respiration. Mais plus directement : qu’est-ce que communiquer esthétiquement veut dire dans une société aussi stratifiée culturellement que la nôtre, qui enregistre un décalage d’un siècle entre les codes de lecture en vigueur dans le grand public, et les nouvelles règles de lectures produites par l’art moderne (en peinture, notamment, on peut estimer que la réception actuelle affleure à peu près à l’impressionnisme) ?
S’il s’agit d’évaluer l’effet communicationnel d’une oeuvre à son audience ou à son rayonnement, Malévitch, Duchamp, les surréalistes, Joyce, Beckett, etc. (qui ont rompu avec ce que Habermas appelle « capacité moyenne d’intégration du système de personnalité »), ne communiquent pas significativement moins que Chagall, Brecht, Malraux, Camus, réputés plus accessibles malgré leurs innovations. Si c’est exact, il convient alors de jauger ailleurs que dans la réception quantifiable, sinon il faudrait admettre que la communication optimale est obtenue par l’art de masse ou de consommation. Elle ne serait donc pas dans le contrat effectif, social, passé entre l’oeuvre et sa perception, mais dans la potentialité de signification que l’oeuvre est susceptible de recéler, généralement commensurable à son degré de « réalisme » – selon Brecht : dans la démonstration des contradictions socio-humaines, et la mise en posture critique du spectateur ; selon Lukacs, dans la cohérence d’un contenu déterminé sommé de rendre compte de la totalité de celles-ci -, et qui tendrait à réduire le décalage entre production et réception esthétiques. H faut cependant se rendre à l’évidence : même en adhérant au point de vue jaussien d’un « effet sur la société », ou habermasien de connivence stratégique, rien ne peut indiquer sérieusement que le « réalisme » (au sens de : qui rend lisible le réel – sens évidemment ambigu…), soit plus susceptible d’obtenir les conditions de possibilité de cet effet que le Théâtre de l’absurde, le Nouveau roman ou l’Expressionnisme abstrait américain, etc. Trop de paramètres entrent en jeu dans la virtualité de communication d’une oeuvre d’art, pour que son établissement ne soit pas qu’adjugé ; ce qui est insuffisant pour prescrire un devoir-être.
Quant à l’hypothèse d’« identification sympathique » émise par Jauss, qui suppose une coïncidence entre les horizons d’attentes esthétiques de la production et de sa réception, elle existe, à un niveau minoritaire, local, certes – sans quoi il n’y aurait pas d’art -, et même avec les oeuvres les plus négativistes. Elle est de l’ordre du « sentiment esthétique », soit : ni oublieuse du statut de son objet, ni seulement conceptuelle ; elle appartient à la jouissance « réfléchissante », probablement proche du plaisir désintéressé de Kant, ou de l’affinité. Mais cela ne peut répondre à la question de Jauss ou de Habermas ; ils veulent restaurer la fonction communicative de l’art d’après les catégories d’« exemplarité et de consensus ouvert » (Jauss, p. 157), pour « fonder un nouveau schéma de praxis sociale » (p. 154). B ne s’agit pas d’une communication minoritaire d’experts, ni bien sûr du consensus fermé de la communication de masse. II reste donc qu’une telle communication esthétique – ni de spécialiste ni de consommateur – n’existe que par défaut, dans l’idée, hors des conditions concrètes de l’expérience esthétique.
Même lorsque Jauss met Kant à contribution, il ne fait que corroborer cet idéalisme ; il cite : « Le jugement de goût ne postule pas lui-même l’adhésion de chacun (seul un jugement logique universel peut le faire, parce qu’il peut présenter des raisons) ; il ne fait qu’attribuer à chacun cette adhésion comme un cas de la règle dont il attend la confirmation de l’accord des autres et non pas de concepts. » (Jauss, p. 154 ; Kant, p. 60.) On ne peut qu’être d’accord, parce que justement il ne s’agit pas de l’expérience esthétique effective ; Kant dit bien que le sens commun qui est présupposé par l’adhésion universelle « ne peut être fondé sur l’expérience » ; il contient bien une obligation qui fonde le jugement de goût comme « exemplaire », mais sur une « simple norme idéale » (p. 79). Jauss a raison de s’appuyer sur Kant en ce sens qu’il ne préconise une adhésion universelle que par l’accord attribué à l’autre ; mais il a ton aussi, car Kant n’en fait, à juste titre, qu’un principe d’attribution. Démarche légitime en tant qu’ad-jugement esthétique, mais dont l’impératif subjectif ne peut convenir à la communication solidaire – la catharsis -, que souhaite Jauss et qui implique une orientation de l’art, un type d’œuvres adéquates, « faites pour », alors que pour Kant l’impératif est soutenable pour n’importe quelle oeuvre accessible ou inaccessible au public.
On en revient donc au point central : contre un art de la négativité, Jauss, Habermas, etc., suggèrent un art du devoir-être solidaire. Or ce qui est fondamentalement en cause, c’est que dans la modernité, les trois moments totalisants, poïesis, aisthesis, catharsis, sont objectivement séparés. Donc, devant leur argumentation – finalement assez proche, dans l’esprit, de cet « effort de la forme » que le Lukacs marxiste réclamait des artistes, – la question de la communicabilité devrait être reformulée ainsi : le système socio-culturel qui structure le monde vécu, est-il tel que l’expérience esthétique, souhaitée par l’esthétique communicationnelle, puisse être assez pleinement menée pour qu’elle intègre la condition qui lui est faite par ce système même, c’est-à-dire sans sacrifier cette expérience elle-même ? De l’analyse qu’on fait conjointement de la formation sociale et de l’art moderne dépend la réponse.

NÉGATIVITÉ

La réponse que fait Adorno est du plus haut intérêt – même s’il s’agit de la réinterpréter à la lumière des changements socioculturels qui ont cours depuis les années soixante-dix – lesquels justement motivent l’esthétique communicationnelle. Le fait même qu’Adorno fasse culminer sa philosophie dans une théorie esthétique témoigne du statut qu’il confère à l’art et à la nature de la société d’où il est produit. La philosophie même, qui se maintient en vie faute d’avoir été réalisée dans l’histoire, ne parvient pas à résoudre dans une identité du concept le subjectif et l’objectif ; elle doit se faire mimesis. Mais cet au-delà du concept, c’est l’art qui est le mieux placé pour le réaliser. Et c’est en refusant la réconciliation, en témoignant de l’irréconcilié, du nonidentique, du singulier, que l’art peut présenter la réconciliation[[Adorno Théodor, Théorie esthétique, Klincksieck, 1974, p. 234. dans l’inflexibilité et la cohérence de son apparence propre (p. 181).
C’est donc dans la dislocation pétrifiée du monde, qui dès avant Auschwitz a fait perdre son sens à l’existence, que la théorie de la mimesis adornienne prend racine. Les rapports sociaux, définis par la valorisation économique, ont éjecté, banni (p. 333) l’art de l’efficience sociale, et l’expérience esthétique, dépossédée de toute résonance populaire, ne peut que pousser à l’extrême son autonomie pour préserver son existence dans le rudiment mimétique « représentant la vie intacte au milieu de la vie mutilée » (p. 160). L’art ne peut ainsi qu’intégrer à sa forme symbolique la mort qui le menace, en se faisant semblable à ce à quoi il résiste (p. 180). La société réifie trop bien tout ce qu’elle touche pour que l’art puisse s’en arracher et communiquer avec elle du point de vue d’une extériorité. Communiquer, ce serait pour lui se dissoudre dans la rationalité instrumentale, s’inscrire dans l’utile et donc participer à l’échange marchand ; on connaît bien la formule adornienne : « La communication est en effet l’adaptation de l’esprit à l’utile par laquelle il s’insère dans la catégorie des marchandises, et ce qu’aujourd’hui on appelle sens participe de cette monstruosité » (p. 104) ; communiquer ce serait donc s’exécuter « pour autre chose » (p. 153), se donner en pâture aux attentats de la communication administrée. II vaut mieux que l’art se ferme et se chosifie dans son apparence, car « s’il ne se réifie pas, il devient marchandise » (p. 300). Il ne doit pas chercher à présenter, il s’auto-présente : il-y-a-de-l’art, forme présente du désenchantement, dont son contenu de vérité expose l’impuissance et tout uniment la réconciliation impensable (p. 207). Ainsi l’art ne peut communiquer que l’incommunicable (p. 14).
Adorno a saisi que l’autonomie de l’expérience esthétique n’est pas seulement un arrachement de l’art à la coercition sociale, à sa rationalité, pour sa liberté, mais qu’elle est aussi le symptôme de son « bannissement social » et que par là il est « dégradé en fait social… » (p. 333). C’est le caractère double de l’art, doublement négatif, autonome et fait social, devenu un conflit absolu dans la modernité, qui fait fond à l’analyse esthétique d’Adorno, et qui fait son épistémologie paradoxale si profondément en prise sur le réel… On peut certes penser que la théorie adornienne ne sort pas du giron de la philosophie du sujet et de son train de catégories, notamment du précepte d’objectivation de l’esprit dans l’oeuvre. Ce peut être vrai, et c’est sans doute de là que vient sa sous-estimation de l’oeuvre comme texte (ensemble organisé), et sa fétichisation de l’oeuvre comme totalité réconciliée et finitude. D’où sa difficulté à intégrer à son jugement les avant-gardes, et certaines formes d’an contemporain.
Mais ce défaut est beaucoup moins critiquable si on le met en comparaison avec la rationalité communicationnelle de Habermas. Non pas qu’il s’agisse de nier le dépassement que constitue le principe de l’agir communicationnel par rapport à la philosophie du sujet. Mais encore une fois, ce n’est pas si facilement applicable à la sphère esthétique. Ne serait-ce qu’au plan structurel (comme système de modalisation secondaire – I. Lotman) l’an ne se meut pas dans le cycle de l’intercompréhension fondée sur le « langage ordinaire », ni même sur une rationalité intersubjective. Mais à plus forte raison dans la modernité, le défaut adornien peut être une qualité, ou du moins s’expliquer dans sa persistance. En un temps d’apothéose de l’autonomisation artistique, l’expérience esthétique s’est échappée du langage comme fond commun codifié, tout comme il lui faut s’échapper de l’échange marchand, pour se réifier selon sa propre logique. Aussi chez Adorno, le présupposé du sujet n’est pas qu’un reliquat philosophique, mais peut-être ce qui reste au sujet ramené à sa réalisation dans un contexte d’incommunication. L’expérience esthétique n’est-elle pas forcée, pour garder un sens et produire de la vie, d’échapper au réseau socialisé du langage ? C’est parce que le langage « ordinaire » est communication que Habermas y voit le moment d’un dégagement des gangues de la réification ; c’est pour la même raison qu’Adorno substitue la mimesis au langage : « La substance de l’expression est le caractère de langage de l’art, fondamentalement différent du langage en tant que médium de l’art. […1 L’art nouveau s’efforce de transformer le langage communicatif en langage mimétique. » Et même au-delà : « Le langage véritable de l’art est sans langage. Ce moment où il est privé du langage passe avant la signification du poème… » (p. 153) A nier cette dimension de l’art, sémiotiquement et sociologiquement, on risque de reculer dans des stéréotypes du genre de l’« expressif » ou de l’« authentique » – termes qu’en outre Habermas concède curieusement, par inadvertance vis-à-vis de la spécificité esthétique, à une philosophie du sujet, mais qui serait enfermée dans une éthique propre à prévenir les excès de personnalité. Habermas a certes renversé le paradigme, mais il traîne les peurs de Platon : cette « démesure », ces dérives de l’art qui passent par-dessus la barre du signifiant pour naviguer au gré de ses forces productives.
Ce n’est pas parce que l’art n’est pas le centre des intérêts théoriques de Habermas qu’il n’y a pas d’esthétique habermasienne, c’est parce qu’il ne peut y en avoir tant que le dépassement des surenchères modernistes est conçu comme son ravalement à l’intercompréhension langagière où il ferait le sacrifice sans rituel de ce qui est le plus autonome dans son autonomie : ses excès d’autonomie. Adorno fournit infiniment plus de paramètres pour comprendre ceux-ci, tant comme condition de l’inventivité requise que comme blessure sociale qu’il lui faut nourrir pour exhiber l’agressivité normalisée du dehors. En ce sens, la théorie esthétique d’Adorno est bien l’explicite – au moins d’une bonne part – de la pratique artistique moderne – et ceci jusqu’à Andy Warhol qui serait le point ultime et le plus récent de la mimesis ; encore que son mode mimétique soit moins de l’ordre du désenchantement que de la jubilation post-moderne…
Il est certain que l’esthétique adornienne pèche par quelques endroits, et pas seulement à l’égard d’une évolution post-moderne ultérieure à la parution de la Théorie esthétique (1970), mais déjà par rapport à certaines expériences de l’avant-garde historique et même de l’Action painting, pour ne pas aller au-delà. Il est certes vrai, comme le pense P. Bürger, que pour préserver un lieu ultime de refus et de vérité Adorno tend à perpétuer la catégorie traditionnelle d’œuvre d’art rationnellement construite[[« L’Anti-avant-gardisme dans l’esthétique d’Adorno », Revue d’Esthétique, n’8, 1985, p. 87 sq., selon une métaphysique de l’esprit et de la réalisation – hégélienne – du sujet ; alors que pour une part les avant-gardes (dadaïsme, surréalisme, début du futurisme russe), ont prétendu mettre fin à l’harmonisation artéfactuelle des dissonances, dénonçant l’art générique jusqu’en son autonomie, en faisant éclater ses limites dans une anarchique confusion avec l’existence et dans l’impulsion d’un vouloir « changer la vie », en résonance avec les espérances d’une révolution sociale. Bürger a sans doute raison de faire une distinction entre modernité et avant-garde. Il n’y a pas que Habermas pour craindre les surenchères dans le flux du modernisme ; Adorno craint que par l’éclatement de la monade artistique l’art ne se dissolve dans l’indifférencié symbolique et que ce soit la consécration de sa perte.
Il y a là, d’un certain point de vue, deux attitudes quelque peu conservatrices : l’une au profit d’une communicabilité se suffisant de critères réducteurs (expressivité, authenticité et intervention « dans les interprétations cognitives et les attentes normatives ») ; l’autre en gardant des catégories classiques d’objectivation et d’« oeuvre d’art ». Mais ce n’est pas tant la théorie habermasienne qui interroge, elle est d’une certaine manière trop éloignée du problème ; elle prescrit à l’art de l’extérieur, du monde vécu, sa conduite rationnelle : un devoir-être qui fait fi des conditions de possibilité de l’expérience esthétique dans le contexte social contemporain. L’attitude d’Adorno interroge davantage, en ce que justement elle est pertinente sur ces conditions de possibilité ; il prend l’art pour ce qu’il est et remplace l’impératif du devoir-faire par l’hypothèse du pouvoir-être. Or cette différence de paradigme est la traduction d’une opposition quasi diamétrale quant à l’appréciation des conditions socio-culturelles de l’expérience esthétique. Tandis que Habermas fait le profil du consensus validant les valeurs universelles de l’émancipation, veut rattacher l’an à cet univers des accords majoritaires, Adorno veut sauver de la pétrification totale ce qui peut l’être et peut la signifier : ce qui dans la cohérence de l’apparence esthétique désenchantée s’indique comme ne pouvant être sauvé. Position fragile qui veut garder intacte la reconnaissance de l’oeuvre d’art, parce qu’elle sédimente une forme raréfiée de vie.

LA VOIE ÉTROITE

E reste que l’essentiel de l’esthétique d’Adorno n’est pas invalidée par l’époque actuelle – celle qui constitue le soubassement de la théorie de l’agir communicationnel ; période prioritairement marquée par le déboussolement des perspectives révolutionnaires et de leurs conditions de crédibilité. Sur le plan de l’art, il est plus que probable que la fin des avant-gardes artistiques, est liée à cette perte de perspective ; mais conjointement aussi au fait qu’après s’être défait de ses tutelles, l’art s’est défait peu à peu de ses conventions, jusqu’à risquer la légalité qui le distingue comme sphère autonome. Dès lors, dans ce contexte actuel de dissolution des limites et des définitions, l’acte de dénomination de l’art, à partir de la distinction : « ceci est de l’art », « ceci n’est pas de l’art », apanage de l’institution au siècle dernier, et devenu, par la suite, une revendication des avant-gardes (Duchamp, ou : « ceci n’est plus de l’art », de Dada), a fait retour à l’institution. Cependant, non plus sous forme de préservation de conventions comme au siècle dernier, mais d’adaptation des décideurs – managers, marchands, galeristes et commissaires -, au clientélisme, savoir : « ceci peut être considéré comme de l’art puisque le marché y reconnaît de l’art ». Ce qui est un à-valoir de plus sur le solde de la réification généralisée.
Nous sommes ainsi dans une situation où à la surenchère esthétique s’est substituée l’enchère économique. Le flottement entretenu par l’incertitude ambiante, la dissolution des valeurs normatives, et la déconsidération des « grands récits », laisse faire le pouvoir de dénomination empirique issue du marketing. Ce n’est pas tant une question de motivations de l’expérience esthétique que de disparition des pôles de référence crédibles, qui pouvaient encore constituer, jusqu’aux années soixante-dix, des repères pour s’orienter. Quant au jugement esthétique solvable, celui du monde de l’art, il est à double portée : d’un côté, il est de moins en moins soumis aux critères idéologiques ou culturels de sélection, c’est-à-dire aux préjugés – même si l’absence de ceux-ci n’est pas qu’issue de la possibilité accrue de faire commerce. En bref le scandale n’est plus guère possible, plus rien n’est susceptible de choquer, lors même que l’expérience esthétique va bien au-delà des surenchères surréalistes ou dadaïstes dans la dissolution des règles esthétiques (le body art, le land art, etc., certaines manifestations de Beuys, auraient été plus scandaleux dans les années dix et vingt que ne le seraient aujourd’hui les manifestations des avant-gardes historiques). D’un autre côté, les différenciations esthétiques tendent à perdre toute rigueur de jugement ; pour prendre une distinction kantienne : le jugement de goût empirique (comme ensemble de règles générales – non universelles – ayant trait aux conventions sociales, p. 57) tend à se substituer au jugement esthétique réfléchi qui fonde le goût à juger du beau universel. Plus simplement : le goût empirique – comme convention – tend à se substituer au jugement esthétique obéissant à la nécessité d’appréhender l’art dans l’ordre des conditions générales où se déterminent ses possibles.
Cette situation est assurément nouvelle pour l’expérience esthétique ; mais il y a plus une différence de degré que de nature avec celle qui servait de présupposé à la théorie esthétique d’Adorno. Ce qui a changé quant à la condition de l’an – comme des autres sphères – c’est qu’il est davantage socialisé : plus intégré à la valorisation économique (que ce soit au niveau des grosses valeurs refuge et de la spéculation planétaire, ou au niveau de la petite galerie d’art), qui ne laisse à la frange plus aucun champ de l’activité sociale, et tolère de moins en moins de marginalité viable (d’une certaine manière on est dedans ou on n’est pas). De la même façon que la médiatisation esthétique de la vie quotidienne – qui se déroule de plus en plus par le médium de l’image ou du récit de consommation -, laisse peu de place à un point de vue dégagé, qui aurait pied dans des valeurs désangluées de cette pétrification.
Dès lors il n’est pas plus productif de sens de chercher des points de vérité isolés, qui soient en prise sur le réel, en essayant de lui opposer un ailleurs « exemplaire », qu’il ne l’est de mettre l’art au diapason des réseaux d’intercompréhension au sein du monde vécu. D’une part, il faut bien réaliser que les courants esthétiques et les oeuvres les plus dignes de qualité sont aussi, sur le plan de leur audience, comme toute oeuvre de consommation, des effets du marché (de Pollock à T. Bern -hard en passant par le pop’art et le Nouveau roman, pour ne rien dire du cinéma ou du théâtre), et qu’il ne s’agit pas de compromis ou d’Entkunstung. En bref, ce que produit le marché de l’esthétique n’est pas que de la valeur d’échange ; autre chose passe qui n’est pas échangeable. D’autre part,, en ce qui concerne l’art de consommation, ou même toute forme d’esthétisation non artistique, il constitue, qu’on le veuille ou non, le seul paysage, la seule nature présente, le texte réel, ou plus précisément le matériau où se trouve sédimenté de la forme, (de) l’histoire, du style de vie, des pathologies, et qui élabore le continuum amorphe où l’expérience esthétique va tailler, d’où elle va tirer ses formes et son sens. C’est même là sa seule chance de mordre dans l’histoire.
Il reste que l’artiste, aujourd’hui, ne peut qu’être infiniment troublé de voir qu’en tant que sujet producteur de formes, dans ce parcours qui va de son agir à son artefact, il est pour l’essentiel de son être, immergé dans le monde vécu nourri aux réseaux des rapports sociaux autarciques que l’échange économique sature à tous les niveaux. Il a beau ne pas croire à une nature originelle perdue ou à une pureté aliénée, l’anamnèse d’une altérité possible liée à un passé proche ou lointain, à un ailleurs, au souvenir d’une certaine radicalité, ne peuvent que l’agiter. Même dans le meilleur des cas, l’expérience esthétique ne va pas de soi ; d’autant peut-être que son absence de finalité, son inutilité dans l’ordre
capitaliste, qui en faisait le support romantique des valeurs spirituelles sacrifiées, n’est plus une originalité. Parce que l’expansion neutralisante de l’économique, dans l’atmosphère de déconfiture des idéaux d’émancipation, assimile plus que jamais l’expérience esthétique à son marché. Parce qu’aussi, dans l’autre sens, la valorisation économique produit de l’espace culturel ; l’art entre ainsi de plus en plus dans l’ordre d’une valeur d’échange à usage culturel, remplissant l’espace des loisirs, du temps libre, des occupations hédoniques – rouage économique, alibi idéologique, peut-être, mais pas seulement…
Globalement, il y a de quoi être inquiet de l’indifférenciation où est tombée la circulation sociale de l’art, qui affecte sa production en l’entraînant dans une circularité stérilisante. Mais le trouble qui ne peut manquer de se présenter dans une activité qui tient sa définition de son inventivité, est sa chance ultime. Par lui il peut réaffirmer sa non-identité, maintenir vivantes les contradictions. C’est là le sens de la mimesis adornienne ; mais encore une fois, une attitude radicale ne peut que reléguer le compromis communicationnel. Avant Adorno, Baudelaire avait compris que le fétichisme de la marchandise, excédant l’usage du produit, usurpait la fonction fétichiste de l’aeuvre d’art, et que dès lors l’autonomie de celle-ci devait indéfiniment poser à l’art la question de son miroir inversé, la marchandise. L’expérience esthétique est aujourd’hui dans ce tiraillement où il lui faut préserver sa liberté de produire de l’art revendiquant ce qu’il a de paradoxal à exister, et où il lui faut du même coup constamment repousser les limites de ce qui se nomme art pour faire échec à la valorisation économique qui a besoin de labelliser ses produits.
Pour Baudelaire cette confusion de l’art et de la marchandise ne pouvait être dépassée qu’à condition de brouiller dans l’oeuvre la dialectique de l’usage et de l’échange ; de faire de sa valeur de l’inutilisable et donc que son usage soit intangible[[Voir Agamben Giorgio, Stanze, Christian Bourgois, 1981, p. 78 sq.. Au cours de ce siècle, le choc d’étrangeté qui devait faire de l’oeuvre quelque chose d’encore plus énigmatique que la marchandise, a pris des formes extrêmes (Picasso, Joyce, etc.). Dans les conditions d’aujourd’hui – d’une extension sans pareil de la valorisation, de crise de la finalité sociale, de la fin de l’avant-gardisme exclusif, d’épuisement de l’élagage de toutes les conventions esthétiques, et aussi de reproductibilité des oeuvres et de leur diffusion -, une situation est renversée : à la politique de la table rase et du nouveau succède le tout exhibitoire : tout est sur la table, simultanément, du plus lointain passé à tous les coins du monde, les genres les plus opposés, comme soustrait à l’histoire. Une sorte de donné à la fois brut et fétichisé : tout ceci est de l’art, puisque classé tel par l’institution ; tout ceci s’expose dans la diversité exemplaire et en même temps dans la compacité d’une matière ; tout ceci est empaqueté comme Art, mais devenu matériau.
Tout, en quelque sorte, redevient donc possible pour l’expérience esthétique, puisque l’art s’offre à elle comme un continuum amorphe, socialisé, emblématisé. On accède à une sorte de degré zéro de l’expérience esthétique, avec ce que cela implique de conscience de cet état, c’est-à-dire de la question cruciale : qu’est-ce que l’art peut faire avec l’Art, et même avec tout ce qui fait texte (images, récits…). On peut désormais poursuivre les jeux de langage qui repoussent les limites (par exemple dans le mouvement graffitiste, inflationniste : qui occupe toutes sortes d’espaces, emplit des supports non appropriés a priori – métro, murs, terrains, vêtements – mimesis de l’écriture anarchique issue de la rue ; dans les installations éclatées et éphémères, etc.). On peut aussi, apparemment à l’opposé, s’immerger dans le texte culturel, y dialoguer, explorer des régions insoupçonnées, et en tirer des formes inédites et questionnantes (Kiefer, Schnabel, Paladino, Cucchi, Clémente, etc.).
Dans tous ces cas, c’est dans une hypersensibilité aux formes de la socialité, à l’état du monde et de l’art, qu’oeuvre et se joue la production esthétique de l’inédit, du non-réitérable. Car c’est là, au moment où l’art en son hypersensibilité se fait semblable à la marchandise, mais joue l’innovation qu’elle ne peut promouvoir sans hypothéquer sa nature échangeable, qu’il peut aller au-delà : dans le questionnement du sens.
Dans cette mesure, il n’est pas pertinent de savoir si l’expérience esthétique donne dans la surenchère ; si on veut lui garder son caractère d’expérience, on ne peut l’apprécier à l’aune de critères limitatifs qui lui sont hétérogènes, et qui relèvent d’une stratégie d’ensemble et articulée à l’éthique. Il n’y a pas d’échec des avant-gardes – comme on l’a trop dit -, il n’y a pas d’aporie de l’art ; il n’y a que des essais dont les retombées donnent des artefacts qui font sens ou non. L’art ne peut résoudre que les problèmes que lui posent son expérience ; il ne dispose que des règles de sa reconnaissance et de son inventivité pour les questionner dans leur limite. Erre échangée, pour la marchandise, c’est son affaire d’abord ; communiquer, pour l’art, ce n’est pas d’abord son problème, mais celui de tous. C’est dans ce désintéressement producteur d’altérité qu’il échappe à la marchandise.
Désormais, dans l’ordre du coinçage social, et de la résistance de l’hypersensible, on peut dire avec Lyotard : « multiplions les paralogies »[[Des Dispositifs pulsionnels, Christian Bourgois, 1980, Avertissement., et même faisons des « coups », imitons le jeu des valeurs marchandes, jusque dans leur rythme, et que ce soit dans la jubilation ; la jouissance a un rôle d’ouverture à jouer. Toutefois, mettons-y une réserve impérative : pourvu que ce ne soit pas dans l’innocence indifférente, mais dans la conscience stratégique que la voie est très étroite où s’élabore le sens entre le happement mercantile et la liberté créatrice – vertigineuse chez Pollock, allègre chez Warhol, pathétique chez Beuys, proliférante chez Schnabel, délinquante chez Genêt, haineuse chez Thomas Bernhard. A ce degré zéro et dans ce peu d’espace dont dispose l’expérience esthétique, entre l’intégration de la loi comme matériau et sa dénonciation dans la forme, elle ne peut être que négative, et ne peut avoir que des « prétentions absolues », comme le
pense Menke-Eggers[[Voir Rochlitz Rainer, « Sens et fonction de la subversion esthétique », Critique, n°511, déc. 1989. ; c’est là l’envers de sa fragilité et la confrontation de sa vitalité au bon fonctionnement de la rationalité communicationnelle.
Comme le dit encore Menke-Eggers, c’est dans la création et non dans la réception qu’une oeuvre est souveraine. Mais il faut interpréter sa prétention à la liberté absolue sous réserve qu’elle produise ce moment énigmatique, non pas seulement comme ce qui ne se laisse pas comprendre, mais comme ce qui est en plus de la compréhension : le beau, par quoi elle échappe au découpage sémantique, et à la dénomination taxinomique, donc aussi au label marchand. Le beau, ce je-ne-sais-quoi, par lequel le plaisir singulier peut prendre le sens d’un jugement esthétique, c’est-à-dire d’une prétention à l’universalité (Kant), qu’on peut interpréter comme le sentiment d’une forte nécessité que cela existe et soit partagé ; comme un questionnement réclamant toujours éclaircissement tout en n’y cédant pas, comme un appel aussi ; et comme – pour reprendre Stendhal via Adorno – une « promesse de bonheur », ou ce qui serait sauvé de son mirage.