Majeure 19. Migrations en Europe : les frontières de la liberté

Frontières et fronts : chaînes migratoires

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Présentation de la Majeure « Migrations en Europe : les frontières de la liberté »Le migrant n’est pas soluble dans « l’Autre » : si les sociétés européennes déploient tant d’énergie depuis des décennies et des siècles pour le marquer (de passeports, de visas ou de refus de papiers) et pour le parquer (dans des ghettos, banlieues et camps), c’est qu’elles trouvent dans l’intruder une image d’elles-mêmes, de cette liberté et de cette égalité qu’elles nient honteusement en même temps qu’elles les proclament fièrement. Cet article introductif présente les différents aspects de la réflexion menée par ce numéro de Multitudes sur les enjeux actuels des migrations, enjeux que ratent généralement les méditations éthérées sur « l’Altérité ».Pourquoi revenir sur l’immigration ? En ces temps de racisme et de phobie anti-terroriste, ne faudrait-il pas parler plutôt de la figure de l’Autre, de l’Étranger ? Éviter les sujets qui fâchent, qui divisent ? Ou mieux, qui sont secondaires ? C’est tout le contraire : la figure de l’autre sous le hijab ou en keffié n’est pas seulement matière à réflexion, certes utile pour des disciples de Lévinas, elle est présentée, bien plus qu’elle ne se présente d’abord, comme « l’invasion des barbares », surtout depuis le 11 septembre. Mais c’était déjà le cas avant en Europe (qu’on pense à Kaled Kelkal, premier islamiste abattu dans la banlieue lyonnaise). Autrement dit, la question n’est pas de faire accepter l’Autre (et le mot tolérance n’est jamais loin dans ce cas), mais de voir à quel point c’est un même qui se présente aux portes de l’Europe, et combien, en croyant parler des « autres », des « exclus », des « marges », des « barbares », la société parle d’elle-même et étale une image d’elle, qu’elle ne supporte pas de reconnaître en « cet effet miroir » (selon le célèbre rapport du sociologue Michel Marié) comme sien.
Le racisme et l’antisémitisme européen à l’âge d’or des États Nations et des impérialismes (l’époque de Drumont et des pogroms en Europe centrale, pur produit des interdictions d’exercer des métiers et de se déplacer ou de résider dans le cœur de l’Empire russe), visaient avant tout l’intrus, l’intruder, celui qui rentre, donc l’immigré, l’arrivant, bien plus que « l’impur », le hors caste (autre catégorie puissante des société indo-européennes), ou que l’infidèle, le païen. Le « pauvre » est redouté parce qu’il est mobile. Un pauvre « immobile » n’est qu’un paria rassurant ou contrôlé. Celui qui circule, qui n’a pas de patrie, ni de sol, ni de lignée par le sang devient l’ennemi. Le fait qu’il ait des droits à s’installer dans le mouvement même de sa marche vers la liberté, la terre promise, le nouveau monde, les lumières de la ville, est ce que tentent de bloquer les murs du racisme d’État, ou bien plus tard les rideaux de fer ou de bambous.
Nous avons eu le racisme souterrain, institué, invisible des Trente glorieuses quand les « soutiers » de la reconstruction européenne, en travail de nuit ou en équipes, dans des emplois délaissés, après une quinzaine d’années de travail semi-contraint dans les mines, dans les chantiers, retournaient chez eux selon la doctrine officielle, en fait restaient ici et accédaient enfin à la liberté sur le marché du travail, et éventuellement à l’affranchissement de la naturalisation. Mais dès 1973, avec l’accélération de la migration autour du Bassin méditerranéen qui marquait la faillite des politiques de développement national d’après la décolonisation, après l’échec des pays de socialisme réel à « rattraper » l’Occident capitaliste, on a constaté une accélération des mouvements migratoires dont le nombre même submergeait les dispositifs de contrôle : les dernières nationalités, en particulier, rejoignaient plus rapidement le comportement des nationalités plus anciennes. En même temps, les enfants des soutiers des « migrants à buts et à durée définis » selon la définition révélatrice de l’OCDE, sont venus en plein jour démentir la fiction des « travailleurs hôtes », des « hirondelles », des « oiseaux de passage ». Ils étaient là, beaucoup plus présents, apparaissant dans les écoles, sur le pont du navire et non plus en cale. L’emploi s’est fait rare, plus précaire. L’ascenseur social que constituait l’entrée régulière de nouveaux travailleurs s’est alors bloqué. Contrairement à ce que raconte, hélas, une idéologie prétendument progressiste de l’armée industrielle de réserve, qui a fait des ravages par ses effets racistes : l’ascenseur social ne s’est pas bloqué parce que les autochtones ou les anciens migrants auraient été concurrencés sur le marché du travail par les nouveaux (ce qui légitimerait le maintien des migrants dans un statut discriminatoire pour « protéger la main d’œuvre nationale »), mais parce qu’il y a beaucoup moins d’emplois favorisés pour les Blancs et les nationaux. Autrement dit, ce que le raciste blanc récuse dans l’immigré sans papiers, ce n’est pas le concurrent direct sur le marché du travail (il a plutôt à se féliciter de sa présence à condition qu’il reste discriminé et donc confiné dans ces emplois dont personne ne veut), c’est la possibilité que l’immigré et surtout ses enfants se retrouvent dans le futur sur le même marché du travail que lui.
À partir des années 1972-75, les migrants ont fait grève contre le racisme (14 septembre 1973, grève de la faim des sans papiers). Les migrants devenaient part intégrante de la société et les dépenses sociales devraient inévitablement rattraper le retard qu’elles avaient prises. C’est sur cette base qu’en Europe réapparaissent de façon ouverte les crimes racistes([[Voir dans ce dossier l’article de Noëlle Vincenzini, « Racisme corse anti-maghrébin. Action du collectif ») et que d’autre part les gouvernements français et allemand, bientôt suivis part l’ensemble des autres pays, annoncent la suspension de tous les régimes d’introduction régulière de nouveaux travailleurs. Les conséquences portent un double nom (les migrations ne servant plus de soupape de sécurité dans les pays de départ) : la guerre dès 1974 entre la Grèce et la Turquie pour Chypre ; le début de l’effondrement de la Yougoslavie qui conduira à la tragédie que l’on sait. Et de l’autre côté de la Méditerranée, la guerre civile algérienne (plus de 100 000 morts). Pourtant cette suspension n’a pas empêché les flux d’entrée de continuer : il a été impossible aux pays européens d’interrompre les regroupements familiaux, et les entrées de nouveaux travailleurs dans des secteurs vitaux pour l’économie se sont poursuivies, mais sous un régime aggravé : au lieu d’être sans papiers quelques mois et de voir sa situation se régulariser, les régularisations sont devenues exceptionnelles (c’est-à-dire arbitraires), et le statut de sans-papiers (qu’on soit faux touriste, ancien étudiant, demandeur d’asile débouté) est devenu le statut ordinaire et pour une longue période pour les nouveaux introduits. Merci pour le tourisme (hôtels, restaurants, services rendus aux particuliers, entreprises de nettoyage), première industrie européenne, mais aussi pour le second œuvre du bâtiment, pour l’informatique.
Et pourtant dès 1997, les sans papiers sont apparus de plus en plus sur la scène politique. L’élargissement de l’Europe, les guerres civiles ou les guerres tout court ont conduit les pays européens membres de l’Union à chercher un traitement de plus en plus communautaire de la pression migratoire. Et quand le chantage aux papiers ne parvient plus à contenir les migrants dans les serres d’El Ejido, dans les salaires les plus bas et la discipline la plus dure, on voit apparaître au grand jour, le racisme, un racisme de plus en plus fonctionnel, de plus en plus banalisé qui se nourrit du préjugé « beauf » ordinaire, mais également de vieilles défaites coloniales (la guerre d’Algérie), puis enfin du conflit israélo-palestinien (cette fois-ci dans les deux sens). Le racisme de l’émeute, du véritable pogrom, organisé, calculateur. Il ne sert pas à grand chose de décrire interminablement les formes du racisme, sans se poser la question du pourquoi de son explosion à un moment précis([[ Moulier Boutang (2001). ). Camps, discriminations en tout genre, meurtres « ordinaires » interviennent toujours pour barrer un chemin, un raccourci qu’inventent l’ingéniosité humaine et la ténacité des nombreux. En France, un collectif de sans papiers chinois a pris le nom de Multitude. Pourquoi ? Parce qu’ils voulaient signifier qu’ils étaient nombreux, d’un nombre qui défie l’imagination du pouvoir.
Ainsi, de la lutte contre l’immigration clandestine à Schengen, l’Europe en est arrivée aux camps d’internement à l’extérieur de l’Union([[ Voir les contributions d’I. Saint-Saëns et de V. Carrère dans ce dossier. ). Ne feignons pas de découvrir la lune. Le Gisti a dénoncé le précédent du centre d’internement administratif d’Arenc sur les docks de Marseille dès 1975. Trente ans après, Arenc a fait des petits dans les aéroports sur le limes oriental de l’Europe. Pourquoi ce cran supplémentaire dans la répression et la stupidité ? Plusieurs contributions en démontent les mécanismes([[S. Mezzadra, M. Bojadzijev, S. Karakayalõ et V. Tsianos, A. Corrado, E. Rigo (ce numéro et 2002),. ). Le constat a déjà été fait([[Voir M. Chemillier- Gendreau (1998) pour une remise en cause globale des politiques migratoires, mais aussi la Revue Plein Droit qui fait un travail tenace depuis la fondation du GISTI. Sur les camps en français, voir M.-C. Caloz-Tschopp (2004).), mais l’originalité des contributions de jeunes chercheurs et chercheuses qui sont aussi des activistes, c’est-à-dire des militants engagés([[On ajoutera aussi les travaux en Italie de M.A. Pirrone (2002) et d’A. Simone (2002) ainsi que l’ensemble des contributeurs du livre préparé par S. Mezzadra,(2004) I confini della libertà. Per un’analisi politica delle migrazioni contemporanee, Roma, DeriveApprodi, 2004.), tient aussi, comme l’explique S. Mezzadra, à un souci de clarification théorique. Sortons d’une simple exaltation de la mobilité : toute migration révèle des lignes de fuites, d’autres perspectives. Tous les migrants ne sont pas la nouvelle classe des damnés de la terre. Mais en même temps, si l’on veut sortir de la déploration subalterne, de l’humanitaire à Sangatte, à Tarifa, il faut procéder à un petit renversement copernicien qui s’appelle l’autonomie des mouvements migratoires. Les politiques migratoires, depuis le tracé des frontières avec leurs barbelés et leurs camps, jusqu’à toutes les formes de réglementation qui font d’un migrant (voire même d’une seconde génération), un dépendant de papiers pas comme les autres, tournent autour des flux de population, de la puissance du nombre et non l’inverse([[Ainsi A. Dowty (1987) avait-il bien identifié le caractère essentiellement réactif des législations limitatives de la mobilité à l’échelle mondiale. Ce que nous avons aujourd’hui avec le durcissement des politiques migratoires est la suite logique de ce processus commencé dès les années soixante-dix. Voir Hollifield (1997)). Deuxième principe directeur de la recherche et de l’action : c’est en partant des besoins, des corps des migrants qui veulent bouger, mais aussi se poser, qui veulent être libres de leur mouvement et pas de simples « mobiles », que l’on peut construire des politiques capables d’éloigner le spectre des camps et combattre la discrimination.([[Voir les contributions de Mezzadra et Moulier Boutang dans ce dossier. ) Il reste beaucoup à comprendre : mais pour nous, Européens d’une autre Europe, d’une Europe post-nationale, notre frontière intérieure passe par la lutte contre le régime de nouvel apartheid. Ce que la comparaison avec la situation des migrants dans les diverses régions du monde nous apprend est déjà bien étayé([[Rien de plus instructif que de voir comment des chercheurs américains voient l’Europe : voir Hollifield (1997), Cornelius, Martin & Hollifield (Eds.) (1995), S. Sassen (1999). ) : il n’y a pas que dans le domaine des nouvelles technologies du numérique que l’Europe est en retard, comme elle l’a découvert au sommet de Lisbonne([[Voir Moulier Boutang (2003). ). Sur sa frontière intérieure des libertés civiles et politiques, il lui reste une longue marche à parcourir.
La chaîne de la migration révèle les chaînes qui entravent la liberté. Et que personne ne s’amuse à opposer, comme dans certains salons distingués, l’égalité à la liberté. La marche vers la liberté a besoin d’égalité, et sans égalité des droits, la liberté de l’Europe n’est qu’un vain parapet. Il existe un lien étroit entre le refus des veilles nations européennes de reconnaître qu’elles sont des pays d’installation et de peuplement, et leur refus de reconnaître qu’elles connaissent des degrés de discrimination aussi fort que ceux que subissent outre-atlantique non les immigrés mais les Noirs, et que les minorités ethniques et/ou religieuses sont déjà là([[Nous parlons des gouvernements, des discours politiques « républicains ». Les contributions de quelques chercheurs tels A. Bastanier (2004), J. Cesari (2004), et les tiraillements français sur la question de l’«affirmative action » ou du « voile » montrent qu’au-delà d’une optique de type cultural studies, la question de l’ethnicité n’est plus un tabou ou une « inconvenance ». ).
Ferraresi et Mezzadra présentent, pour finir ce dossier, la réflexion très peu connue en France du jeune Max Weber sur la migration des Polonais à l’Est de l’Elbe. La constitution du travail (Arbeitsverfassung) des ouvriers agricoles polonais dans les grands domaines des junkers prussiens fait partie intégrante du making and un-making of the German working classes. Il signe l’apparition du conflit de classe qui n’est plus un conflit d’intérêt, mais une exigence infinie de libération. Les Irlandais déjà avaient intrigué le sagace Engels dans la Situation des classes laborieuses en Angleterre, un demi-siècle plus tôt. De la communauté d’intérêt du hobereau allemand avec ses nationaux, au rapport insaisissable, deterritorialisé avec le prolétaire polonais. Et aujourd’hui ? Du rapport de classe acclimaté dans l’espace « national », à « l’estomac » marocain ou ukrainien pour reprendre le constat de Weber à propos des Polonais. Qu’est-ce qu’un rapport duel, agonistique sur du complexe ? Voilà au moins posés les termes de l’équation. Eppur’ si muove comme disait Galilée aux cardinaux de la Sainte Inquisition qui refusaient pour des raisons purement politiques que la terre puisse tourner.

Références
Bastanier Albert (2004), Qu’est-ce qu’une société ethnique ? Ethnicité et racisme dans les sociétés européennes d’immigration, Paris, PUF
Caloz-Tschopp, Marie-Claire (2004), Les étrangers aux frontières de l’Europe et le spectre des camps, Paris, La Dispute
Cesari, Joyce (2004), L’Islam à l’épreuve de l’Occident, Cahiers Libres, Paris, La Découverte
Chemillier-Gendreau, Monique (1998), L’injustifiable, les politiques françaises de l’immigration, Paris, Bayard Éditions
Cornelius Wayne A., Martin L ; Philip & Hollifield James F. (Eds.) (1995), Controlling Immigration, A Global Perspective, Stanford university Press
Dowty Alan (1987), Closed Borders, The Contemporary Asssault on Freedom of Movement, New Haven, Yale University Press
Godefroy Thierry & Lascoumes Pierre, (2004), Le capitalisme clandestin, L’illusoire régulation des places off shore, Paris, La Découverte
GISTI, Act Up-Paris, Droits devant !, CEDETIM, FASTI, Syndicat de la magistrature, « Lettre ouverte à Lionel Jospin », [http://www.gisti.org/doc/actions/1997/jospin.html->http://www.gisti.org/doc/actions/1997/jospin.html
Hollifield James F. (1997), L’immigration et l’Etat-Nation à la recherche d’un modèle national, Paris, L’Harmattan
Institut de Recherche Economiques et Sociales (2003), « Mouvements et politiques migratoires, les enjeux sociaux », numéro spécial de Chronique Internationale de l’IRES
Mezzadra Sandro (2001), Diritto di fuga, Migrazione, cittadinanza, globalizzazione, Verona, Ombre Corte
Moulier Boutang, Yann, (2001), « Entre la haine de tous les murs et les murs de la haine, la diagonale minoritaire de la mobilité », in Revue Traces, nov. 2001, Hong Kong University Press, pp 104-129
Moulier Boutang, Yann (2003) « Repenser les politiques migratoires en Europe : un banc d’essai pour l’Europe fédérale » in Revue Internationale et Stratégique, n° 50, été 2003
Pirrone Marco-Antonio (2002), Approdi e scogli, le migrazione internazionali nel Mediterraneo, Milano, Eterotopia
Rigo, Enrica, (2002), « Razza clandestina, il ruolo delle norme giuridiche nella costruzione di soggetti-razza », in C. B. Menghi, (c.d.) L’immigrazione tra diritti e politica globale, Torino, G. Giappichelli Editore
Sassen, Saskia (1999), Guest and Aliens, New York, The New Press
Simone Anna (2002) Divenire sans papiers. Sociologia dei dissensi metropolitani, Milano, Eterotopia
Wihtol de Wenden, Catherine (1999), Faut-il ouvrir les frontières ?, Paris, Presses de Sciences Po