“Hors du salariat point de salut”. Nous pensons au contraire que depuis 68 s’est ouverte une nouvelle phase politique comparable à la sortie de l’esclavage : la possibilité de fonder la production et la reproduction de l’humanité sur autre chose que le travail salarié.”Hors du salariat point de salut”. Nous pensons au contraire que depuis 68 s’est ouverte une nouvelle phase politique comparable à la sortie de l’esclavage : la possibilité de fonder la production et la reproduction de l’humanité sur autre chose que le travail salarié.1.
Si un homme du XIXème siècle pouvait débarquer dans notre actualité la première chose dont il s’étonnerait, serait l’épuisement complet, l’assèchement radical, le tarissement de toute imagination politique ! Comment est-il possible qu’avec tant de possibilités technologiques, qu’avec autant des richesses matérielles et immatérielles accumulées, avec une telle diffusion de savoir-faire, avec un tel développement de la science, les syndicats et les partis politiques accouchent d’un vide d’action et de proposition ? Un militant de gauche serait tout simplement effaré par la proposition majoritaire de la gauche : “un emploi pour tous”. À ses oreilles éveillées par des débats autrement passionnés sur les mille manières d’abolir et de dépasser l’esclavage du travail salarié, ce mot d’ordre sonnerait comme celui d’une nouvelle servitude : “nous voulons des patrons”.
2.
Les économistes “contre la pensée unique”, la plupart des “conseillers scientifiques” d’ATTAC, la fondation Copernic, les intellectuels socialistes et communistes, une partie des verts, les révolutionnaires des différents trotskismes, nous ont concocté une nouvelle pensée néo-socialiste et néo-marxiste dont le mot d’ordre est le suivant : “Hors du salariat point de salut”. Nous pensons au contraire que depuis 68 s’est ouverte une nouvelle phase politique comparable à la sortie de l’esclavage : la possibilité de fonder la production et la reproduction de l’humanité sur autre chose que le travail salarié. Nous restons fidèles au défi politique de l’abolition du salariat. Ce n’est ni une utopie, ni un mot d’ordre, ni un programme, mais tout simplement un chemin que des millions d’hommes ont commencé à emprunter depuis longtemps (de façon choisie ou imposée).
3.
Jean Marie Monnier, dans l’interview ici publiée, nous rappelle que dans les trente dernières années la composition des revenus des familles a été complètement bouleversée. Les revenus constitués par les transferts d’Etat (minima sociaux, retraites, allocations de toute nature – liste non exhaustive, véritable inventaire à la Prévert) et les revenus du patrimoine tendent à occuper la place autrefois tenue par les revenus d’activité. La pensée unique de gauche se trouve confrontée à un problème redoutable car pour Marx, mais en général pour la pensée socialiste et pour tout bon économiste, seul le travail qui est valorisé par le capital est “productif”, tandis que toute activité qui s’échange avec du revenu est improductive. Seule la relation capital-travail produit le miracle d’une “autovalorisation” qui se renouvelant continuellement accouche la forme moderne de la production de la richesse. En réalité, bien avant Marx, cette distinction du productif et de l’improductif, la place centrale donnée à la relation capital-travail, sont l’?uvre du père fondateur de l’économie politique, Adam Smith, dont la polémique féroce sur les “dépenses improductives” s’adresse d’abord à la société de l’ancien régime. Marx nous rappelle que dans l’Angleterre du premier essor du capitalisme, le nombre des domestiques employés par les nobles était encore supérieur à celui des ouvriers. Ainsi les tenants de la pensée unique de gauche considèrent tous ceux qui n’entrent pas dans leur définition du rapport de production (les mille formes d’activité bénévole et associative, les nouvelles formes de travail non-salarié, la somme fantastique de travail intellectuel et affectif investi dans la communication électronique, les étudiants, les femmes, les erremistes, les chômeurs, les précaires, etc.) comme les “domestiques” d’Adam Smith, c’est-à-dire des “improductifs”, des inactifs, des “désaffiliés” auxquels, tout au plus, on peut donner de l’assistance, en attendant de les faire accéder à la dignité de “producteurs” par l'”Avenue du plein Emploi” (cf. l’?uvre des “conseillers scientifiques” d’ATTAC). Avec la pensée unique de gauche d’un emploi pour tous, nous sommes en pleine conception manchesterienne (industrielle) de la richesse et de la production (voir le n°2 de Multitudes).
4.
Les héritiers du socialisme et du marxisme du XIXéme siècle sont toujours armés de statistiques : En France il y a 2,3 millions d’entreprises pour 14 millions de salariés. Mais en les lisant nous-mêmes, ce qui nous frappe d’abord est le fait que les entreprises les plus nombreuses (1 136 500) sont celles qui ont 0 salarié. Cette donnée ne dit rien à nos néo-marxistes parce que précisément il n’y a pas de salariés. Par contre elle intéresse vivement Supiot puisqu’elle ne pose pas seulement le problème des nouveaux indépendants, mais aussi celui d’une transformation radicale du travail qui mine dans ses fondements le salariat lui-même. Selon Supiot, parmi les 14 millions de salariés il y a une partie qui est formellement salariée, mais en réalité indépendante, de la même manière que parmi les nouvelles professions non salariées, il y a un nombre important de travailleurs qui sont formellement indépendants, mais en réalité subordonnés. Selon Supiot, il est en train de se dessiner une zone grise de plus en plus étendue où les catégories de subordination et d’indépendance (qui définissait respectivement le salariat et les professions libérales) se trouvent bouleversées. Le salariat, comme les nouvelles formes d’activité non-salariée sont traversés par de nouvelles attentes par rapport au travail, à l’autorité, à la coopération et au savoir qui rendent de plus en plus problématique les séparations fordistes. La particularité de la France est que, “socialisme d’Etat oblige”, c’est le pays européen où cette tendance est la moins accentuée (en Italie et en Angleterre le travail indépendant représente déjà 25 % de la force de travail et l’emploi salarié à temps complet moins de 50 % de la force de travail).
5.
L’activité de production et de reproduction de la société, est de plus en plus déconnectée du travail sous la forme de l’emploi à vie et à temps complet. Ce qui octroie à un nombre grandissant de personnes une couverture assurantielle minimale, de façon plus au moins prolongée. Continuer à défendre un système de Sécurité Sociale indexé sur le salariat canonique et donc sur le modèle industriel des trente glorieuses implique une dégradation des conditions d’existence non seulement des personnes qui n’ont pas d’emploi, mais aussi des gens qui un ont un. Selon les modalités de calcul, on a 1 300 000 working poors (l’Insee) ou 2.900.000 (selon Concialdi). Les associations d’indépendants non seulement posent le problème de la continuité du revenu face à la discontinuité de l’activité, mais proposent aussi de penser l’organisation de la Sécurité Sociale à partir de la personne et non du poste du travail. Cette proposition saisit le changement des “rapports de production” de manière plus convaincante que les tenants de la pensée unique de gauche, puisqu’elle reconnaît que le savoir-faire est incarné dans la personne, et non unilatéralement dans l’organisation du travail, et qu’il se déplace avec sa subjectivité. Ce qui renverserait le rapport de subordination de la société à la production chère à nos néo-marxistes et ferait de la division du travail un instrument au service de la première.
6.
Une importante personnalité du monde syndical que nous avons interviewée pour la préparation de la mineure du numéro 4 de Multitudes sur la refondation sociale du Medef, nous peignait, hors micros, la force de la dynamique syndicale, lieu privilégié, encore aujourd’hui, où s’expriment la solidarité, la générosité et l’intelligence politique et critique dans le capitalisme. Nous l’aurions bien volontiers emmené, comme le diable avec le Christ, sur les hauteurs de Gênes, pour voir les défilés de 300.000 personnes contre la mondialisation. La première tentation aurait consisté à lui montrer, sous la composition politique de la mobilisation, la composition sociologique contemporaine qui définit un nouveau concept de richesse et de “production” de richesse. Le “travail productif” (les organisations syndicales) était noyé dans une marée de nouveaux gueux du travail précaire et indépendant (dotés néanmoins de portables, caméras et appareils photographiques) ; confondu dans une foule de jeunes étudiants “inactifs” en cours de formation (qui, en France, n’ayant pas droit au RMI, constituent l’essentiel du marché du travail de la restauration rapide et des “petits boulots”) ; entouré par les mille formes du travail “improductif” du troisième secteur, de l’activité bénévole et associative qui ne s’échange qu’avec la volonté de solidarité, d’entraide et de coopération sympathique, et par les militants de l’aide humanitaire.
7.
Du haut des collines de Gênes notre pouvoir surnaturel aurait pu voir les millions de flux d’information qui circulait sur la tête des manifestants (flux des conversations téléphonique, flux d’images, flux d’écritures électroniques, tous convertis en numérique). Comme le dit magnifiquement Moglen dans un article publié dans le n°5 de Multitudes, les flux d’information numérique s’enroulent autour des individus et leur croisement produit une ritournelle, un acte de subjectivation qui repart dans le monde à la rencontre d’autres ritournelles par les flux informatiques. La deuxième tentation aurait consisté, cette foi-ci, à lui montrer le nouveau tissu connectif de la “production”, la communication rhizomatique du web, qui se superpose, sans l’effacer, au groupe, au local, au territoire et dessine le contour d’une autre mondialisation. La troisième tentation aurait consisté à lui montrer que ce tissu connectif est l’?uvre d’un immense travail qualifié (skilled labour aurait dit Marx) mais qui, comme le travail bénévole et associatif, ne s’échange avec rien, sinon le désir de communiquer, d’agir ensemble, de se socialiser et de se différencier non par l’échange de services, mais par des relations “sympathiques”. Bill Clinton dans une interview récente au Monde cite des données qui donnent la mesure de ce qui s’est passé en moins de dix ans. Au moment de son élection (1993) il y avait 50 sites sur le Web, en 2001 350 millions !). Une grande majorité de ce travail a été produit par ces “nouveaux domestiques” de la communication, aussi bien pour ce qui concerne le software que l’invention des usages. L’échec de la net-economy est dû à la résistance à la valorisation capitaliste (arrivée en bonne dernière, voulant rafler la mise d’un travail collectif) que posent l’éthique hacker et l’éthique de l’usager, fondées sur d’autres principes que celui de l’appropriation exclusive.
8.
Sans faire du troisième secteur (du travail bénévole) et du Cognitariat les deux nouveaux sujets économiques et politiques, comme ont tendance à le faire certains, nous pouvons voir dans ce travail qui ne s’échange pas avec du capital, une des sources principales de production de la richesse (si on entend cette dernière comme production de la relation, des affects, de la communication) que le nouveau welfare (qui utilise de plus en plus le travail bénévole) et la net économie (qui exploite l’énorme travail produit pour la construction de la toile), veulent s’approprier gratuitement.
9.
Étrange phénoménologie pour des néo-marxistes que celle des mouvements anti-mondialisation. Les nouvelles formes de militance, la critique sociale et économique, les nouvelles formes de solidarité ne viennent pas de l’intérieur des rapports de production tels qu’ils les définissent, mais de gens qui militent contre la pauvreté et l’exploitation de l’immigration, et de gens qui militent d’une autre façon pour la liberté d’expression et de communication, qui transitent entre le local et le global, en squeezant l’Etat Nation. (voir le n° 7 de Multitudes)
10.
Le gouvernement socialiste et la gauche plurielle se sont donnés le frisson d’un remake de la lutte de classe avec la loi sur les 35 heures. Nous n’avons rien contre la réduction du temps de travail, au contraire. Mais la loi et le débat qui l’a accompagnée ont posé la question du travail sans prendre en compte la multiplicité des formes d’activité, la pauvreté, le chômage, le travail non salarié, l’activité bénévole, le travail intellectuel et communicationnel, et ont contribué, encore une fois, à opposer garantis et non garantis. Ce que la prime à l’emploi n’a fait que confirmer, en donnant du revenu à qui a déjà un emploi salarié et en pénalisant les couches les plus pauvres du salariat (voir interview de J-M Monnier). Nous pouvons calculer le coût de l’opération (120 milliards par an confrontés au milliard donné une fois pour toute aux trois millions et demi de chômeurs de l’époque) sans pouvoir compter avec la même précision les emplois.
11.
La logique qui sous tend la loi des 35 heures est très explicite. L’ex-trotskiste Jospin n’a pas complètement oublié ses rudiments de marxisme-léninisme lorsqu’il affirme : “Nous devons également nous préoccuper des conditions de la production. D’abord parce que la production précède et permet la redistribution. Avant de redistribuer les fruits de la croissance économique, il faut qu’il y ait croissance et donc production … Ce faisant nous retournons aux sources du socialisme. Saint Simon et les saint-simoniens, les socialistes utopistes, dont Proudhon, et enfin Marx : tous les premiers socialistes ont concentré leurs réflexions sur la façon la plus juste et la plus efficace de créer des richesses. Ce n’est que plus tard (avec Keynes et Beveridge) que la distribution est devenue le principal enjeu pour la gauche.” La boucle est bouclée. Cette simple affirmation à la fois “socialiste”, “marxiste” et “smithienne” du Premier ministre suffit à subordonner à son point de vue toutes les positions politiques de la gauche (des verts à l’extrême gauche, en passant par les communistes) et toutes les positions théoriques (du marxisme le plus raffiné, à l’abécédaire du marxisme-léninisme en passant par la troisième gauche). Étant donné que tous partagent ce concept de “production” et d'”assistance”, il ne restera plus qu’à opposer au chef de la majorité un point de vue moral (l’assistance au pauvre, un travail décent, etc.) destiné à remplir de bonnes intentions les bonnes consciences. Les seules choses dont la gauche soit suréquipée.
12.
Si vous permettez un dérapage philosophique, le revenu garantit découle de la nécessité d’exprimer politiquement et socialement une nouvelle ontologie, l’ontologie des Multitudes (voir encore le numéro 7). Misère, précarité, chômage, travail salarié sont les résultats de la non-reconnaissance de cette “productivité de l’être” qui déborde largement les limites des rapports de production définis par nos néo-marxistes. Il ne s’agit pas d’abord d’une politique contre la précarité et la misère, mais d’une nouvelle conception du bien commun qui se ressource dans une forme de propriété fondée non plus sur la rareté, mais sur le “rayonnement réciproque” propre à la dynamique de la production des connaissances et des affects (voir le texte de Yann Moulier-Boutang dans ce numéro), sur la coopération qui déplace et redéfinit l’opposition de la propriété collective et de la propriété privée.
13.
Le revenu garanti n’est pas une revendication syndicale, ni un mot d’ordre pour une nouvelle régulation. Il exprime, au contraire, l’impossibilité de distinguer l’économique du politique puisqu’il indique une nouvelle source du droit : ni les individus, chers aux libéraux, ni le travail, cher aux socialistes, mais les multitudes. Un droit qu’on peut difficilement reconduire à la citoyenneté, cette dernière étant liée de façon indissoluble à la nation et à l’État. C’est un très bon levier pour affaiblir encore le pouvoir de l’État Nation et contribuer à la dénationalisation du droit et du welfare. Le revenu garanti est une arme dont il faut se saisir pour se soustraire à la logique de la valorisation capitaliste, pour affirmer l’indépendance et l’autonomie des multitudes et une condition d’exode constituant à l’égard de l’espace étatique. L’arme d’une nouvelle mobilité des multitudes qui pourra être efficace si elle réussit sa contamination planétaire.
14.
Certains disent au contraire que la proposition du revenu garanti implique un renforcement de l’État ? C’est en effet depuis que l’État a été obligé de multiplier les transferts de revenus (chômage, pauvreté, allocations en tous genres, municipales, régionales, nationales, etc.) que son dispositif de contrôle n’a fait que s’étendre et s’étoffer. De ce point de vue, la ramification du “biopouvoir ” (voir le numéro 1 de Multitudes) sur la vie des individus est directement proportionnelle aux contreparties et aux conditions que la distribution du revenu prévoit. La dernière en date (le PARE) a démontré que toute nouvelle contrepartie ou condition demandée à l’individu en échange d’un revenu, entraîne une augmentation du personnel et des dispositifs de contrôle. La forme de l’inconditionnalité est la seule façon d’inverser cette tendance. L’automatisme du droit enlève le contrôle de la “vie” aux institutions du “biopouvoir” et redonne de la liberté et de l’autonomie à tous ceux qui bénéficient du revenu. L’inconditionnalité du revenu est un des instruments principaux de la volonté de transformer le bio-pouvoir et la bio-politique des Multitudes (voir toujours le numéro 1 de Multitudes).
15.
Les libéraux enseignent depuis toujours qu’il n’y a pas de liberté sans sécurité, qu’il n’y a pas de production sans assurance. Nous sommes parfaitement d’accord : simplement, nous nous intéressons à la production et à la reproduction des Multitudes et non à la valorisation capitaliste. Et c’est pour la multiplicité des formes de vie et d’activité que nous voulons “sécurité et assurance”. À travers le revenu garanti, nous avons une des conditions pour définir la société non pas comme “société du risque” (façon post-moderne de définir le négatif) mais comme société de la création et de la coopération. Quelqu’un, pensant de qualifier positivement le passage de la société industrielle à la société du risque, a parlé d’une transition “de la société hantée par la faim à la société hantée par la crainte”, sans peut-être savoir que pour Spinoza, la crainte est la principale passion triste, par laquelle le pouvoir assujettit la multitude. Le revenu garanti, donc, comme libération de la “crainte” par laquelle le pouvoir gouverne la société !
16.
Le revenu garanti est-t-il une mesure socialiste/soviétique ? À la différence de la pensée libérale (individualisme) et de la pensée socialiste (collectivisme), nous pensons que la socialisation et l’individuation marchent ensemble, qu’elles se présupposent et s’enchaînent. Il nous semble que la proposition du revenu garanti n’est qu’une pré condition du développement d’une individuation plus riche et raffinée. Il ne faut pas avoir peur du processus de socialisation qui ne peut être qu’une homologation. Mais à condition de conclure comme cet écrivain de la fin du XIX siècle : “On peut se demander, en effet, si la similitude universelle, sous toutes ces formes actuelles, relativement au costume, à l’alphabet, à la langue peut-être, aux connaissances de droit, etc. est le fruit dernier de la civilisation, ou si elle n’a pas plutôt pour unique raison d’être et pour conséquence l’éclosion de divergences individuelles plus vraies, plus intimes, plus radicales et plus délicates à la fois que les dissemblances détruites.”