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Gouvernement local et légitimation : vers des Républiques urbaines ?

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Des politiques aux chercheurs, de lois d’orientation en évaluation des dispositifs, la Ville est l’objet de tous les empressements. De sa réduction, en termes d’appareils ministériels, à ses “quartiers en difficulté”, la stigmatisation et la banlieurisation du discours urbain sortent renforcées en lieux et places de l’urbanité, rabattue sur les fractures du tissu social. Il serait d’ailleurs intéressant de relire les images et les mots de la ville, déclinés par le politique, oscillant entre Babylone, la “grande prostituée” de l’Apocalypse, déjà condamnée à voir sa langue “brouillée” et ses “hommes dispersés”, et cette territorialisation de la rédemption, de la civilisation selon les visions de l’Antiquité hellénique ou tardive. Athènes reste toujours la référence implicite des élus locaux rêvant tout autant de ces “petits îlots d’habitats groupés”, de cette “société en face-à-face”[[Moses I. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, Payot, Paris 1976, p 64, dont parlait Moses I. Finley, que d’Euro-cités.
Pour autant, la ville nous semble être cet excellent révélateur des tendances qui taraudent le pouvoir, en oeuvre tant dans les formes de gouvernement local que dans les procédures de légitimation. Le “microcosme” urbain est bien ce lieu privilégié d’expérimentation du politique; que la grande ville restaure sa capacité d’articulation de la forme politique à l’accumulation du capital, – sous la forme de “réseaux de cités-État”[[cf L. Dreyfuss & A. Marchand, De la Région à la Cité-Etat ? Propos sur Montpellier, à paraître in Avis de Recherche, 1995 dont l’Europe serait le creuset et la résultante -, ou qu’elle exacerbe les tensions entre l’État et le citoyen dont témoigne la crise des modèles républicains d’intégration. Entre la technopole, cette “polis” où les nouvelles modalités de mobilisation du travail immatériel devraient régénérer une démocratie locale citoyenne et le technopôle, ce pôle de développement restructurant l’espace productif autour de la ville-centre agglomérée et ré-inventant les formes et les modes de commandement de la république urbaine, le paysage urbain est confus.
Au travers de l’exemple d’une ville, à gestion PS depuis 1977, qui se veut “surdouée” et “Capitale de l’Europe, au Sud”, Montpellier, ville-coqueluche des médias, c’est ce voile que nous souhaiterions déchirer au travers de trois domaines : la restructuration de l’espace productif en territoire aggloméré, les formes du gouvernement local générant des modes d’administration “commando” basés sur des réseaux “technico-courtisans”, les procédures de légitimation et de convocation du citoyen assigné, fondées sur une individuation accrue des rapports sociaux et la jouissance privative de l’espace urbain, sur des formes de démocratie que l’on pourrait qualifier de “singulière” puisque basée sur le colloque singulier entre le Maire et l’administré.
Bien sûr nous serons conduits à “forcer le trait”, et l’on comprendra que nous parlons en fait d’une “autre” ville, cité idéal-typique plus qu’utopique qui concentrerait les attributs de la modernité, et dont le système transgresse les clivages politiques partisans.

1. De nouvelles conditions de production de l’urbain

Les mutations du système productif ont profondément affecté, on le sait, son inscription territoriale, les rapports de l’économique et de l’espace. La mobilisation des formes immatérielles du travail, la construction d’un appareil de production/ réalisation de marchandises immatérielles au lieu des services liés immédiatement à la personne permet une déconnexion des lieux de production et de consommation, d’autres rapports espace/temps. Il devient trivial, aujourd’hui, de parler d’entreprises et de travail éclatés, non plus d’unités mais de réseaux productifs. Le post-fordisme a sonné le glas des bassins de savoirs-faire techniques ouvriers, des facteurs lourds de localisation industrielle et a ouvert l’ère des espaces lisses, de la gestion des flux, des territoires définis par leurs fonctionnalités. La “colonisation du monde vécu” par la marchandise, selon le mot de J. Habermas, démultiplie les médiations et débouche sur une contractualisation, une juridicisation du lien social. Le territoire connaît d’autres captivités que la seule inscription de facteurs productifs devenus parfaitement mobiles. Éclaté, lui-même, il s’écarte de plus en plus de ses références identitaires pour être défini par ses fonctionnalités, redevient dès lors espace flou, voit ses frontières transgressées et connaît des “empilements” que le système administratif, la redondance des pouvoirs, confortent. Pour autant ce nouvel espace productif, que nous énonçons comme “agglomération” n’est pas pensé au plan politique autrement qu’en termes de gestion; il n’est jamais construit comme territoire d’exercice de la démocratie locale.

1.1. Nouvelles fonctionnalités et fractures territoriales

1. 1. 1. La technopôlisation des espaces productifs redéfinit, au travers de la polarisation, les rapports entre la cité et son péri-urbain. Face au coût des reconversions, à la généralisation des friches industrielles, à la sédimentation territoriale des rapports sociaux, la virginité des territoires devient un atout majeur. L’effet-retard des espaces délaissés par l’accumulation du capital fordiste, permet la structuration autour du concept de pôles, géographique comme thématique. C’est ainsi qu’une ville de petite bourgeoisie notariale et de propriétaires absentéistes-rentiers, enserrée dans les vignes de son immédiate proximité, comme Montpellier, a pu “décrocher” dans les années soixante-dix et profiter à plein du “basculement au Sud” des cartes du
développement économique[[cf entre autres Berger et alii, “La revanche du sud”, l’Harmattan, Paris 1988 et les travaux du GIP Reclus (Montpellier) en se positionnant comme métro-pôle régionale, sur l’orbite des “high-tech” et villes de cadres, et participant de ces “nouveaux développements
du Nord des Suds”[[Comment préparer le territoire français à la compétition européenne ?, Rapport du Groupe d’Études et de Mobilisation Europe 1993 sur les régions dit Rapport Pellerin, Syros-Alternatives, 1990, p 26. Le concept de pôle de développement cher à F. Perroux, trouvait là son terrain d’application, construit en pôles thématiques fonctionnant en essaims, à savoir pour Montpellier : Agropolis, Héliopolis, Euromédecine, pôle Informatique et Antenna (communication). Chaque pôle est structuré par un site (un parc d’activités), un domaine de recherche-développement et une opération médiatique annuelle[[cf A. Berger, V. Thireau, Du pôle au technopôle : permanence et transformation du concept de polarisation, in Mondes en développement n° 86, Tome 22,1994. “Les actions à entreprendre sont de quatre types: attirer l’industrie, renforcer la recherche, développer l’enseignement, créer une vitrine” écrivent R. Ferras et J-P. Volle[[R. Ferras, J-P. Volle, Montpellier, ou la technopole en représentation: valeur d’usage et valeur d’image, in Montpellier Europole, Reclus, Montpellier, 1988 p 256.
Un tel territoire, irisé et spécialisé, connaît une double contrainte: facteur de la mobilité et lieu d’inscription des fluides, il doit être parfaitement lisse afin que les flux productifs puissent circuler, et répondre ainsi aux conditions de la valorisation marchande; mais, de plus, il doit être porteur d’accroches spécifiques susceptibles de forcer les localisations[[cf A. Marchand, le verbe et l’image de la ville : communication et espace productif, Sciences de la Société (les Cahiers du LERASS) n ° 20, Toulouse, 1990 et de “capter” ainsi les décideurs. C’est tout l’enjeu de la communication municipale et de la production des images de la ville. Tout comme l’entrepreneur économique, l’entrepreneur politique est condamné à innover, à marquer et à faire entendre les différences de ses territoires réactivant par là l’une des étymologies de l’entreprise, la “différence entre deux personnes”[[selon le Petit Robert. Pour autant, la banalisation des espaces, la généralisation des atouts – facilitées par l’immatérialité productive – font que les grandes conséquences viennent de ces petites différences dont la ténuité fragilise la stabilité des localisations. Les entreprises déménagent facilement et leur espérance de vie est particulièrement faible en Languedoc. Toute municipalité se doit d’offrir la panoplie complète des facteurs attractifs positifs – et parmi eux les réseaux de communication et de transports grande vitesse – et d’amoindrir toute la négativité des rapports sociaux antagoniques façonnés par l’histoire locale.

1.1.2. Pour autant, l’inscription spatiale des flux économiques force le territoire à l’éclatement et à la duplicité. On pourrait ainsi parler d’une approche séquentielle du territoire par les dichotomies emploi / lieux de vie / territoires de consommation / territorialisation des pratiques culturelles, et de son appropriation contradictoire par les divers acteurs locaux. La fonctionnalité circonstanciée des territoires crée un espace poreux, nie les ferments identitaires fusionnels auxquels les populations pouvaient se référer. Ces territoires, fragmentés, se voient assigner des fonctions spécifiques, se superposent sans se recouper, sont parcourus et non vécus.
A grands traits on peut ainsi repérer
– des territoires productifs, marqués par les sites et la mise en grappe des activités, construits comme zones spécifiées où le travail immatériel prédomine sur ses formes concrètes. Loin des “cités industrielles” ces territoires sont disséminés et focalisés dans l’espace urbain et péri-urbain,
– un habitat des espaces de vie, ou plutôt de sommeil, qui a colonisé le péri-urbain. Il a substitué à l’urbanisme vertical du périphérique, l’anarchie d’un urbanisme horizontal pavillonnaire fragmenté qui facilite le contrôle social. Les rues en “crescents” défient tout repérage et les fantasmes sécuritaires vont bon train. Les lotissements exigent leur rattachement direct à la ville-centre et rejettent totalement les spécificités villageoises tant par la négation du ludique traditionnel, souvent emblématique, que des classes uniques des écoles communales,
– des espaces de chalandise localisés dans les communes périphériques, au grand dam de la ville-centre pour la collecte de la taxe. Ils forment de véritables zones “voiturières” d’activité commerciale traçant des artères sans devantures et sans nom. Les aveugles galeries marchandes des hypermarchés ont été rejointes par les magasins “franchisés” et les enseignes désertant le centre-ville. Ce dernier est ainsi condamné à vivre au rythme des professions libérales et de l’affichage ostentatoire en terrasse, dans la pseudo-latinité des cafés-restaurants,
– des lieux de consommation culturelle, marquée par des équipements lourds, dont la panoplie complète a été édifiée à Montpellier depuis le “tournant” de 1982[[De 1977, date de la prise de pouvoir par une liste PS – PC- Radicaux et gaullistes de gauche à 1981, la politique culturelle locale avait surtout consisté à satisfaire les exigences des couches culturantes et occitanistes locales qui avaient porté la “conquête” en multipliant les aides décentralisées à la création et les Maisons de quartier. A partir de 82, les crédits se sont concentrés sur la panoplie de tous les équipements lourds : Opéra & Orchestre Régional, Conservatoire, Centre Dramatique National, Chorégraphie… jusqu’au dernier grand équipement un Palais des Congrès dit Corum., au moment même où la Commission du Bilan dite Bloch-Lainé dénonçait ces “équipements à la Malraux”. Ces “lieux” génèrent les mouvements browniens de consommateurs, l’illusion d’une socialité de surface, dus aux festivals à répétition et alimentent la pagination croissante et pléthorique des grands quotidiens nationaux.
Certains de ces équipements sont éclatés aux quatre points cardinaux, isolats dans des friches agricoles, en lisière de la commune et directement branchés sur les réseaux autoroutiers ou de voies rapides de l’agglomération. Au centre, l’Opéra-Palais des Congrès (Corum) est totalement introverti, en bout de centre-ville, sans la moindre synergie de proximité, même avec le nouveau quartier issu d’une friche industrielle (Abattoirs/Beaux-Arts). Les Maisons Pour Tous, qui correspondent au projet de conquête politique de 1977 (mouvement “citoyens et urbanisme” porteur d’une idéologie proche de celle des Groupements d’Action Municipale, GAM), sont principalement localisées dans les quartiers ouest des années 60-70.
Une telle ville n’est plus, dès lors, structurée en territoires vécus, mais en espaces parcourus en tous sens. Les frontières communales, poreuses, sont sans cesse transgressées et le limes ne se fait plus “no man’s land” mais au contraire fourmillement. Le nombre d’entrées et de sorties quotidiennes du territoire communal, pour les raisons de travail en particulier, a été multiplié par 3 en 15 ans[[de 1975 à 1990 le nombre de personnes non-résidentes franchissant les frontières de la commune pour venir y travailler est passé de 18 000 à 45 000 et les 7 000 sorties, pour le même motif, sont devenues 12 300 – source INSEE. Les territoires d’appartenance, l’encastrement du citoyen dans la sociabilité de proximité ne sont plus permis et nul ne peut répondre à la question posée par l’urbanité : d’où suis-je ? et ceci d’autant plus que la ville connaît le renouvellement du tiers de sa population dans les intervalles inter-censitaires grâce aux migrations venues du Nord; aujourd’hui moins de 20% de la population de Montpellier est indigène!
Ces fonctionnalités qui déconstruisent les espaces vécus sont redoublées par l’empilement des territoires administratifs. La décentralisation, la gestion de l’espace public en “dispositifs”, la contractualisation administrative et le défaussement sur les associations ont totalement brouillé les cartes, organisant redondances et recoupements souvent contradictoires sur sites. Les territoires deviennent ainsi assignés tant par les collectivités territoriales que par les dispositifs de politiques publiques.

1.1.3. Le quartier, lieu mythique de la démocratie locale, se dissout dans des lieux de gestion et d’efficience administratives. C’est le supra-communal, sans contrôle citoyen, qui est mis en avant avec une parfaite continuité entre le rapport Guichard de 1976 – genèse de la décentralisation à la française, qu’il est bon aujourd’hui de revisiter – et la loi de 1992 “relative à l’administration territoriale de la République”, où c’est le concept de “partie du territoire” qui est convoqué lors de l’énoncé de “la participation des habitants à la vie locale” (chapitre I du Titre II) et non l’espace identitaire vécu par des citoyens. Les lois Deferre, malgré l’effet d’annonce, n’ont jamais atteint le stade de l’infra-communal.
Seule la communication urbaine décline encore le quartier comme espace de vie alors que la gestion recompose d’autres territoires. “Chaque quartier est un village, chaque visage est un nom” proclame de manière lancinante le grand communicateur[[Dix brochures “le quartier entre vos mains”, 1993 & 94 et c’est encore l’un des slogans de campagne des élections municipales[[“1989-1995 – Les promesses de 1989 sont tenues et garantissent les engagements de demain”, Brochure de campagne de la liste Frêche de juin 1995, p 144. Le contrat de Ville signé avec l’État en Mai 1994 énonce également que “le projet mis en oeuvre depuis 16 ans sur la couronne d’urbanisation des années 60 a visé la création de véritables quartiers constitutifs de la dynamique urbaine de Montpellier”[[Contrat de ville, 31 mai 1994, p 13. Pour autant, la municipalité a refusé tout DSQ sur son territoire et nous avons pu mettre en évidence une véritable stratégie d’effacement de la question sociale urbaine[[A. Marchand, Le social saisi par le discours politique: le cas de Montpellier, Sciences de la Société (Les Cahiers du LERASS), n° 31, 1994, Toulouse au nom d’une solidarité mécanique à la Durkheim.
Mais ce “quartier” est totalement flou, son territoire et son nom varient au gré des éphémérides de la communication municipale. Il est tantôt micro-unité identitaire, vécue ou assignée, tantôt vaste ensemble hétéroclite. La ville a été découpée en dix “quartiers” sans identité ni nom correspondant aux frontières arbitraires des cantons, ces derniers transgressant d’ailleurs les limites de la commune, dont on sait qu’en ville nul ne connaît les tracés. Un tel “quartier-canton” regroupe lui-même des quartiers “historiques”, autant de territoires nommés, vécus ou désignés comme tels, mais sans autre lien que celui créé par le scalpel du chirurgien-Ministre de l’Intérieur. Un quartiercanton (Montpellier III) peut ainsi n’être qu’une bande de 6 km de déploiement, alliant les quartiers huppés des collines du Nord (Aiguelongue) et des immeubles-barres de l’Est des années 60 (Parc à ballon), un des derniers quartiers historiques rythmé par ses fêtes et repas de quartiers (Beaux-Arts, ex-Abattoirs) et un territoire réduit à un seul immense immeuble futuriste en arc de cercle, scandant l’entrée de la ville par l’Est (Port Juvénal). Les lieux référentiels de tels “quartiers-cantons” varient même selon les publications municipales.
Mieux encore, en février 1994, la ville a été découpée en vingt “secteurs”, structure territoriale particulièrement significative et délimitée dans l’espace urbain métropôlisé, du “demi-canton”[[G. Frêche, Éditorial de” Montpellier, notre ville” n° 171, février 1994 ! Des réunions y sont organisées régulièrement[[La périodicité annoncée des réunions tenues dans les quartiers-cantons était de… trois ans, in “le quartier entre vos mains…” op cité et les membres du cabinet du Maire se sont vus affecter le suivi de tel ou tel demi-canton, réseautant ainsi la ville. Certains quartiers (Antigone, dessiné par Ricardo Boffil, par exemple) sont valorisés comme signifiants de la modernité et de la centralité urbaines et non comme espaces habités. D’autres sont au contraire “effacés” pour ne pas être stigmatisés[[“Quand on dit qu’il faut effacer 400 points noirs, 400 quartiers en difficulté, c’est une façon de montrer ceux-ci du doigt”… cela entraîne un “phénomène pervers de ghettoïsation et je ne veux pas que des quartiers de Montpellier soient ainsi mis au banc pour trois sous”. G. Frêche, pas de DSQ à Montpellier, Le Monde, lundi 17 novembre 1991, alors que le travail social sait que pour traiter, il faut au préalable nommer, et a appris, de M. Foucault, que le regard clinique implique la nosographie. Logique politique, logiques d’acteurs.
Le territoire est ainsi assigné comme lieu d’inscription des modes de légitimation liés à la démocratie singulière. Le phénomène n’est bien évidemment pas local, puisque la stratégie gestionnaire fondée sur une déconstruction / recomposition des territoires est toute entière résumée dans l’application qui est faite du concept de consultation des électeurs d’une “partie du territoire” dans la loi du 6 février 1992[[Loi d’orientation n° 92-125 du 6 février 1992 relative à l’administration territoriale de la République. Titre II, Chapitre I, JO du 8 février 1995.. L’article 22 précise que “le conseil municipal peut créer des comités consultatifs sur tout problème d’intérêt communal concernant tout ou partie de la commune comprenant des personnes qui peuvent ne pas appartenir au conseil, notamment des représentants des associations locales”.

1.2. Territoires sans qualités: l’impensé politique de l’agglom

L’espace urbain devient lieu d’inscription territoriale des modes de gestion, et non plus support d’identité politique. Significativement l’agglomération, seul territoire efficient d’accumulation du capital, que ce soit sous la forme District ou Communauté de Communes n’est _jamais érigée en collectivité territoriale. Seul nouveau territoire pertinent comme instance locale, elle est mise “hors jeu” de la démocratie locale et figure ainsi dans l’impensé du politique. Elle est le lieu privilégié de l’expérimentation de la dichotomie mode de gouvernement / modes de légitimation.
” La création du District répond à la nécessité de structurer l’agglomération de Montpellier, en fort développement démographique, en assurant la mise en place et la gestion de services publics qui ne peuvent se concevoir dans le seul cadre communal. Il y a, à la base, un souci de cohérence et d’économie d’échelle”[[J. Vallet, Directeur Général du District, Puissance 15 – journal d’information du District de Montpellier, n° 100, février 1994. Il s’agit “d’organiser et même d’anticiper le développement”. Avec cette notion de service public articulée à l’accumulation du capital, nous touchons à la constitution de l’État local comme “dérivé” du capital, celui du tissu des PMI-PME mais aussi du capital central relocalisé[[“Aujourd’hui, l’incitation à la création d’entreprises est devenue notre priorité… cette locomotive appelée technopole doit faciliter le passage de l’invention à l’innovation, le passage de l’Université et de la recherche vers l’entreprise” écrit, comme pourrait le faire tout autre maire, G. Frêche dans son ouvrage La France ligotée, Belfond, 1990, p 190. L’action du District combine trois grandes orientations : “développer le tissu économique existant, accueillir les entreprises qui choisissent de s’implanter sur ses parcs et accompagner la création d’entreprises innovantes” rappelle également J. Vallet.. Peut-on aller jusqu’à parler de “capitaliste collectif en idée” loco-régional ou de “capital idéel”, selon les mots de Engels, pour désigner ces Cités-Etats dont les grandes villes métropôlisées semblent être la préfiguration? Un District, au travers de toutes ses compétences et des modes d’administration, joue l’un des rôles dévolus traditionnellement à l’État-Nation dans le développement du capitalisme.
Tous les indicateurs démographiques et économiques, le repérage des flux et circulations montrent l’essor des “agglomérations” transgressant les frontières locales tout autant que les formes inter-communales de coopération. Même, la forme administrative, encore immature – selon les aléas politiques locaux -, ne calque pas obligatoirement, le territoire aggloméré. Par exemple, le District de Montpellier regroupe certes 15 communes, mais en discontinuité; certaines communes limitrophes de la ville-centre lui échappent.
La déclinaison des compétences districales est un précieux indicateur des fonctions de cet “Etat local”. En effet, la dévolution des compétences ne s’est pas accomplie dans le secteur obligatoire (art L 164-4 du Code des communes) au vu de l’absence préalable de syndicat inter-communal lors de sa création en 1965, mais a explosé dans le domaine facultatif.
Les compétences peuvent être lues en deux grands corps :
– celui de l’attraction urbaine du secteur économique dont la communication et la culture “sous toutes ses formes “, l’environnement et la qualité de la vie, les cinq grands pôles déjà mentionnés de la technopole,
– celui de la gestion des flux permettant d’assurer, en tant que nouvelle fonctionnalité territoriale, la parfaite fluidité de l’espace productif aggloméré[[Le rapport Guichard indiquait déjà que “La communauté doit recevoir compétence entière sur les réseaux”, Vivre Ensemble, La Documentation française, septembre1976, tome 1, p58 : services incendie (1981), Service de Santé et de Secours Médical (SSSM des Sapeurs-Pompiers -1992); transports urbains (1982), ordures ménagères (1983) et centre de tri sélectif Demeter (1994), eaux usées (1989), voirie et signalétique urbaine etc. Un arrêté du 23-12-1970[[cet arrêté prévoit l’élargissement des compétences initiales à “l’étude et la réalisation de toutes opérations et travaux susceptibles de favoriser le développement de l’agglomération de Montpellier”, conforté sans faille par la jurisprudence administrative, de l’ancienne municipalité de droite, est largement sollicité pour accroître les compétences districales en la matière, souvent même contre certaines communes (stations d’épuration).
Par contre[[cf Alain Marchand, note 6, et ARPES-CEPEL Montpellier, images urbaines et contreproductivité sociale (sous le dir A. Marchand), 1990 p 19, tout ce qui relève de l’épaisseur du tissu social lui-même, de ses fractures, est renvoyé à l’instance communale (action sociale, aide sociale, politiques de la jeunesse etc), ou départementale (RMI). La stratégie urbaine en la matière relève d’ailleurs plus de l’effacement que d’une volonté de traitement du social à partir de dispositifs. Si depuis peu la “solidarité” est constamment couplée avec le “dynamisme” dans la récusation d’une ville à deux vitesses, elle est également référée à la mobilité et à la fluidité : transport des handicapés, “mammobile” pour la détection itinérante des cancers du sein, télé-alarme et portage de repas à domicile pour les personnes âgées.
Si la ville-centre assigne des fonctions, à partir de ses référents, à certains espaces périphériques, il n’y a aucune gestion des espaces intermédiaires, intersticiels qui sont simplement traversés, mais ni vécus, ni pensés. L’espace intermédiaire, véritable ciment de l’agglomération, est hors champ de la réflexion politique comme de l’imaginaire urbain. Or, l’éclatement et la spécialisation des territoires confèrent une acuité particulière à la centralité comme vecteur d’identification sociale, d’appartenance.
L’agglomération existe bien dans ses diverses fonctionnalités, y compris dans les réseaux qui la traversent, mais figure dans l’impensé du politique. Structurée de manière informelle par les pratiques sociales, l’agglomération n’est jamais construite ni signifiée comme espace politique ou institutionnel, comme territoire de citoyenneté, mais comme lieu d’efficacité gestionnaire. La mise en scène du sujet urbain consiste toujours en une
personnification de la ville[[“Sublimée dans la jeunesse de notre héroine, c’est tout le tempérament de Montpellier qui irradie; cet été sur nos écrans, Montpellier déclenchera des milliers de coups de foudre”, in Montpellier votre ville, bulletin municipal, éditorial de G. Frêche, juillet-aout 1982 dont le Maire écrira dans son ouvrage qu’elle est “fille de pub”. Le pensé et le dit des espaces économiques et sociaux, les enjeux de pouvoir se conjuguent selon la double logique communale et districale, mais sans la moindre référence à l’agglomération, réduite dès lors aux frontières du seul District.
Les stratégies de négociation et de relations bilatérales inter-communales (Montpellier / autres communes) dominent au sein du District, plus que le pensé d’un territoire à homogénéiser. Les conflits internes, liés aux aléas électoraux, sont régulés par l’entrée d’autres communes et sanctionnés, en termes de rapports de forces, par l’interdiction, légale, qui est faite à une commune de retrouver la souveraineté de ses prérogatives premières.
La logique districale s’oppose, avec les mêmes moyens, à la logique départementale, beaucoup plus qu’à celle de la région[[cf L. Dreyfuss & A. Marchand, De la Région à la Cité-Etat ? Propos sur Montpellier, op cité. L’antagonisme s’énonce au travers de la politique et du discours de la ville-centre, qui sont ceux de l’effacement de la dimension départementale, manifeste dans le livre de G. Frêche[[“Pour simplifier la géographie administrative, une hiérarchisation entre la région et le département est indispensable… Ainsi conçu le département pourrait devenir une circonscription administrative de la région, tout comme autrefois les intendances étaient divisées en subdélégations ou élections. Les ressources fiscales des départements seraient affectées à la région, qui attribuerait un budget propre au département”, in la France ligotée, op cité. De fait, les réseaux se redoublent (transports, localisation des activités économiques) ou sont sources de conflits sur les financements (services incendie, culture, réseau routier). Le département, exclu de la gestion de la ville-centre, y cherche cependant une vitrine de ses activités (manifestations culturelles etc.). Les enjeux autour de cette recomposition économique et politique, dans l’antagonisme métropole/espace périphérique, vont surdéterminer les représentations et conflits, au-delà même des clivages politiques traditionnels.

2. Du gouvernement local

2.1. Les modes de gouvernement

2.1.1 A l’inverse de toute la tradition de l’invention du territoire et d’inscription de l’État en ses collectivités territoriales, parachevée par les lois de décentralisation de 1982 qui érigent la région en collectivité à part entière et proclament que “les communes, les départements et les régions s’administrent librement par des conseils élus “[[art 1, loi n°82-213 du 2 mars 1982, l’inter-communalité ne débouche jamais sur de l’exercice citoyen direct. Les lois Joxe de février 1992 n’érigent ni les communautés de communes, ni les communautés de villes en collectivités territoriales de plein exercice. Leur fondement est bien, dans le texte même de la loi, la fonctionnalité des espaces: “espace de solidarité”, “périmètre de solidarité urbaine” en vue de deux groupes de compétences bien précises 1°) l’aménagement de l’espace 2°) actions de
développement économique[[art 71 pour les communautés de communes et 72 pour les communautés de villes.. Le mode de représentation politique est assuré par un scrutin indirect à deux degrés puisque les conseils de communautés sont, contrairement aux recommandations du rapport Guichard qui préconisait la “communauté” comme circonscription électorale, composés des délégués des communes. Les districts sont soumis aux même règles. Les lois Pasqua sur l’aménagement du territoire vont encore plus brouiller le jeu puisque l’inscription territoriale de cet “État en région” se fait selon des circonscriptions administratives recomposées.

2.1.2. Non-territoire politique, au contraire de la ville, l’agglomération est donc tout entière soumise à la seule logique gestionnaire. L’entrepreneur politique donne ici toute sa dimension d’entrepreneur économique, innovateur, dans la construction de la différence attractive: “dans le domaine de la gestion, l’administration du District se fixe les mêmes objectifs qu’une entreprise : recherche d’économies et de gains de productivité” écrit le directeur du District[[journal cité.
Le mode de gestion districal relève de cette pratique des réseaux d’administration spécialisée, bien séparés de l’administration générale communale, de ce que l’on a appelé administration de mission ou administration-commando, telle que la DATAR l’avait initié en son temps, pour échapper à la lourdeur des services extérieurs et administratifs de l’État dans l’aménagement gaulliste du territoire. Le budget du District de Montpellier, équivaut actuellement aux 40% du budget de la ville, contre 30% il y a cinq ans, pour un effectif salarié dix fois moindre. C’est l’efficacité tout comme le faire-savoir qui déterminent tout le mode de gestion.
Il s’apparente très nettement à la démarche ultra-libérale que les britanniques connaissent bien depuis l’ère Thatcher : celle des Quango (Quasi Autonomus Non Governmental Organizations), organismes qui, composées de personnalités désignées par le gouvernement, échappent à tout contrôle parlementaire y compris financier et gèrent des secteurs gouvernementaux entiers (l’éducation…) ou des opérations ponctuelles territorialisées, de rénovation urbaine par exemple, (“Deptford City Challenge” à Londres). Cela représente plus de 5 500 organismes dont un récent rapport vient de montrer qu’ils étaient composées de manière pratiquement exclusive de conservateurs, contrairement à toute la tradition consensualiste anglaise.
Recrutement et gestion du personnel peuvent, dans une certaine mesure, échapper aux règles de la fonction publique territoriale et en ce sens relève de la logique administrative du noyau rapproché du pouvoir, structuré autour de la personne du Maire. Le rapport Guichard annonçait la couleur: “Les maires, et demain, les syndics doivent être plus libres de la gestion de leur personnel”[[op cité p.68. Le pouvoir mayoral, émancipé de certaines règles contraignantes, administratives ou démocratiques, trouve là sa plus parfaite expression dans l’ordre de l’efficace.
2.1.3. De la pratique des “cabinets” à la désignation des conseillers districaux c’est un système de “poupées gigognes” qui se met en place à partir de la personne même du Maire. Le système est complexe puisqu’il s’agit tout à la fois d’emboîter les niveaux décisionnels et d’éviter toute autonomisation d’une parcelle de pouvoir, à quelque niveau que ce soit. C’est autour du “noyau rapproché” que va s’édifier le commandement de la ville-centre; administration générale communale et administration spécialisée districale trouvent là leur seul point de rencontre. D’où l’importance, dans ce dispositif de la communication dont le Maire dit que c’est le secteur qu’il ne déléguera jamais.
Ce mode de gouvernement présuppose l’édification de ce que l’on pourrait appeler un “réseau technico-courtisan”, décalque local de celui qu’Edwy Plenel a mis en évidence pour le système Mitterrand et sa ré-invention du radicalisme républicain. Sont mobilisés, dans la construction du système d’aide à la décision, des “experts” venus de la société civile locale, ou “chassés” dans les administrations centrales ou d’autres collectivités territoriales. L’édification des “réseaux technico-courtisans” a modifié considérablement dans les pratiques politiques le couple responsabilité/ culpabilité. Jusqu’alors, les politiques ne tiraient pas leur légitimité de leurs capacités expertes, mais de leur participation aux réseaux notabiliaires. Toute “erreur” ne pouvait donc venir que des administratifs, censés savoir, et servant de fusibles lors de décisions controversées. L’édification de nouvelles carrières politiques sur la base des qualités-expertes, y compris au niveau des localités, a construit l’idée de ce “responsable donc coupable” que dénéga fortement Georgina Dufoix. De plus en plus, à l’échelle locale, ce sont les qualités d’innovateur, de découvreur, de gestionnaire qui servent de tremplin à l’entrepreneur politique. Dès lors, toute faute de gestion, toute erreur d’appréciation met brutalement fin à sa carrière politique. Il doit, de ce fait mobiliser, sans faille, les savoirs-experts, les compétences pour ce qu’elles sont, selon un principe fusionnel avec lui-même. La nature du pouvoir local interdit de faire supporter ces savoirs par une quelconque indépendance administrative. Ainsi, au moment où dans l’entreprise capitaliste on assiste à une externalisation des fonctions entrepreneuriales par défaussement sur des audits et expertises extérieures qui permettent de “neutraliser” et d’objectiver les décisions, le pouvoir local est lui fortement inclusif.
Le gouvernement local glisse, par fusion des réseaux experts avec le politique, vers un “spoil system”. Cette fusion, gage d’efficacité pour la survie au pouvoir mais aussi de culpabilité présumée lors des enjeux électoraux, induit des comportements courtisans dans un système “où la fidélité génère l’irresponsabilité, où la responsabilité collective n’engage pas l’individu, où le service du Prince vaut tous les
alibis” selon les mots d’E. Plene1[[Edwy Pienel, La part d’ombre, Stock, Paris 1992, p.362.

2.2. Les modes de légitimation

La légitimation est au coeur de toute théorie du pouvoir. Le système politique français, tel qu’il se reproduit, fait du commandement mayoral le passage obligé du personnel politique, dans la quête de l’accès et de la survie aux “affaires”. Si le pouvoir local est bien le creuset historique des systèmes notabiliaires, il connaît des mutations profondes, en particulier avec l’émergence dans les villes, de ces “entrepreneurs politiques” personnages et métiers dans lesquels Max Weber ou Otto Hintze, par exemple, voyaient les signes de la naissance de l’État moderne, les liens entre raison économique et raison politique[[Otto Hintze, Féodalité, capitalisme et État moderne, Maison des sciences de l’homme, Paris 1991, p 152. Toute l’habileté du maire urbain tient à ses qualités à générer de “l’économique”, c’est d’ailleurs, paradoxalement au vu des compétences des collectivités territoriales, l’une des premières aspirations des administrés, aux côtés de la sécurité, autre attribut de la forme Etat.
Les systèmes de légitimation ont évolué. Sans prétendre à une typologie exhaustive, quelques traits sont à souligner tout en sachant que les formes concrètes de pouvoir mayoral résultent d’une savante combinaison de procédures, attribut premier du métier de maire. Quatre systèmes semblent être en oeuvre dans l’organisation du pouvoir local, un classique et trois à émergence plus récente: le système notabiliaire traditionnel abondamment étudié par l’anthropologie politique et dont nous ne soulignerons donc que quelques aspects, les systèmes que nous pourrions baptiser de “tributaire”, “néo-notabiliaire”, et “de démocratie singulière”, typiques de ces républiques urbaines en renaissance.

2.2.1. Le système notabiliaire traditionnel
Fortement marqué par les liens de dépendance interpersonnelle caractéristiques des formes “subjectives” du pouvoir, ce système fonctionne, au travers de réseaux de proximité, sur de la réciprocité. Héritier du pouvoir des “communautés émotionnelles”, il implique le “continuum” d’un maillage serré, une résurgence dynastique par l’intronisation du prétendant.
La procédure de légitimation qu’il mobilise pourrait être analysée à partir des termes de don et contre-don, dont J. Godbout rappelle qu’elle génère de la “filiation”, de “l’obligation” et pas seulement parce qu’il se base sur des stratégies familiales de reproduction.
Ce processus de réciprocité crée de la dépendance croisée mais ne résulte pas d’un échange, d’un contrat entre le pouvoir local et le citoyen. Il n’induit ni contemporanéité, ni équivalence, ni homogénéité des produits échangés
– le contre-don peut être différé dans le temps, prendre des formes rituelles voire pittoresques (mats de cocagne en Lozère)
– les éléments échangés, réels ou symboliques, ne sont pas quantifiables. La réciprocité obligée n’implique pas de mesure de valeurs, d’échelle des grandeurs,
– du notable au client, les services rendus, de plus ou moins grande importance, sont de nature très diverse : permettre à un appelé de rester durant son service militaire dans une affectation de proximité, décorations, accès à la fonction publique territoriale (cas sociaux) ou à des emplois selon des logiques claniques, familiales ou syndicales, chemins de desserte, etc. Le “don” est l’accès facilité du citoyen à l’appareil administratif. Le contre-don est une fidélité électorale, rappelée au moment des échéances de confortation. La seule “monnaie” connue dans ce système est celle du “bulletin de vote”.
Le processus de légitimation est basé tout à la fois sur du “réseau” autour de l’élu, sur de la “mise en fichiers” des diverses interventions sollicitées dont on rappelle la teneur à l’approche d’une échéance. Les racines de cette dépendance croisée, souvent ré-attestée, plongent plus dans des stratégies et reconnaissances familiales, pour le tenant du pouvoir comme pour ses administrés, que dans la convocation citoyenne des individus.

2.2.2. Nous ne dirons qu’un mot ici du système “tributaire” non réductible aux seules “affaires”. La
corruption devient objet théorique[[cf les travaux d’Y Meny ou encore R. Avrillier & P. Descamps, Le système Carignon, La Découverte, Paris, 1995. Les systèmes mafieux ne sont pas des archaïsmes importés; nous faisons l’hypothèse qu’il s’agit bien, au travers du “tribut”, du prélèvement sur la circulation des marchandises portes-valeur, d’une forme très moderne de l’accumulation du capital à partir de la production-circulation, des marchandises immatérielles en particulier. Le tribut prend souvent la forme monétaire d’un salaire “fictif”, expression d’un travail immatériel de conception, conseil ou autre. Contrairement au système notabiliaire il n’est pas fondé sur de la réciprocité y compris symbolique mais sur un échange pur, sur de l’équivalence: le prélèvement en argent s’articule sur la circulation d’informations et sur la communication comme lors de l’accès aux marchés publics, des délits d’initiés etc. Les systèmes mafieux, tels qu’ils se développent dans nombre de pays “industrialisés” participent pleinement de la monétarisation des échanges, de la financiarisation de l’économie, des rouages de l’économie informelle, de l’édification de cette bulle qui annihile l’investissement productif matériel. De tels mécanismes tributaires nous paraissent même être la base économique des superstructures socio-politiques et idéologiques des ghettos ou des économies dites en transition pour lesquelles on ne saurait dire, avec une naïveté naturaliste: “sous le plan, le marché”!
Le système tributaire local se distingue du système mafieux classique du parrainage où les clans s’entendent pour qu’un notable politique, au pouvoir neutralisé, serve de paravent. Il s’édifie réellement comme construction cohérente de prélèvements tributaires et de dépendances croisées autour d’un maire. Loin de “cas”, il s’agit bien d’un système remarquable, parfaitement efficient dans la modernisation tant des appareils économiques que politiques. Ses performances sont certainement liées aux nouvelles modalités d’accumulation que nous avons repérées dans l’édification des agglomérations comme territoires optimaux d’accumulation du capital. En ce sens, ne serait-il pas la simple traduction politique de certaines dérives liées à la technopolisation, l’une des formes bananières de l’émergence des Cités-États?
Le modèle montpelliérain combine lui deux autres formes spécifiques: le système néo-notabiliaire et la démocratie singulière.

2.2.3. Le système néo-notabiliaire ou “communautariste”
Il ne s’agit pas ici de conforter une communauté naturelle, basée sur des solidarités obligées de proximité, qui fait du territoire de référence[[Que ce soit la commune elle-même, le quartier comme subdivision, le canton le lieu d’inscription de rapports sociaux fusionnels, mais de repérer des communautés différenciées, de les mobiliser comme telles par le pouvoir local. Ce mode de légitimation ne se conçoit qu’articulé au système technico-courtisan de gouvernement local.
Les appartenances communautaires ne sont pas transcendées dans un sujet urbain unique, mais au contraire confortées comme médiations identitaires. Il ne s’agira en aucun cas de favoriser l’émergence des ferments critiques de la culture au sens de Gramci, à savoir “critique de la civilisation”. La référence première du citoyen est son groupe naturel d’origine ou celui d’élection qu’il se choisit. C’est dès lors la personne du maire qui, seule, devient sujet du destin urbain, cristallisant en elle-même les fils communautaires. Toute l’habilité du jeu du pouvoir vise à identifier les différentes communautés, légitimer leur place dans l’espace social local et capter leurs leaders “naturels” pour les associer en un conseil municipal cartellisé où chaque élu est en dépendance croisée avec le maire.
C’est sur ce phénomène de captation qu’a été fondée la stratégie de gestion des banlieues sous le gouvernement Rocard où les sous-préfets envoyés non pas aux champs mais dans les ZUP devaient repérer dans les quartiers en difficulté les leaders de bande, les conforter comme travailleurs sociaux de terrain, par le biais du DEFA solidarité par exemple. On sait que le seul résultat tangible de cette opération a été une notabilisation rapide de ces leaders qui, coupés dès lors de leur attaches identitaires, ont perdu toute efficience comme relais.
A Montpellier, ces micro-communautés de destin locales peuvent être religieuses, identitaires ou recomposées à partir de pratiques communes. Religieuses à partir de deux communautés-types du tissu bourgeois urbain du littoral languedocien: les communautés protestante et juive. Identitaires comme celle des pieds-noirs ou des “gays”. Recomposées à partir de pratiques culturelles (cinéma et réseaux de ciné-clubs – danse) ou sportives, véritables ciments identitaires, typiques des couches moyennes dominantes dans la ville.
Identifiée, quelques fois même dans la contestation préalable, la communauté va se voir attribuer une visibilité sociale, inscrite dans des territoires, dans la ville par la pratique de festivals, de manifestations ludiques, par la reconnaissance d’une spécificité cultivée dans le champ local:
la constitution des équipes municipales successives certes, mais aussi les prises de position politiques locales ou nationales du député-maire sont tout entières dans ce savant dosage de confortation: l’exemple le plus typique est certainement celui des pieds-noirs dont les associations soutiennent le RPR à l’échelle nationale et le maire socialiste localement. Sa liste comprend des représentants ès-qualités de toutes les associations rapatriées et à chaque incident de la vie locale ou nationale est réattestée une fidélité envers cette communauté et son histoire.
Cette stratégie ne peut qu’induire l’effacement d’autres communautés ou d’activités socio-culturelle susceptibles de contredire les procédures de légitimation ou perçues comme non-pertinentes dans la stratégie de survie au pouvoir. En premier lieu celle des immigrés maghrébins, rappel récurrent et image inversée du destin pied-noir. Ici ce n’est pas la société de différence qui est mise en avant mais une sommation d’intégration: comme leurs “aînés savoyards, ariégeois, bretons”, les immigrés doivent accepter “la rude discipline” de l’intégration par “le travail, l’effort, l’abnégation, l’école.”. Refusant tout droit de vote, prônant la naturalisation, et sommant “l’intelligentsia et les moralisateurs des beaux quartiers” de cesser “de brailler à la lune”, le maire socialiste proclame que “l’intégration
passe par la langue, les prénoms, le costume”[[G. Frêche, A propos de l’immigration et de l’intégration, éditorial de Montpellier votre ville, n°145, juillet 1991. C’est ainsi que “Montpellier, la ville autrement”, le livre blanc de la solidarité publié par la mairie en 1992 ne mentionnera en ses 245 pages qu’une seule fois le mot “immigré”, associé à étranger, et encore sous la rubrique “solidarité par la culture “.

2.2.4. La démocratie “singulière”
Le premier tract de campagne 1995 de la liste “Montpellier, librement” (liste Frêche”) s’intitule “Georges Frêche en tête à tête avec les Montpelliérains”. Une consultation des Montpelliérains par questionnaire, en mai 1994, débutait par cette injonction: “votre point de vue sur Montpellier est unique”.
L’usage des referendums, la pratique pétitionnaire interpellant le pouvoir central, les réunions dans les demi cantons autour de la personne du Maire, sont entièrement construits sur le “colloque singulier” entre ce dernier et le citoyen pris individuellement. Le citoyen n’est que rarement convoqué dans sa capacité à exercer un contrôle collectif, mais isolément, enfermé qu’il est dans un face-à-face avec le Maire. Ce phénomène, structurant de la démocratie locale, a été encore renforcé lors de la campagne pour les dernières municipales, basée sur un one-man-show dans les réunions thématiques ou de quartiers, et sur des “repas tupperware” où chaque candidat de la liste devait rassembler autour de lui des convives, non encartés politiquement, pour dialoguer avec le maire l’espace d’un repas.
Ce “colloque singulier” est basé sur l’idée majeure de consultation, sur le referendum d’initiative municipale, la pratique pétitionnaire, le face à face autour d’un “quotidien-divan “.
– La consultation en “direct”, alliée aux sondages d’opinion, envahit l’espace politique, localement et même nationalement.
En 1994, John Gummer, secrétaire d’État pour l’Environnement et Ministre de Londres lançait un questionnaire en 6 questions, dans la presse quotidienne britannique “your wiews about London”, afin de produire “un document sur le futur de Londres”. En juillet 1994, Edouard Balladur, à la suite du mouvement collectif de la ou des jeunesses, lançait le fameux questionnaire “Faîtes agir vos idées” destiné aux 15/25 ans en 15 questions fermées et 4 ouvertes.
En Mai 1994 la Mairie de Montpellier lançait un questionnaire en 39 points et 7 suggestions, car elle a “à coeur de vous consulter (les concitoyens) à chaque fois qu’une orientation essentielle pour la vie des Montpelliérains doit être décidée”. Le principe de la consultation est bien que chacun soit renvoyé dans son isoloir réflexif propre, en l’absence de tout débat collectif et contradictoire, et donc en fonction de ses seuls peurs et fantasmes.
Il est dit dans la loi de 92 que le referendum d’initiative locale doit être multiplié; ni la loi, ni la pratique référendaire n’impliquent la moindre initiative populaire. C’est le maire, le tiers (communes de plus de 3500 habitants) ou la moitié (+de 3500 habitants) des conseillers municipaux qui peuvent en décider. A Montpellier ils sont été organisés, non pas sur des problèmes majeurs (urbanisme etc.) mais épineux, conflictuels et empoisonnés (déplacement du “marché au puces”, du centre de traitement des ordures ménagères en 1990, etc.).
– La pratique pétitionnaire en direction des autorités centrales, par exemple du Ministre de l’Intérieur pour l’augmentation des effectifs policiers, est initiée par le premier magistrat.
– La “rencontre en direct”, le “tête-à-tête” remplacent la traditionnelle poignée de main sur les marchés, lors de réunions ritualisées où chacun peut interpeller le Maire à partir de son quotidien.
Au total, ce schéma est celui d’une dyade de relations bilatérales à partir du maire-centre, qui ne favorise pas la socialisation des habitants, un savoir critique mobilisé.
Peut-on pour autant parler de la naissance d’un bonapartisme urbain? La ville de Montpellier, dont la population est principalement issue des couches moyennes a trouvé dans son maire un porte-parole, et lui confie le devenir de la ville de telle manière qu’il n’est plus nécessaire de devenir les partenaires de l’équipe municipale. Le choix du maire se fait ainsi en dehors de toute considération d’appartenance partidaire du candidat. Il se porte sur sa capacité d”‘homme providentiel” à représenter l’avenir de la cité, au mieux de ses intérêts, face aux enjeux locaux (développement économique local) et nationaux (défense des intérêts de la ville auprès de l’État dans les enjeux nationaux, et capacité à capter les interventions de l’État central). Nous toucherions là à l’essence du bonapartisme, tel que l’a analysé Marx, qui représente les intérêts de la classe moyenne tout en brisant son influence et sa puissance
“politique et littéraire”[[cf K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Éditions sociales, 1949 p 104, comme en témoigneraient les conflits entre la municipalité et l’une des plus grosses associations de la ville, composée essentiellement d’enseignants et de couches intellectuelles, dans le domaine des arts plastiques.

3. De la démocratie locale à la république urbaine

On serait tenté ici, après avoir repéré les caractéristiques des procédures, d’analyser le système politique qui prévaut dans cette ville. Les modes de légitimation instaurés par le maire recomposeraient ainsi le pouvoir local.
Le modèle de la citoyenneté républicaine française est fondé sur l’appartenance à la nation : est citoyen celui qui est né sur le territoire français ou qui y a vécu suffisamment longtemps pour demander sa naturalisation. De fait, la “citoyenneté locale” n’existe que par le biais de procédures locales qui mettent en oeuvre les principes de la citoyenneté nationale.
L’intégration européenne et son corollaire la “citoyenneté européenne”, le “démembrement” de l’État-Nation, les nouvelles conditions de production de l’urbain posent la question, à nouveau, du territoire d’exercice de la citoyenneté. Aujourd’hui, toute réflexion sur la dite crise de celle-ci doit porter également sur la citoyenneté ” déterritorialisée , distinguer une citoyenneté identitaire de référence d’une citoyenneté d’appartenance à un territoire vécu (le “pays”, la “ville” etc.). La nouvelle citoyenneté européenne détermine plusieurs niveaux et territoires de citoyenneté: la citoyenneté de l’Union européenne qui s’étend à toute personne ayant la nationalité d’un État membre, la citoyenneté républicaine qui suppose que le citoyen soit un “acteur” de la vie de la Nation française et enfin la citoyenneté locale, objet d’analyse et de réflexion, mais qui demeure pourtant impensée dans le cadre d’une élaboration politique et juridique.

3.1. Du citoyen à l’individu

Une des priorités des lois de décentralisation était de rapprocher l’élu du citoyen. L’article ler de la loi du 2 mars 1982 prévoyait d’ailleurs un ensemble de textes législatifs dont une loi relative au “développement de la participation des citoyens à la vie locale”. Mais, force est de constater que la décentralisation a été stoppée aux portes de l’infra-communal et que la démocratie locale n’est plus abordée, dans la Loi d’Orientation pour la Ville (LOV, 1991) comme dans la loi sur l’organisation territoriale de la république (février 92), qu’en termes d’information ou de consultation des électeurs ou habitants et ne considèrent pas une seule fois la qualité de citoyen de ceux-ci. Le citoyen disparaît ainsi pour laisser la place à un individu déterminé par ses fonctions d’électeur ou d’habitant de la commune.
Dans la LOV, les principes généraux établissent “le droit à la ville” mais aucun article ne prévoit le contrôle ou la gestion par un collectif de citoyens, organisés en associations ou en comités de quartier, des projets d’urbanisme les concernant et décidés par les collectivités locales.
Le titre II de la loi du 6 février 1992 sur l’administration de la République concerne la démocratie locale. Les 5 chapitres qui le constituent traitent d’abord de “l’information des habitants sur les affaires locales”, puis de “la participation de ces habitants à la vie locale”; cette participation est réduite à leur consultation en tant qu’électeurs (art 21), mais prévoit également l’existence éventuelle de “comités consultatifs sur tout problème d’intérêt communal” pouvant être composés de représentants d’associations (art 22) et d’une ” commission consultative compétente pour un ou plusieurs services publics locaux exploités.” devant comprendre des représentants des associations d’usagers (art 23); ce deuxième volet est généralement ignoré des collectivités locales. Les 3 derniers chapitres concernent les élus et les collectivités locales.
Son article 10 énonce seulement : “le droit des habitants de la commune à être informés des affaires de celle-ci et à être consultés sur les décisions qui les concernent, indissociable de la libre administration des collectivités territoriales, est un principe essentiel de la démocratie
locale”[[c’est nous qui soulignons. Il ne s’agit pas que les citoyens puissent s’administrer librement par des conseils élus. Seules les collectivités territoriales ont cette capacité donnée par l’art 1 de la loi de 1982 reprenant les termes de l’art 72 de la Constitution de 1958.
Dans l’oeuvre de décentralisation, la volonté de ne pas déstabiliser l’édifice des collectivités territoriales a situé “la bonne échelle” souhaitée par le rapport Guichard, dans la seule fédération en communautés” et non dans la participation des citoyens à l’échelon qui est le leur, la diversifier selon les problèmes et les endroits”, le “quartier”.
Il y a bien un glissement sémantique qui s’opère au moment où le système se trouve bouleversé. Citoyen (personne dotée de droits et devoirs) en 1982, l’individu n’est plus déterminé dans les années 90 que par ses qualités d’électeur ou d’habitant.
La citoyenneté, locale, déterritorialisée se réduit au vote à l’occasion de l’élection municipale. Interpellé à cette occasion, le citoyen n’est plus considéré au sein de sa communauté urbaine comme élément d’un collectif capable d’assumer des fonctions de gestion et de contrôle. Ce n’est pas la participation active maximale du citoyen qui est encouragée mais bien le modèle de la représentation qui prévaut. Le vote devient donc l’unique moment de l’activité partisane du citoyen. Dès lors, la démocratie se réfère à cette somme d’individus, se pensant comme autant d’individualités, et jamais à une collectivité qui serait confortée comme telle dans le débat.
C’est le constat de la fragmentation sociale et d’une accentuation de 1’individualisme[[“La société des années 90 émet des signaux complexes et paradoxaux que l’on peut synthétiser par une montée des individualismes (chacun voulant profiter de sa vie et tout de suite) associée parallèlement à un besoin croissant de solidarité” in plaquette de campagne “Montpellier Autrement”, 1995, p 7 -souligné dans le texte qui sert de support à la municipalité de Montpellier pour construire son discours politique. L’habitant de la ville est devenu un individu, mû par ses passions et peines, préoccupé à satisfaire ses intérêts privés et à jouir de son espace, et non plus un citoyen doté du pouvoir d’appropriation collective de son espace.
L’analyse de la longue “campagne d’information” de la liste “Montpellier – Librement” du maire sortant, menée avant les Présidentielles, et préalable à la campagne officielle des Municipales, fait apparaître trois priorités déterminées et déterminantes pour l’avenir de la ville: l’Emploi, la Solidarité, la Sécurité.
Si les deux premières priorités participent largement du débat national, le troisième thème est clairement inscrit dans le cadre d’un projet plus précisément local. Tout comme pour le maire, Sécurité et Ville deviennent rapidement synonymes dans l’imaginaire du citoyen dès lors que l’origine du terme est identique[[Pour le maire socialiste, G. Frêche, “La ville est par définition un lieu où l’on est en sécurité: le mot police ne vient-il pas du grec “polis” qui signifie ville!” ibidem, là où Marx écrivait “la sûreté est la notion sociale la plus haute de la société bourgeoise, la notion de la police”, in la question Juive, UGE, Paris, 1968, p 39″. Chacun de ces deux termes vaut pour le constat comme pour le projet politique.
Les propos de campagne basculent du “changer la ville, changer la vie “des années soixante-dix à un “librement jouir de la ville”. En abandonnant ses droits de citoyen, l’individu se voit garantir la sécurité et offrir un “profiter de votre ville, mieux satisfaire vos attentes particulières, vos besoins, vos envies”[[ibidem. L’intérêt général renvoie à l’intérêt particulier et le sublime. L’attitude individualiste est valorisée dans la mesure où l’individu est accepté et convoqué au titre de sa “singularité”[[Le terme singularité fait partie des 14 qualificatifs qui composent la couverture de la plaquette “Montpellier librement” et qui pourraient être classés en trois groupes: (1) solidarité et emploi renvoient à des débats collectifs nationaux, (2) singularité, liberté, vitalité, plaisir, imagination, humanisme, choix à l’individualisme et (3) sécurité, modernité, avenir, jeunesse, efficacité à l’intérêt général. Ibidem. La liberté ne semble permise qu’aux seuls individus dans le cadre de l’affirmation centrale “une ville moderne, c’est une ville citoyenne qui sait s’offrir à tous”[[exergue de la couverture, ibidem. La communication urbaine interne sert, de plus, à confirmer au résident (le nouveau comme l’ancien) son appartenance à la ville: “tous différents, tous montpelliérains”[[ibidem. C’est cette identité montpelliéraine qui servira de ciment à la prise en compte du groupe car elle est aussi vecteur d’intégration. Unies au coeur de la ville, la participation permet à chacune des individualités de s’y reconnaître un peu: “plus vous participerez à la vie de la cité, plus la ville vous ressemblera”[[ibidem. Comme dans le discours ambiant sur l’entreprise, l’université, c’est la ville, personne civile, qui devient elle-même “citoyenne”, en lieux et place de ses composantes. Or, Individu et citoyen ne devraient former qu’une seule unité juridique alors “qu’individualisme et citoyenneté, bien qu’historiquement et socialement assimilés appartiennent aussi à deux ensembles logiques (ou systématiques) différents”[[J. Leca, Individualisme et citoyenneté, in Sur l’individualisme, sous la direction de P. Birmbaum et J. Leca, PFNSP, 1991, p182. Marx dans la Question Juive n’affirmait-il pas que la société bourgeoise opposait, ” l’homme véritable, l’individu égoïste et indépendant” et “l’homme réel, le citoyen abstrait “[[K. Marx, op cité, p 44 – 45.

3.2. Individu et/ou communauté(s)

La participation croissante à des activités associatives renvoie à l’engagement des citoyens hors des partis mais pas forcément à une volonté de peser de façon alternative dans l’espace public[[M. Barthélemy, Le militantisme associatif, in L’engagement politique, sous la dir de P. Penineau, PFNSP, 1994. Doit-on penser dans ce sens que la crise sociale renvoie le citoyen à la quête du bonheur plus dans son espace privé que dans l’espace public[[cf la réédition de l’un des ouvrages d’Albert O. Hirschman qui pose la pertinence d’une théorie des cycles explicative de l’engagement des individus dans l’action publique et leur repli sur les valeurs du bonheur privé, Bonheur privé, Action publique, Fayard, 1995? Le milieu florissant des associations, valorisé localement à l’occasion notamment de la foire annuelle aux associations, n’a pourtant pas su produire les conditions de mise en place de réels contre-pouvoirs. La reconnaissance institutionnelle des associations notamment par le biais de subventions locales les cantonnent à une place assignée par la municipalité et amoindrit l’exercice d’une réelle citoyenneté leur permettant de devenir les “véritables chevilles ouvrières de la démocratie locale”[[Citoyens & Urbanisme, Lettre ouverte aux montpelliérains, Montpellier 1977, rôle promis par la charte de conquête municipale de 1977. L’associationnisme montpelliérain participe, comme ailleurs, de cette marchandisation de l’association, prestataire de services plus que de défense de convictions politiques et sociales.
Des pratiques comme le référendum ou le questionnaire ont remplacé le projet qui devait permettre de “confier la conception et la gestion d’équipements de quartiers aux comités ainsi que de les associer à la gestion des services publics communaux”[[ibidem.
Le projet de la municipalité en 1977, “Citoyens et Urbanisme”, était incontestablement basé sur le groupe, la communauté locale. La démocratie locale devait s’appuyer sur les associations, les comités de quartiers, des commissions extra-municipales. Le projet actuel repose sur la conception d’une “ville citoyenne” qui compte sur la responsabilité des habitants. La renaissance de l’individu s’accompagne d’une redéfinition des droits et des devoirs de celui-ci sur le territoire urbain. La responsabilité doit s’exprimer, aujourd’hui, au quotidien et elle ne s’exprime pas forcément dans le cadre d’un projet à long terme de la gestion de la ville, comme le confirme le maire dans un éditorial du journal municipal, “la démocratie locale est à Montpellier une réalité quotidienne”[[Montpellier, notre ville, juillet-août 1993. .
Cependant la mobilisation à partir du quotidien traduit par la commission “Montpellier au Quotidien” va au delà de la simple administration.: “Dans ce contexte économique difficile que nous traversons, la Ville est parfois obligée de dépasser le cadre de ses compétences, notamment en matière d’emploi, de solidarité ou de sécurité, pour répondre au plus près aux besoins de ses habitants. Elle ne peut le faire qu’en s’appuyant sur l’ensemble des forces vives de la cité, et par le biais d’une concertation sans cesse renouvelée : dialogue direct avec les élus, participation à une séance des commissions extra-municipales, réunion de Montpellier au Quotidien ou grands rendez-vous organisés périodiquement dans les quartiers”[[Bilan 1989-1995, op cité, p 44. C’est dans ce cadre exclusif que les associations sont reconnues mais pas forcément mobilisées si ce n’est pour leur qualité d’associations-expertes.
Mais l’expertise n’est pas toujours internalisable, enrôlable dans un noyau décisionnel inclusif. L’art du politique sera de la repérer dans l’ailleurs de la société prétendument civile, y compris dans la contestation, pour trouver des formes de convocation qui dès lors seront tout à la fois mode de gouvernement et médiation de légitimation. Cette “citoyenneté experte”, initiée dans la mise en oeuvre des politiques publiques nationales (comme celle du tracé du TGV- Sud Est par exemple), nous semble être une nouveauté largement utilisée par le gouvernement local et, dans une certaine manière, le caractérisant. Plus que des individus, cette “expertise” convoque les associations pour la définition et l’implémentation des politiques publiques locales. C’est en particulier le cas pour les politiques touchant à l’environnement. La chronique serait la suivante : les associations, protestataires, s’efforcent d’enrôler des “experts” pour construire un certain rapport de forces. Dans un deuxième temps, sous le couvert d’une “citoyenneté associative”, partielle, ces savoirs-critiques, surmultipliés par la dynamique associative et sa quête d’innovation, sont mobilisés dans la mise en forme de la politique locale sous la forme d’un “partenariat” ou de la contractualisation. Une véritable dichotomie se fait jour au sein de ces associations, pouvant aller jusqu’à un éclatement réduisant la protestation à la juridicisation du conflit, par une manie contentieuse devant le tribunal administratif, et non plus à l’édification d’un rapport de forces. Les collectifs d’associations s’institutionnalisent dans le partenariat et rentrent directement dans la logique communautariste de légitimation.
De la même façon que le citoyen est renvoyé à ses fonctions et qualités, le projet de la municipalité qui prévoit la mise en place de comités de gestions renvoie les individus, les associations ou comités de quartiers à leur place d’usagers des services publics[[Le modèle montpelliérain basé sur la combinaison individualisme – communautarisme apparaît dans le flou des propositions concernant les conseils de gestion d’équipements municipaux dans les demi-cantons : ces conseils… pourraient regrouper des associations caritatives, culturelles, les comités de gestion, et, de manière générale, tous ceux qui à titre collectif et individuel s’intéressent à la gestion de la vie quotidienne”, Éditorial, Montpellier Notre Ville, février 1994.. C’est là, confirmation supplémentaire, s’il en fallait, de la tendance considérant plus les préférences des consommateurs que le pouvoir collectif
des citoyens[[J-P Gaudin, La ville dans les plis de l’usage, in Les usagers entre marché et citoyenneté, sous la dir de M. Chauvière et J-T. Godbout, L’Harmattan, Paris, 1992, p 217. L’addition des préférences individuelles constitue alors la force du projet collectif et le vote ne vient là que pour arbitrer régulièrement, tous les six ans, l’organisation de la mise en concurrence des intérêts particuliers. Les intérêts particuliers, c’est-à-dire les préoccupations quotidiennes liées soit à des questions économiques (le chômage par exemple) ou encore aux loisirs, à l’environnement (la pollution), replacés dans un cadre plus politique et collectif, sont habilement transformés en préoccupations publiques et communales.

3.3. Vers la république urbaine ?

La genèse de la décentralisation témoignait de la volonté de désencastrer l’État central des conflits et enjeux de la société locale pour le relégitimer comme État régulateur, pour “restaurer son autorité en trouvant à l’action publique ses relais naturels dans la démocratie locale””[[Vivre Ensemble, op cité, p30. Mieux administrer les Français supposait une redéfinition des rapports entre Etat et administrations, nationales et locales. Avec les textes de 1982, c’est bien le pouvoir mayoral qui s’est, de fait, trouvé conforté. Si ceux-ci ont bien initié une certaine démocratisation de la vie politique locale, l’extension du pouvoir des maires a conduit à des effets pervers, qu’on a parfois analysé comme une dérive monarchique du pouvoir municipal, ou encore une “présidentialisation du rôle de maire”[[A. Mabileau, De la monarchie municipale à la française, in Pouvoirs n° 73. Cette dérive était déjà enregistrée par le rapport Guichard : “Dans notre système, tout personnalise la pratique du scrutin uninominal (conseiller général, député) ou le caractère “monarchique” de la gestion (maire et demain, syndic)”, Vivre Ensemble, p 67. Pourrait-on dès lors imaginer qu’un “mimétisme” se serait opéré à l’égard de la fonction présidentielle de la Vème République ?
La personnification du pouvoir mayoral implique une identification du maire à la ville par le biais de la communication. Le journal municipal de Montpellier, qui aurait pu avoir cette vertu pédagogique d’éduquer et former le citoyen à la gestion de la vie publique locale, ne cherche pas à impulser une citoyenneté réellement active. Plus qu’un espace libre de paroles, le journal municipal est bel et bien devenu “le J.O de la ville, la voix du maire, de son équipe et de la mairie”[[G. Frêche, La France ligotée, op cité, p 213.
Le pouvoir réel appartient quant à lui à l’équipe municipale. La force de celle-ci réside ainsi dans la capacité à éviter les crises provoquées par les contradictions entre les revendications portées par les acteurs sociaux et les intérêts économiques. Cette montée en puissance du pouvoir mayoral correspond bien à cette injonction aux maires du rapport Guichard “ne divisez jamais la responsabilité qui est la votre!” et leur définition comme “autorité chargée en permanence de veiller au bon ordre, à la commodité, à la qualité de la vie collective de la communauté, d’assurer la sécurité des personnes et des biens”[[Vivre Ensemble, pp 52 et 55.
La ville est ici au coeur du discours politique; les individus, comme dans un libre-service, sont conviés à faire partager leurs divers intérêts particuliers. La force du système est dans l’expression politique et globalisante des préoccupations privées de la majorité de la population. Plus que d’un contrat de citoyenneté entre le maire et les
citoyens, il s’agit d’un pacte[[A l’issue de la “grande enquête sur les souhaits des montpelliérains”, le Maire lançait l’idée d’une “charte démocratique de gestion des équipements municipaux”, op cité, février 1994 qui lie le maire aux habitants.
Passions et intérêts, sûreté, “corps” d’une ville, cette conception de la citoyenneté marque bien le retour en force du pacte contre le contrat, de Hobbes contre H. Lefebvre[[pour qui le citoyen, à travers la déclinaison de ses droits, dont le droit à la ville, est un acteur capable de connaître et de maîtriser, individuellement et collectivement, ses conditions matérielles et intellectuelles d’existence, son destin in, Groupe de Navarrenx & H. Lefebvre, Du contrat de citoyenneté, Syllepse, 1990, penseur de la ville: “ni un seul citoyen, ni tous ensemble (si vous en ôtez celui duquel la volonté représente celle de tous les autres) ne doive pas être pris pour le corps d’une ville. Je dirais donc, pour définir l’état d’une ville (…) que c’est une personne dont la volonté doit être tenue, suivant l’accord qui en a été fait, pour la volonté de tous les particuliers, et qui peut se servir de leurs forces et de leurs moyens, pour le bien de la paix, et pour la défense commune “[[T. Hobbes, Le citoyen ou les fondements de la politique, Flammarion, Paris, 1982, p145. En l’occurrence, c’est bien un pacte républicain urbain qui se nouerait.
Ainsi la reconnaissance du débat Démocratie-République prend ici toute son importance dès lors que les projets de l’un et l’autre, non contradictoires, ne se portent pas sur la même question. Plus précisément, “la république définit l’objet de la politique, la démocratie désigne le sujet qui gouverne”[[B. Kniegel, Propos sur la démocratie, Descartes & Cie, 1994, p 29. Le maire des républiques urbaines serait alors le représentant de l’intérêt collectif et des intérêts particuliers.
Le modèle républicain fonde la citoyenneté sur la nationalité; son décalque local fonderait la citoyenneté sur l’appartenance identitaire. Ainsi la citoyenneté d’appartenance qui devrait signifier la maîtrise collective d’un cadre de vie se déplace à une simple citoyenneté de référence identitaire locale. Ce serait l’identité forgée et assignée par la ville-centre qui donnerait sens à la citoyenneté locale.
La mise en système des aires optimales d’accumulation et de circulation du capital, des modes de gestion et d’administration, des formes de légitimation du pouvoir local dessine les contours d’un véritable gouvernement local, héritier, à l’échelon infra-national des avatars de l’État-nation dans la construction européenne. La tradition jacobine, le modèle de citoyenneté ne fournissaient pas à l’exception française, les meilleures armes pour de telles mises en réseaux des villes, des entreprises, des modes de décision. Une relecture des quinze dernières années indique, que ce soit au niveau de l’État central ou à l’échelle du local, que c’est bien la professionnalisation des élites et un certain “radicalisme républicain” qui ont façonné la modernisation du pouvoir politique.
L’exigence de démocratie locale s’est déplacée vers le construction de modèles de gouvernement et d’adhésion qui pourraient faire système en de véritables républiques urbaines. La poursuite de la construction européenne dira qui de la région, identitaire, ou de la métropole, dans sa mise en réseau de villes[[Montpellier participe ainsi à un réseau, à vocation économique, dit “C6” fait de 6 villes françaises, catalanes et espagnoles: Barcelone, Montpellier, Palma de Majorque, Saragosse, Toulouse, Valencia, sera le maillon optimal de l’infra-national.