Sophistique et ontologie
Est-ce une rime de poème qui me fait rapprocher ces deux noms ? Ou plutôt une rime de raison ? Y aurait-il, à la fois, sur ces deux noms, rime de poème et rime de raison ? Après tout, pourquoi pas ? Pourquoi opposer l’un à l’autre ce qui chante ou enthousiasme et ce qui voudrait se dire en termes de raison ? Platon ignorait une telle alternative. En dépit de réticences de ceux qui savent, les philosophes n’en continueront pas moins de boire à cette source platonicienne où se mêlent, à la retombée de leur jaillissement, les eaux des deux versants. Le plus simple est de se mettre en route en épelant ces deux noms qui ne sont point synonymes.
Qui est Hélène ? Qui est Madeleine ? Que disent-elles, l’une et l’autre, peut-être l’une en réponse à l’autre ? Quel intérêt philosophique suscitent-elles au plus loin de leur vie ou de leur légende
Madeleine
Madeleine, tout d’abord. L’entreprise semble plus facile, vu la brièveté des sources. MADELEINE est la contraction de Marie de Magdala, d’un nom de lieu d’origine, éventuellement de séjour. Identité pour autant point assurée. On peut la confondre avec l’une ou l’autre des Maries qui sont nommées dans nos évangiles. On croit savoir, par St. Luc (8,2), que Marie de Magdala, ainsi que d’autres saintes femmes, accompagnait Jésus et ses disciples en vue de subvenir aux besoins de la petite compagnie.
Peu importe dans l’histoire de Marie Madeleine la sûreté des identifications ou des différences supputées. L’essentiel est ce que devient Marie Madeleine dans l’ancienne liturgie catholique. Elle y est honorée, à la messe latine du 22 Juillet, au titre de pénitente. Or, dans l’Evangile lu en ce jour, la pénitente n’est autre que la pécheresse dont parle St. Luc (7,36-50) en un surprenant récit. Le pharisien nommé Simon, qui avait invité Jésus à sa table, observe avec étonnement qu’une “pécheresse de la ville” est venue chez lui pour verser sur les pieds du maître qu’elle embrasse un vase de parfum. “Si cet homme était prophète”, “il saurait qui est cette femme qui le touche”. Jésus le rassure par la fable d’un créancier qui remet leurs dettes à ses deux débiteurs. “Lequel des deux l’aimera le plus” ? demande Jésus. “Celui à qui il a fait grâce de plus”, répond le pharisien. Jésus reprend : “Ses nombreux péchés lui sont remis parce qu’elle a beaucoup aimé”. Puis, à elle : “ta foi t’a sauvée ; va en paix”.
Nous retrouvons Marie de Magdala, la pécheresse, dans les textes relatifs à la résurrection de Jésus. L’évangile selon St. Jean lui fait une belle place, la plus belle : “Marie se tenait près du tombeau, au dehors et sanglotait. Tout en sanglotant, elle se penche vers le tombeau et voit deux anges vêtus de blanc, assis là où reposait le corps de Jésus, l’un à la tête, l’autre aux pieds”. Eux à elle : “Femme, pourquoi pleures-tu ? – “on a enlevé mon Seigneur”, leur répond-elle, “et je ne sais pas où on l’a mis. En disant cela, elle se retourne et voit Jésus qui se tenait là, mais sans savoir que c’était lui. Jésus lui dit : “Femme, pourquoi pleures-tu ? Qui cherches-tu ? Le prenant pour le jardinier, elle lui dit : “Seigneur, si c’est toi qui l’as emporté, dis-moi où tu l’as mis et j’irai le prendre”. Jésus répond : “Marie” ! Elle le reconnut et lui dit en hébreu : “Rabbouni ! – c’est-à-dire “Maître”. Jésus lui dit : Ne me retiens pas ainsi [[La vulgate traduit : Noli me tangere, ne me touche pas. On suppose dans l’une et l’autre version que Madeleine tient les pieds de Jésus embrassés., car je ne suis pas remonté vers le Père. Mais va trouver les frères et dis-leur : “je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu”. Marie de Magdala va donc annoncer aux disciples qu’elle a vu le Seigneur et qu’il lui a dit ces paroles”.(Jn. 20,11-18). Or les disciples ne s’en laissèrent pas conter. Nous savons par Luc (24,11-12) que “ses paroles” – comme celles des autres femmes du reste – “leur semblèrent pur radotage (leros en grec) et ils ne les crurent pas”. Tout au long des narrations évangéliques, persiste cette réticence à croire aux paroles des “saintes femmes”. La crainte qu’il n’y ait là qu’un fantôme de pur rêve affleure à diverses reprises dans le texte évangélique.
Le problème de la réalité a obsédé les premiers disciples. Les comportements eux-mêmes du ressuscité qui tantôt franchit les portes closes ou les murs de la maison, tantôt, au bord du lac de Tibériade, mange du poisson au miel avec les siens, leur imposent la question, jamais bien résolue : qu’est-ce qu’un réel que traduisent, en leur réciproque réduction, la pesanteur physique d’un corps de chair et l’ondulatoire fluidité d’un “corps spirituel” ? Où est, où se trouve le réel ?
L’épisode relatif à l’apôtre Thomas, l’un des douze, qui oppose à la prétendue vision, singulière ou collective, du ressuscité, l’impératif de ne croire que sur le témoignage simultané de la vue et du toucher, est typique : “si je ne vois à ses mains la marque des clous, si je ne mets le doigt dans la marque des clous et si je ne mets la main dans son côté je ne croirai pas” (Jn. 20,24-25). Huit jours après l’incident, Jésus se prête volontiers à la requête de Thomas qui s’exclame : “Mon Seigneur et mon Dieu” ! Mais “Jésus lui dit : parce que tu me vois tu crois. Heureux ceux qui croiront sans avoir vu”(Jn. 20,27-28).
Ces versets où perce la question critique, annoncent de loin les problèmes à venir sur les rapports entre foi et savoir et, plus radicalement, sur le statut du réel. Ils ne sont pas étrangers à nos contemporains. Il se peut que le problème majeur que pose à la réflexion du savant la physique quantique ce soit justement le statut du réel.
Le voir et l’entendre
Marie Madeleine ne comprendrait rien aux questions de Thomas. Rien en elle ne trahit les perplexités des disciples. Elle ignore aussi bien les propos désenchantés des deux disciples sur la route d’Emmaus (cf. Lc. 24.13-24).Elle n’a jamais pensé que Jésus puisse être un fantôme. Son amour lui suffit. Proche dans sa justification de l’argument ontologique : ce qui mérite d’être doit être, ce qui doit être ne peut pas ne pas être. Elle sait cela, d’un savoir qui se passe de science. Elle est de ces âmes de feu et de foi que Jésus proclamait bienheureuses. Plus fort que la mort, son amour réinvente l’aimé, en lui disant une dernière fois : tu ne peux pas mourir. Madeleine a beau constater le vide du tombeau ; elle est sûre, plus par elle-même que par l’ange, qu’il n’est pas là, qu’il est “ailleurs”. Mais de ce vide comme de l’ex nihilo de la création, ne peut jaillir que cet absolument neuf de l’aimé en son être “en tant qu’être”.
Le plus étonnant, dans le récit de la rencontre, c’est que Madeleine ne pense qu’au jardinier alors que c’est un tout autre qui l’attend, réponse définitive à sa quête éperdue. La vue est bien superficielle. Ce n’est pas elle qui la ferait croire. Dans le “seigneur” qui lui fait face, elle ne peut percevoir que l’homme quelconque qui a soin de ce lieu. D’où la demande : “si c’est toi qui l’as emporté, dis-moi où tu l’as mis et j’irai le prendre”. Or c’est Jésus lui-même qui, loin de se dissimuler, passe sereinement son chemin au-delà de sa tombe. La réponse à la question excède la question et la rend inutile. Il suffit de la voix pour que tout soit accompli. Un appel et un nom qui est prénom Miriam ! appelle aussitôt l’autre nom : Rabbouni ! Un vocatif succède à un vocatif, un éclair à un autre éclair, et sans autre phrase que cet appel en réciprocité, comme si nous étions, en ce moment, et par la grâce de ce double éclair, dans l’au-delà de tout discours. La voix est plus profonde que la vue. L’oeil ne touche que l’épiderme des choses. La voix qu’entend Madeleine peut ébranler les profondeurs de l’âme.
Dans l’histoire du christianisme, on connaîtra plus tard, entre la catholicité régnante et la Réforme naissante, l’opposition entre l’œil qui se satisfait des images, et l’écoute qui, sevrée du sensible visuel, approfondit la parole et qui, en l’absence de la vision, “la médite en son coeur”. Regrettons qu’il ait fallu une guerre pour se rendre compte d’une vérité. Il reste que chacun voudrait bien voir ce qu’il entend. Car toute parole est, de soi, signe d’absence . Et le signe, en principe, est vide de ce qu’il signifie. Il semble que pour Madeleine, les deux contraires ont finalement coïncidé dans le même acte d’espérance et de foi.
L’annonce de la résurrection
La mission de Madeleine se résume dans l’annonce du matin de Pâques : “Va trouver mes frères et dis-leur”. Marie de Magdala, sans tarder, annonce aux disciples qu’elle a “vu le Seigneur”. Elle, la pécheresse, c’est-à-dire, essayons d’être clair, la femme de mauvaise vie, la prostituée. Le lexique grec a gardé le verbe korinthiazomai qui signifie, littéralement : “vivre à la corinthienne”. Nul doute à ce sujet. Madeleine, sans être à Corinthe, vivait en Palestine “à la corinthienne”. Pécheresse, elle réalise, à la lettre, l’audacieuse parole que Jésus avait jetée à la face des docteurs de la loi : “les prostituées vous précèderont dans le royaume des cieux”. Elle entre, par la grâce de ce qu’elle a vu et entendu, dans ce royaume interdit aux sages et aux savants et qui “n’est révélé qu’aux tout-petits”. La merveille de la Résurrection, analogue à une création à partir du rien, ne se révèle qu’à ces petits qui ne sont “rien selon le monde”, au plus bas de l’échelle mondaine des valeurs.
Tel est le renversement qui, dans l’Evangile, serait l’équivalent d’une fonction critique, et l’effective critique du sens commun.
On comprend que les disciples aient manifesté plus qu’une réticence devant l’annonce de Madeleine : pour eux une vision de bonne femme, de surcroît pécheresse au sens qu’on a dit.
Pierre, le plus vaillant d’entr’eux, ne peut être que sceptique, lui le solide réaliste,qui demeure obsédé comme ses frères par la crainte du fantôme. Madeleine, quant à elle, s’est levée de bon matin. “Le premier jour de la semaine, Marie de Magdala vient de bonne heure, quand il faisait encore nuit vers le tombeau… elle se met donc à courir et se rend auprès de Simon Pierre, et de l’autre disciple que Jésus aimait” (Jn. 20.1-3). Les autorités apostoliques ont plus de difficulté à se mouvoir. Elles se déplaceront plus tardivement comme il sied à la lenteur de leurs décisions. Mais quelle décision prendre, face à une béance qui se résout en un point d’interrogation ? “Pierre se levant courut au tombeau. Et, avançant la tête, il ne voit que les bandelettes” qui enveloppaient le défunt. “Et il retourna chez lui, s’étonnant de ce qui était arrivé”(Lc. 24, 12). Il avait de quoi s’étonner. Peut-être aura-t-il cru que l’étonnement est le premier moment du savoir. Il ne nous a point dit ce qu’il devait à l’annonce faite par Madeleine.
Histoire d’une Messe
Dans le missel romain édité sur ordre du pape Pie V en 1570, la fête de “Sainte Marie Madeleine pénitente” est fixée au 22 juillet. Le rite ordinaire s’accompagne, d’une particularité dont l’importance mérite réflexion.
À la fête liturgique des docteurs de l’Eglise, les rubriques prescrivent la récitation du Credo aussitôt après la lecture de l’Evangile. Or ce privilège, réservé aux docteurs, est accordé à Marie Madeleine. Certes, elle n’est point pour autant proclamée docteur de l’Eglise. Mais ce jour-là elle bénéficie d’une exception qui la rapproche des grands de l’Eglise tels Augustin ou Thomas d’Aquin, qui ont eu un rôle décisif dans l’intelligence et la proclamation de la foi. Madeleine quasi docteur de l’Eglise ! et cela en raison non d’une Somme de Théologie ou d’un De Trinitate de modèle augustinien, mais pour sa parole d’annonciation, cette parole qui affirme, et cela la première fois, l’évènement fondateur du christianisme : la résurrection de Jésus. Cette parole fondatrice justifie une analogie de proportionnalité entre les deux femmes dont j’essaie de prendre la mesure : Madeleine est à l’histoire du christianisme, ce qu’Hélène est à l’histoire de la Grèce. Mais revenons à l’exception qu’on vient de rappeler. Pour en saisir la portée, prenons conscience de ce qu’était l’essence de la femme selon l’Eglise officielle, en étroite liaison avec les “textes théologiques” de son “docteur commun” Thomas d’Aquin.
L’Aquinate suit de très près Aristote , particulièrement en son traité De generatione animalium. L’énoncé majeur dont tout le reste dépend n’est autre que la définition aristotélicienne bien connue : la femme est “un mâle manqué”(mal occasionatus en latin).
Si nécessaire soit-elle à la conservation de l’espèce selon “l’intention de la nature universelle”, elle n’est, en son rapport à l’intention particulière de “la nature humaine”, qu’un animal imparfait, dont la génération suppose, de la part du mâle, une diminution considérable de son pouvoir générateur. Dans l’acte générateur lui-même, où elle se présente “comme passive et sur le modèle de la matière”, elle ne fournit que la matière dont seul l’homme prescrit la forme. Enfin, dernier ajout, et non le moindre, à l’ensemble de ces traits descriptifs, elle a besoin de l’homme non seulement pour la génération mais “pour son propre gouvernement”[[Cf. Somme contre les Gentils, Livre III, c.123. Autres “détails” de la conception thomiste dans les textes relatifs à la “production de la femme selon la Bible” : Somme théologique q.99 a.1 et 2 ; IIa-IIae q.141 a.5 etc..
Ce tableau, d’un point de vue cosmologique, répond à un bon sens très partagé, qui flotte, depuis toujours, dans l’inconscient masculin d’hier et d’aujourd’hui, quels que soient les progrès d’ordre existentiel que nous devons aux débats sur le sujet.
Ce qui importe, c’est l’exception que représente Madeleine en sa condition de quasi-docteur d’Eglise. À l’encontre de la passivité des disciples, si timides et quasi-désespérés, Madeleine représente l’initiative qui fait des apôtres ce qu’ils sont devenus : des hommes enfin debout et qui s’éveillent[[Tel est le signifié des verbes grecs anistemi, egeiro qui, dans les lettres de St. Paul, disent la résurrection.. Les rôles prescrits par la coutume et par la cosmologie du temps sont littéralement inversés et renversés.
La matière, à laquelle est assimilé et assigné le féminin d’ordre humain, devient, en la personne de Madeleine, l’instance formatrice qui change radicalement les esprits et les cœurs pour les rendre capables de faire face à l’inouï de l’évènement pascal.
Ce renversement qui, par la médiation du quasi-doctorat, change le féminin de faiblesse et de soumission en un pouvoir viril de fondation et de formation, ne risque-t-il pas d’évacuer, en Madeleine, une féminité inaliénable qui est sa vraie nature et sa vraie force ? Au fond, en lui conférant, fût-ce en quasi, le bonnet des docteurs, l’Eglise ne l’aurait-elle pas desservie ?
Je comprends ces inquiétudes. N’atténuons pas l’originalité d’une attitude si contraire à l’opinion commune que l’Eglise partageait de son temps. Retenons l’enseignement de Madeleine ; un enseignement fondé, en sa pertinence réelle, sur le privilège d’une vision, inséparable elle-même de l’écoute d’une voix qui l’a appelée par son nom. Grâce à cette référence intuitive, Madeleine recouvre une identité communément appréciée dans la tradition chrétienne. Amante éperdue de Jésus, la femme qui a beaucoup aimé parce qu’il lui fut beaucoup pardonné peut entrer dans la légende que les peintres, au cours des siècles, n’ont cessé d’historier. Par cette légende, qui fait d’elle “l’initiatrice” du mouvement chrétien. Madeleine semble n’être plus très loin d’Hélène. L’analogie s’imposerait : Madeleine est à l’histoire du christianisme ce qu’est Hélène à l’histoire de la Grèce. Lointaine similitude qui requiert aussitôt le correctif de la plus grande dissemblance.
Hélène et le logos[[Sur le sujet, Cf. l’ouvrage de Barbara Cassin, Voir Hélène en toute femme, Paris, Institut d’édition Sanofi-Synthelabo, 2000. Les citations et références renvoient à ce texte fondamental.
Voir Hélène en toute femme. De prime abord, ce titre-programme, énoncé simple ou impératif, découragerait d’avance tout essai de comparaison. Madeleine ne serait plus qu’un moment ou qu’un épisode, secondaire et fort partial, de l'”éternel féminin”.
Pour bien comprendre l'”hypothèse” de départ, mais aussi la perception à priori ainsi proposées, je me permets de les entendre ainsi retrancrits en forme logique : toute femme est Hélène. Hélène n’est donc pas un sujet particulier, elle devient prédicat. Prédicat sous le lequel on peut subsumer toutes les figures qui, au cours des siècles ont pris le nom d’Hélène. Ou encore, on pourrait former la classe des x qui ont la propriété d’être hélène ; hélène sans majuscule, à peine différent d’hellène, les deux prédicats s’associant en rime de raison autant que de poésie. Rien n’interdit dès lors la proposition suivante qui me paraît bien formée “Madeleine est hélène”. “Hélène est comme la monnaie, l’équivalent général de toutes les femmes” (p. 146). Je me permets d’ajouter qu’il en est ainsi de l’être comme équivalent général, à l’instar de la monnaie, de tous les prédicats : on peut le substituer à tout prédicat, en maintenant, à chaque substitution, la vérité de la proposition. Madeleine serait donc un cas d’Hélène pris comme prédicat. Il est vrai toutefois que l’on parle parfois d’une femme comme “d’une madeleine”. Mais l’application est plus restreinte.
Madeleine est surtout un sujet qui parle, et solennellement, à la première personne : j’ai vu. La différence, sur ce point de la première personne, entre Hélène et Madeleine, c’est que celle-ci s’engage à fond au service de son Seigneur avec l’intensité d’une passion totale, puisque son “objet” s’identifie à l’absolu divin. On ne voit rien de tel dans l’Hélène grecque ou troyenne. Lors même d’une appellation en première personne, l’impression persiste que le je qui figure pourrait être aussi bien la troisième personne d’un “processus sans sujet”. Si bien que, d’une femme à l’autre, la différence se modèle sur celle des énoncés : Eimi d’un côté, esti de l’autre. Par contre, on voit par “Hélène” si on ne voit pas hélène. On peut la voir en rêve car le rêve a tous les droits. “Et c’est avec ce rêve, avec ce pressentiment en tête que Faust voit “Hélène” en toute femme”(p.166-167). Depuis Faust, les Allemands, et pas seulement les Allemands, se sont mis à rêver de la même manière. Certes, un prédicat n’est pas, de soi, un mode de voir. Mais c’est bien à partir d’une manière de voir “sous les espèces d’une personne” que s’est formé le prédicat. Les Grecs ont vu ainsi ; en et par Hélène, le déroulement de leur histoire.
Si l’on peut voir Madeleine en Hélène, on peut, inversement, voir Hélène en Madeleine. L’intersection qui les rapproche compose plusieurs traits. Le premier est le fait que, au XVIIe siècle, on parlait couramment de trois “magdeleines”, comme il y eut, par dédoublement, deux Hélènes, la troyenne et la grecque, l’asiatique et l’hellène. “Marie Madeleine en Hélène, c’est un fait de peintre. Le peintre a articulé le visage grec au corps chrétien” pour “signifier que le visage d’Hélène cherchait un corps habitable” avec de plus grands cheveux en particulier (p. 161).
Poursuivant l’enquête, grâce à un auteur du XVIIe siècle, aussi attentif aux Evangiles que Dom Charles de Saint Paul en son Tableau de la Magdeleine en parfaite amante de Jésus (citation p. 162), on est quelque peu surpris d’une découverte inespérée. Pour en comprendre le sens, je rappelle un détail qui risque peut-être d’échapper au lecteur. L’identification de Jésus au Serviteur souffrant d’Isaïe, lequel “n’avait plus figure humaine”, a suggéré l’idée que, loin d’être “le plus beau des fils de la femme”, le Sauveur des hommes ne s’imposait à nous que par son extrême laideur. A l’encontre d’une opinion aussi étrange, une tradition plus suivie exigeait pour l’humanité du Christ le superlatif de l’humaine beauté. Dom Charles en est si convaincu qu’il écrit : “Ce serait avec juste raison que l’on attribuerait à cette beauté incomparable l’image de la beauté qui fut faite autrefois par l’Antiquité païenne. Elle était représentée en la figure d’une jeune dame”(cité p. 163). Jésus en jeune dame : la tradition chrétienne n’avait point prévu cette conclusion. Je laisse aux théologiens le soin d’en développer la portée. En effet, “Madeleine en Hélène”, et “Jésus en Hélène”, cela donnerait beaucoup à penser et pas seulement aux théologiens. Notre bénédictin ne cesse d’en célébrer les conséquences en vue d’une juste appréciation des ardeurs de Madeleine aux pieds de Jésus ressuscité.
De Madeleine, il nous faut à nouveau procéder vers Hélène dont elle n’est, si je puis dire, qu’un cas, ou une flexion en son indice de prostituée. Bornons-nous à citer, une seconde fois, la mémorable béatitude prononcée par Jésus à l’adresse des “sages et des savants”, disons “les docteurs de la loi” : ces filles-là que vous méprisez, “elles vous précèderont dans le royaume des cieux”.
Ces renversements du plus bas dans le plus haut, de l’infime au plus grand, de l’indéterminé par défaut à l’indéterminé par excès dont l’Evangile nous donne un exemple, étaient familiers aux néo-platoniciens, lorsqu’ils disaient que la matière, au plus bas de l’échelle et comme principe de pure dispersion, “symbolise” avec le plus élevé : l’Un “au-delà de l’être et de l’essence”. Si l’on reste attentif à ces paradoxes, on ne s’étonnera point d’un autre renversement possible que Saint Thomas ne pouvait prévoir lorsqu’il assimilait le féminin, et la femme en particulier, à la matière d’Aristote, laquelle, du reste, trahit certaines affinités avec l’intellect en tant que celui-ci comme celle-là “n’a pas de nature, car, par la connaissance, il est en puissance à toutes les natures”.
On peut attendre de cette logique des renversements, l’élévation à la plus haute activité (energeia) de ce qui, jusqu’ici, s’avérait passif. Je prendrai,pour illustrer la chose, le problème de la jouissance chez l’un et l’autre sexes. Selon Thomas d’Aquin, dont j’admire le courage des conséquences, la plus intense jouissance est liée à l’acte générateur, parce que l’acte générateur, excède la particularité de l’individu en raison de son rapport à l’universel de l’espèce. Or, les plaisirs ainsi que les puissances opératives dont ils sont l’efflorescence, reçoivent leur spécificité de l’objet auquel ils sont ordonnés. Plus l’objet est étroit, moins grand est le plaisir. Inversement moins limité est l’objet et plus grande est la jouissance. Ordonné à l’universel, le plaisir sexuel sera donc le plus grand qui se puisse penser dans le champ du sensible. La jouissance féminine, quant à elle, est proportionnée à la matière qu’elle fournit dans l’acte générateur, elle ne peut donc être que minime, si bien que le “péché de la chair” reste pour elle au minimal du péché véniel. Il ne s’agit pour elle que d’un accompagnement supplétif et non d’un complément proprement dit qui intégrerait le tout de la jouissance dans l’acte générateur. Si Saint Thomas avait su ce que l’on sait aujourd’hui, la logique de ses propos accorderait à la femme la plénitude satisfaite qu’il réservait à son mari.
Persuadé que la jouissance sexuelle était à son maximum d’intensité au paradis terrestre, il ne pouvait que conclure à une déchéance ou à une faiblesse généralisée de la sexualité humaine après son exil de l’âge d’or et sous le signe, désormais, du péché originel.
Quelles que soient de Thomas d’Aquin les thèses ou les anticipations risquées que je lui prête, le problème qui se pose, en dernière instance, déborde de beaucoup ces conceptions. Ratage ou pas de la jouissance, l’essentiel est de bien comprendre ce dont il s’agit. Or de quoi s’agit-il après l’éblouissant traité du non-être de la jouissance féminine, si bien imité, à l’aide du syllogisme stoïcien, du Traité du non-être de Gorgias [[cf. In Aristotelis librum de Anima, lib. III, 428 a, lectio VII. ed. Pirotta, Turin,1936, par. 687. ? Le problème serait celui des attitudes respectives de l’homme et de la femme. La réponse serait, si j’ai bien compris, la suivante : “du côté mâle, le ratage et la jouissance sont liés à l’objet ; du côté femelle, ratage et jouissance sont liés à la parole” (p. 199). Cela veut dire très précisément que la jouissance masculine est jouissance de l’être et jouissance d’être ; c’est-à-dire, finalement, si tant est que toute philosophie est philosophie de l’être, la jouissance masculine, parce qu’elle est ontologique, est de l’ordre de la philosophie. A l’opposé, la jouissance féminine en tant que liée à la parole est essentiellement sophistique.
Or pour la sophistique, on s’en souvient, l’être n’est que l’effet, la trace, ou l’ombre, sinon l’eidôlon, de la parole. Nous avions cru, naïfs incorrigibles que nous sommes, qu’il s’agissait uniquement de l’éternel féminin. En réalité, nous sommes confrontés désormais, très loin des féminismes de revendication, et en finale comme tout au long de l’ouvrage, à la radicalité d’une même et fondamentale question : ou bien la philosophie et l’être qui est son objet, ou bien la sophistique et le logos dont l’être est le simple effet. S’agit-il d’un simple renversement du pour au contre, ou bien faut-il songer à un dépassement des opposés ?
Intermède sur la sophistique
Ce n’est pas la première fois que la question s’est posée, et a donné lieu à diverses solutions. Signalons les différentes manières dont s’est énoncée la primauté efficiente de la parole en son rapport à l’être.
– “Il dit : que la lumière soit et la lumière fut” (Gn.1,1 sv.).
– “Au commencement était le logos (…) et par lui tout a été fait” (Jn.1,1 sv.).
– “De l’être selon Aristote, il nous faut passer au Verbe selon Saint Jean ; or la Parole selon Saint Jean est créatrice, l’être-monde est son effet (Cf. Maître Eckhart, Commentaire de Saint Jean).
– L’être est la trace de l’Un et l’effet immédiat du Nous comme communauté des esprits (Plotin et le néoplatonisme).
– En climat d’idéalisme radical, l’être devient l’expression de l’esprit absolu.
– “Comment faire des choses avec des mots” ? Les sacrements causent en signifiant (significando causant) et signifient en causant (causando significant) (Théologie sacramentaire catholique).
Je me limite à ces quelques exemples. La spécificité de la sophistique, par rapport à ces précédents, consiste dans la primauté d’une parole humaine dont l’effet sur les divers sujets, qu’il s’agisse de médecine, d’analyse, voire de rêve et de politique, semble suffisamment avéré. Il conviendrait de se demander si, comme dans un certain bouddhisme de la “conscience-espace”, le monde, notre monde de choses et non seulement d’humains, est l’effet d’un rêve suscité par le désir.
On peut aussi s’interroger sur la nécessité, face à la radicalité des opposés, d’un dépassement de leur contrariété. On songerait alors à cette indifférence entre les extrêmes d’opposition, qui s’affirme dans le néoplatonisme de Damascius : l’âme humaine comme juste milieu des contraires se doit de penser cela même qu’elle transcende, qu’il s’agisse de l’Un et de sa négation, des autres de leur refus, du bien et du mal, du vrai et du faux, de l’être et du non-être. En Extrême-Orient, on observerait des positions similaires. Bien que je l’accorde et que je la partage en principe, j’estime que l’indifférence ne suffit pas et qu’elle doit être a son tour analysée, pour savoir si on la maintient comme le meilleur et si, pour ne pas rester en l’air, elle ne doit pas descendre de ses hauteurs, et prendre en considération une casuistique de l’action quotidienne[[Sur ces questions délicates, et la réponse que j’essaie de leur donner, je me permets de renvoyer à mon ouvrage L’Avenir du Christianisme, Paris, 1999, p.193-213..
S’agissant de la sophistique, et de la question posée par “l’éternel féminin”, c’est d’une ultime confrontation entre Hélène et Madeleine qu’il importe de nous préoccuper. Je reconnais sans réticence que, dans l’ouvrage de Barbara Cassin auquel je me réfère, Hélène a une épaisseur de durée et une densité d’histoire qui, manifestement, manquent à Madeleine. Ce n’est pas une raison d’éviter une dernière confrontation.
Hélène ou Madeleine ?
On songe aussitôt à la question : laquelle des deux ? La réponse à la question ainsi posée serait sans doute trop simple. Je ne crois guère possible d’oublier en Madeleine l’inévitable présence, dans notre culture et dans le christianisme lui-même, de l’Hélène des Grecs, et de ce qu’elle nous signifie. Mais la différence ne s’impose pas moins à notre réflexion.
De prime abord, Hélène est du côté de la sophistique, Madeleine serait du côté de l’ontologie. Pour la simple raison qu’en Madeleine le primat de l’objet est si évident qu’on le dirait écrasant. Quand elle s’écrie près du tombeau vide : “Ils m’ont pris mon Seigneur et je ne sais où ils l’ont mis”, il est difficile de ne pas comprendre.
Certes, Madeleine est aussi l’effet d’une voix qui l’a appelée par son nom, sans qu’elle en ait reconnu visuellement l’origine ; mais l’attrait décisif est moins cette parole que celui qui l’a prononcée. En ce sens, et parce qu’elle est du côté de l’objet, et donc de l’être en sa plénitude, elle est moins femme qu’homme, plus proche de la philosophie que de la sophistique s’il est vrai que l’homme s’affirme, et le philosophe avec lui, dans la plénitude charnelle de l’être et de l’objet. Hélène, nous le savons maintenant, est du côté du signifiant, de la Parole, au-delà ou en deçà d’un engluement dans la massivité d’une présence ontologique, la présence de celui qui dit : je suis, voire je suis celui qui suis, le présent, au double sens d’actualité et de don, de l’être à la première personne du singulier Si Madeleine peut dire à son tour je suis, c’est, en quelque sorte, comme image, plutôt que trace , d’un premier je suis. On ne saurait imaginer plus grande distance entre les deux femmes.
A cet égard, les deux dernières figurations qui, à la dernière page du livre de Barbara Cassin (p. 201), concluent la série picturale, suggèrent de bouleversantes pensées : à gauche une crucifixion ; à droite, Hélène contemple la crucifixion. On ne saurait imaginer plus drastique comparaison.
Dans la scène évangélique de la crucifixion Madeleine se tient auprès de la croix avec les autres “saintes femmes”. Elle est là, en son être-là, si proche de son Seigneur qu’elle ne fait qu’un avec lui. Présence et puissance de l’objet, primauté de l’être et de l’ontologie. Hélène contemple la crucifixion. Elle voit de haut et de loin, à distance, elle semble dire : “Ne me touche pas”. Elle ne saurait faire corps avec le corps. Impossible d’adhérer. Car le verbe en croix s’est fait chair ; et pour elle la parole, enfouie dans la chair, n’est plus la parole libérante. Distante, elle reste éternellement distante, comme la parole est distante de l’être qu’elle produit.
“La parole vous libérera”, dit l’Evangile. Héléne entend cette parole. Mais la parole, cette dernière parole sur la croix, est incorporée à l’être d’une chair. Elle n’est plus pour Hélène la parole libératrice. Pour Madeleine c’est parce que le logos s’est fait chair que la liberté est devenue un signifiant qui cause cela même qu’il signifie. Les deux femmes sont voisines, près de la croix. Elles s’éloignent l’une de l’autre, en silence et dans un sourire. Ni sans toi ni avec toi. La Croix sépare ce qu’en apparence elle devait unir.
A l’avant-dernière page du livre (p. 199), conclusion muette et inattendue, une dernière figure humaine apparaît, non plus peinture mais photographie. Son nom est Hélène. Il s’agit d’une autre Hélène “en chair en et en os”. Elle semble se pencher, avec un sourire réfléchissant, sur ces textes si bien pensés qu’elle n’aura pas eu l’occasion de lire. Que nous dit Hélène Cairoli[[Hélène Cairoli est la mère de Barbara Cassin (NDLR). ? Que nous dit ce sourire livré à une désespérante-désespérée-interprétation ?
Toute exégèse serait risquée. Il faut donc parier. Pour lever le voile, je lui prête un simple mot précédé d’un peut-être. Peut-être, y a-t-il autre chose ? Mais quoi ?
Sur le logos et sur l’être, sur l’amour et le semblant, sur la jouissance et la parole, ce qui fut dit et bien dit laisse entrevoir autre chose. Hélène, “hellène”, se résout-elle dans ce qu’on a pu dire d’elle ? Une dernière figure s’impose qui sera toujours l’avant-dernière : l’amour non plus comme simple phénomène humain ; mais l’amour comme il est chanté dans le Cantique des Cantiques de la Bible juive : un amour qui traverse l’univers, qui transit tous les êtres, et non seulement les humains, qui ne s’arrête nulle part, et qui expire, si l’on peut dire, dans les “essences parfumées du nard et du safran. Lève-toi aquilon, souffle sur mon jardin” [[Cantique 4, 16..