Liens

Humanitaire et pouvoir au Kosovo

Partagez —> /

Qu’il nous soit permis de saluer ici l’article de Mariella Pandolfi paru dans le n° 3 de Multitudes, et d’accueillir cette critique anthropologique de l’humanitaire comme une observation salutaire et d’une grande pertinence. Que nous dit Mariella Pandolfi ? Qu’elle a circulé parmi les réfugiés en Albanie, qu’elle les a accompagnés dans leur retour au Kosovo et qu’elle a observé ceux qui leur venaient en aide. Qu’a-t-elle vu? Un humanitaire coupé des réalités de la société dans laquelle il évolue et intégré dans la machine aliénante du pouvoir militaire occidental. Comment ne pas lui donner raison, au moins en partie, et comment nier cette réalité d’un humanitaire instrumentalisé, rallié au droit d’ingérence et à ses ambiguïtés, tout prêt à servir d’adjuvant moral à la politique occidentale ?

En effet, observons de plus près ce qui se passe aujourd’hui au Kosovo. Si une intervention massive était largement justifiée en juin 1999, lorsque des centaines de milliers de réfugiés rentraient dans une région dévastée, et qu’une aide extérieure s’avérait indispensable pour subvenir aux besoins élémentaires en soins, en nourriture et en abri d’une grande partie de la population, le tableau a sensiblement évolué aujourd’hui et la situation des Kosovars est comparable, voire préférable, à celle des habitants des pays environnants. Pas d’épidémies, pas de malnutrition, pas de besoins massifs mais des besoins sociaux persistants auxquels l’humanitaire peut difficilement répondre de manière adéquate. Pourtant des dizaines d’ONG sont encore financées par l’Union Européenne et la Banque Mondiale et ont reçu pour mission « d’accompagner le Kosovo dans le XXIe siècle… » [[Marc Franco, responsable de la Task Force Kosovo de l’Union Européenne, interviewé dans Focus Balkans, n°1, avril 2000, Bruxelles.
Or, dans le même temps, une violence sourde et continue s’exerce sur les minorités ethniques : victimes serbes et roms en territoire albanais, et victimes albanaises en territoire serbe. Cette violence est le fruit des carences de fonctionnement d’une gouvernance onusienne incapable d’assurer l’ordre public et la sécurité des personnes. En effet l’absence d’une force de police efficace et d’institution judiciaire garantit l’impunité aux assassins et aux malfaiteurs pourvu qu’ils sachent se faire raisonnablement discrets.
Cette violence insidieuse paraît certes moins grave que la terreur organisée par les milices serbes depuis 1998, portée à son paroxysme pendant les frappes, et qu’il ne s’agit pas ici de relativiser. Elle est néanmoins efficace et pousse aujourd’hui des milliers de Serbes, de Roms et d’Albanais à quitter leur zone d’habitat respectif pour chercher la sécurité ailleurs. La section belge de Médecins Sans Frontières a renoncé à travailler dans les zones de minorité ethnique en octobre 2000 suite aux violences répétées dont étaient victimes les habitants. Cette décision s’est accompagnée d’une dénonciation publique du sort de ces minorités abandonnées à leurs persécuteurs. Elle a été entendue mais n’a pas instillé de doute quant au bien-fondé d’une action humanitaire dans ce contexte où les bons sentiments font écran à une véritable purification ethnique. Tant il est vrai, comme le dit l’auteur, que « toute action humanitaire est légitimée par ses intentions. »
Des dizaines de milliers de Roms[[120 000 personnes, estimation fiable de l’Institute for War and Peace Reporting. ont ainsi fui la province suite au harcèlement meurtrier dont ils étaient victimes depuis juin 1999, et ce, dans le silence de l’écrasante majorité des organisations humanitaires présentes. N’est-ce pas là une conséquence de cette aliénation dont nous parle, à raison, Mariella Pandolfi ? Et si, comme nous le dit la célèbre formule de Hannah Arendt, « la pitié prise comme ressort de la politique s’est avérée posséder un potentiel de cruauté supérieur à la cruauté elle-même », tout le mérite de Mariella Pandolfi n’est-il pas de nous aider à comprendre, par son témoignage, comment se traduit dans la réalité des faits ce passage progressif des bonnes intentions à l’indifférence?

Cette critique pose en filigrane la question de savoir si la démarche humanitaire dans son essence se retrouve disqualifiée, ou si ce sont les modalités dans lesquelles elle s’exprime qui sont à remettre en question. En ce qui nous concerne, nous voulons croire que le projet humanitaire garde un sens et reste porteur d’espoir véritable tant qu’il respecte la nécessité d’une analyse critique et possède une capacité de remise en question. L’engagement à essayer de réduire la souffrance d’êtres humains en situation de crise est un exercice difficile, bien que peu l’admettent. Nous voyons qu’il pose parfois autant de problèmes que de solutions.
Si la morale de l’urgence amène parfois à négliger des considérations légitimes quant au respect nécessaire du tissu communautaire dans lequel elle s’inscrit, il serait insultant de penser que les acteurs humanitaires ne s’interrogent pas sur les dérives dont ils peuvent être à l’origine, et sur le fait que l’humanitaire soit devenu « partie intégrante de l’idéologie occidentale. » [[David Rief, Some Notes on the Relationship between Humanitarianism and State Power, non publié Mais même en dehors des contextes où l’humanitaire d’Etat n’intervient pas de manière aussi flagrante qu’au Kosovo, l’humanitaire indépendant a de plus en plus de mal à affirmer sa singularité et tend à se confondre avec les paramètres de la mondialisation en cours. Cette récupération de l’argument humanitaire par les décideurs politiques est bien résumée par Michael Hardt et Antonio Negri : « l’intervention morale est devenue une force d’avant-garde de l’intervention impériale. » [[In Empire, Exils, Paris, 2000. Traduction des auteurs d’après l’édition originale étasunienne, Cambridge, Harvard University Press (NDLR).

Cette situation place les acteurs humanitaires dans une position difficile. Il nous paraît toutefois impropre de rendre l’action humanitaire directement et systématiquement responsable de destructions du tissu social que, bien souvent, elle ne fait qu’accompagner, et de la réduire ainsi à ses effets pervers. Ainsi, la référence récurrente faite par l’auteur à des termes absolutistes aboutit à la notion d’un humanitaire entièrement responsable de l’occultation de l’espace politique et social propre aux contextes dans lesquels il intervient, que ce soit au Kosovo ou ailleurs. Ce blâme de l’humanitaire englobé dans l’impérialisme occidental demande à être examiné plus avant sur deux points.
Premièrement, attribuer une telle responsabilité à l’humanitaire reflète une surestimation de ses pouvoirs de transformation. Le rendre seul coupable des maux décrits, c’est lui attribuer une sorte de toute-puissance qui lui fait défaut. Dans la plupart de lieux où nous travaillons, l’espace politique et social propre est déchiré par une violence intrinsèque, la Sierra Leone en est un exemple frappant. L’illustration concrète de cette réalité est la fréquence avec laquelle l’aide humanitaire fait l’objet de tentatives d’instrumentalisation et de détournement par des pouvoirs locaux. Au Kosovo, la faculté de l’humanitaire de substituer ses propres enjeux à ceux de la société locale (comme la mise en place d’une institution judiciaire) est révélatrice de son instrumentalisation par les gouvernements occidentaux et témoigne plus de la faiblesse inhérente à l’accomplissement de la démarche humanitaire, que de la toute puissance évoquée. C’est peut-être cette faiblesse générale de l’humanitaire qui mérite d’être mise en avant et examinée.
Deuxièmement, tenir les acteurs humanitaires pour responsables de « l’érosion de la démocratie, de la participation collective et de la négociation politique » est une dévaluation condescendante de la capacité des acteurs locaux à discriminer les enjeux et à prendre leur destin en main. Une telle déresponsabilisation n’est pas compatible avec une conception empreinte de justice, et relève ainsi d’une sorte d’aliénation. Une critique du soi-disant agresseur monstrueux court toujours le risque de nier aux agressés, en les victimisant, toute capacité de contre-pouvoir potentiel ou réel. Au Kosovo, le résultat des élections a montré la volonté politique réelle d’électeurs conscients de leur poids et de leur force.
Mais la critique radicale menée par Mariella Pandolfi, si on veut bien ne pas la considérer comme une condamnation sans appel, pose une question essentielle à ceux qui portent aujourd’hui la démarche humanitaire et leur décrit le choix qui les attend : la dissolution de leurs actions dans la raison d’État occidentale sous le couvert de la générosité ou la capacité à se penser et à s’affirmer comme des acteurs indépendants.