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Identité et différence selon Etienne Balibar

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La publication par Étienne Balibar d’une nouvelle traduction du chapitre 27 du Livre II de l’Essai concernant l’entendement humain de Locke fut et demeure un événement philosophique[[John Locke, Identité et différence. L’ invention de la conscience. Présenté, traduit et commenté par Étienne Balibar. Seuil, Paris, 1998.. Il nous semble cependant que la valeur incontestable de cette publication dépasse largement l’interprétation et la cohérence que revendique son auteur, affirmant que « faisant de la conscience (consciousness) le critère de l’identité personnelle (identity of person), Locke a … été conduit à révolutionner la conception même de la subjectivité », et que « cette révolution théorique … est le moment décisif de l’invention de la conscience comme concept philosophique, dont Locke est le grand protagoniste ». (p.10-11) Nous pouvons en effet accorder à Locke une place importante dans l’élaboration du concept de conscience et il convient de saluer sa contribution, mais s’agit-il d’une « révolution » ? Il nous semble nécessaire de centrer l’événement que constitue cette publication sur d’autres aspects que l’auteur ne mentionne pas : en particulier, quel est le sens que prend ce travail, apparemment périphérique sur Locke, dans l’œuvre philosophique d’Étienne Balibar ?

Les enjeux de la traduction

Soulignons tout d’abord que cette traduction, assortie à son commentaire, prend place dans une série, dirigée par A. Badiou et B. Cassin, qui développe une perspective théorique particulièrement pertinente. L’édition bilingue et le glossaire terminal participent d’un parti pris théorique : la lecture d’un texte ne saurait s’achever dans « une » traduction, mais elle doit se continuer dans un va-et-vient entre la traduction et l’original, un « retraduire indéfini » qui structure historiquement nos problématiques philosophiques. Ce qui revient, en réalité et peut-être malgré les apparences, à renforcer la responsabilité philosophique du traducteur qui, tel le comédien, interprète un texte et réalise un travail philosophique à part entière, même s’il est de seconde main ; cette perspective est entièrement reprise par Étienne Balibar qui rappelle « le rôle que les problèmes de langue, le transport des questions spéculatives d’un idiome dans un autre, jouent dans l’invention théorique elle-même ». (p. 9) Par conséquent l’hommage à « l’expédient » de Pierre Coste (introduction 1), traducteur en 1700 de l’Essai, prend tout son sens : l’exploitation des hésitations évoquées par les notes du traducteur sur la traduction du terme de consciousness veut « contribuer à la reconnaissance philosophique de la traduction des philosophes : quiconque, depuis presque trois siècles, se réfère à la conscience, est tributaire de la décision prise par Pierre Coste, venant après celle de Locke ». (p. 17) Étienne Balibar ne se contente pas de saluer l’expression du travail philosophique des traducteurs, dans l’ombre des auteurs, il évoque en outre le principe singulier d’un métissage constructif des concepts à travers la transposition linguistique. En mettant au premier plan, dans la compréhension de Locke, sa traduction, il conduit, discrètement mais avec efficacité, un débat philosophique : s’il est convenu de dire que toute traduction est une interprétation (trahison ?), quelles en sont les conséquences pour Locke qui n’a guère bénéficié de l’intérêt des traducteurs et que nous sommes réduits à lire à travers le prisme de Coste ? Est-ce le sort des auteurs mineurs (quel est le sens philosophique de cette qualification souvent avancée concernant Locke ? ), ou bien de ceux qui sont subversifs et qui sont ainsi écartés de la discussion que provoque toute traduction ? Étienne Balibar apporte une réponse : il existe une conceptualisation chez Locke, confirmée par cette édition qui, dans le même geste, sort de l’ombre Locke, Pierre Coste et l’intérêt d’Étienne Balibar pour le chapitre 27 du Livre II.

Locke/Descartes

Intéressons-nous cependant à ce que l’auteur revendique comme essentiel: l’invention de la conscience, développée dans la deuxième partie de l’introduction. Cette discussion, plus universitaire, nous amène à relativiser le concept même d’invention, puisque l’auteur le met à l’épreuve de l’histoire de la philosophie et rappelle à la fois les racines du concept de conscience et ses ramifications dans la philosophie européenne : la mise en perspective des approches morale, métaphysique et psychologique de la conscience comme « reconnaissance » ou comme « méconnaissance » permet de souligner que la place dominante prise par Descartes dans toute réflexion sur la conscience est, pour une part, usurpée.

On comprend rapidement que cette partie de l’exposé est polémique à la fois sur le fond et la forme: Balibar met en examen deux principes qui semblent réguler depuis longtemps toute analyse philosophique de la conscience. En premier lieu, le caractère prétendument indépassable, philosophiquement et politiquement, de la souveraineté du sujet cartésien est vivement contesté. En outre, l’auteur met en doute très finement le prisme très convenu de la philosophie allemande à l’intérieur duquel il est habituel de penser les rapports entre Locke et Descartes. Nous ne pouvons que nous réjouir d’un tel renouvellement des bases de la discussion. Il faut rappeler en effet que pour les lecteurs du XVIIème siècle, Locke et Descartes ont, surtout et d’abord, un point commun et ouvrent « la voie des idées » par rapport à laquelle on peut apprécier a posteriori leur divergence. Or Locke est rarement présenté comme un interlocuteur à la hauteur de Descartes ; Locke n’est peut-être pas le premier, il est différent de Descartes, mais le grand mérite d’Étienne Balibar est de montrer qu’il est indispensable dans cette configuration.

Identité et différence

En réalité, la singularité et la puissance de l’approche d’Étienne Balibar doivent être recherchées au-delà de cette polémique et sur deux plans différents : dans les trois dernières parties de l’introduction qui analysent la conscience lockienne pour elle-même, dans sa pertinence interne et ses conséquences anthropologiques et juridiques ; et, en second lieu, pour les ressources qu’Étienne Balibar en saisit pour sa propre pensée.

Il faut bien le dire, ce n’est que si nous sortons de la comparaison Locke/Descartes que nous commençons à lire Locke. Geneviève Brykman[[Locke. Idées, langage et connaissance. Ellipses, 2001. salue de ce point de vue le travail d’Étienne Balibar car « jusqu’à une date récente, aucun ouvrage[[G. Brykman mentionne l’ouvrage de Marc Parmentier, Introduction à l’Essai concernant l’entendement humain de Locke, PUF, 1999., en France, n’étudiait l’Essai concernant l’entendement humain pour lui-même. Les choses sont heureusement en train de changer. D’une part, la publication par Étienne Balibar, d’une nouvelle traduction du chapitre 27 du Livre II de l’Essai : Identité et différence, accompagnée d’une étude lumineuse sur l’invention de la conscience par Locke, fait de ce chapitre un phare pour repenser les interprétations de la subjectivité, du cogito cartésien » (p. 8). Par conséquent, l’attitude philosophique qui consiste à sortir Locke du cartésianisme est suffisamment exceptionnelle pour être significative d’une pratique renouvelée et décentrée de la philosophie : pour reprendre la métaphore de Geneviève Brykman, l’éclairage (le phare) modifie la perspective critique; Locke par lui-même fait sens dans l’histoire de la philosophie, il permet d’établir des rapports, alors que nous avons coutume d’en faire l’objet d’un rapport médiocre, écho de pratiques philosophiques réputées autrement prestigieuses. Et c’est au fond ce dont Étienne Balibar se saisit pour alimenter sa propre réflexion. Car ce chapitre 27 du Livre II, « un Essai dans l’Essai » (p. 10) est délibérément élu : comment comprendre autrement le choix que l’auteur en fait et l’intérêt qu’il lui voue ?

Le vrai problème, en effet, est d’évaluer ce qui, derrière l’exposé universitaire, le conduit vers ce chapitre. Il semble bien que, malgré les apparences, il s’agisse d’une problématique politique, à la fois ancienne et tristement urgente : la question de l’identité à soi posée, non comme une tautologie, mais au cœur d’une problématique de la différenciation. Encore plus que celle de la responsabilité juridique, qui ne résout qu’un aspect du problème de l’identité, la question de la différence, inaugurant le rapport à soi mais aussi à l’altérité, qui met en jeu la mémoire, donc l’histoire personnelle et collective, est centrale chez Locke. Cette dimension historique du rapport à soi et aux autres est soulignée par Balibar : « la conscience est une identité à soi qui se maintient, ou mieux, qui se réitère au sein des différences : différence ou inégalité de la première réflexion, différenciation progressive de l’expérience et de l’esprit qui se forme par elle » (p. 82). Cette préoccupation politique est confirmée dans un article propédeutique de l’auteur[[Revue de Métaphysique et de Morale, « Identité et conscience de soi », Armand Colin, 1995, 4, p.455-6. : « les analyses proposées ici se situent à l’intersection de deux enquêtes. La première porterait sur ce qu’on peut appeler “l’invention européenne de la conscience” … L’autre porterait sur le développement, à l’orée de l’âge classique, d’une représentation de l’individu comme “propriétaire de lui-même” (dominium sui, esse sui juris, Property in one’s person ou self-ownership) dont MacPherson en des analyses célèbres, certes contestables mais toujours stimulantes, a fait la pierre d’angle d’un “individualisme possessif ” »
La problématique de la conscience chez Locke nous paraît effectivement être à la fois éclairée et réduite par le commentaire de MacPherson. Pour le premier, elle est à la fois l’opération par laquelle on se différencie de soi (quo sibi est conscius) et le résultat de cette opération qui nous fait différent. Mais la formulation lockienne ne peut être réduite à un processus d’appropriation à sens unique, dans la mesure où le rapport à soi engage nécessairement une part d’étrangeté (différenciation) qui détermine formellement notre face à face avec autrui.
En réalité donc, c’est ce concept de différence qui semble guider l’intérêt d’Étienne Balibar[[Droit de cité, PUF, 2002, p. 196, par exemple.. Ainsi quand il dénonce[[« Une philosophie politique de la différence anthropologique ». Question de Bruno Karsenti à Étienne Balibar, Multitudes 9, mai-juin 2002., dans la perspective de Foucault, la « violence normative », nous relevons l’actualisation de l’analyse lockienne qui affirme le caractère exclusivement nominal de toutes les discriminations théoriques (classification) ou anthropologiques, et la nécessité de les bousculer. En ce sens, il dénonce la violence normative dans les rapports sociaux qui « fonctionnent en posant des différences au sein de l’espèce – des différences réelles-imaginaires dans la vie elle-même, des différences de ” nature ” ou de ” valeur ” dans le vivant, dans les populations humaines – dont on est sans cesse conduit à reconnaître la contrainte et à dénoncer l’impossibilité ultime »(p. 68). Étienne Balibar nous avertit du danger de la naturalisation du tracé des différences anthropologiques dont toute différence, si mesquine soit-elle, est le prétexte. Ce passage par l’anthropologie élargit l’analyse marxiste des rapports sociaux, source d’une nouvelle expression – normative – de la violence.

L’actualité de Locke

Cette publication doit être saluée, non seulement parce qu’elle est porteuse d’une certaine forme de résistance philosophique, mais parce qu’elle permet de prendre connaissance de la dimension critique de la pensée de Locke[[François Matheron souligne à quel point le livre de J.F. Spitz, John Locke et les fondements de la liberté moderne, PUF, 2001, se propose « essentiellement d’en finir avec un certain nombre de lectures qui ont toutes en commun de faire de Locke un penseur un peu fade : historiquement important, mais conceptuellement assez faible ». Multitudes, op. cit., p. 166. qui semble au plus près de la modernité (Deleuze, Derrida, Foucault). La conscience lockienne ne s’approprie elle-même, grâce à la mémoire de son histoire, que dans un processus de désappropriation qui la conduit, ne serait-ce que dans la rencontre avec le sensible, hors d’elle-même. En réalité, le chapitre 27 du Livre II est un point de convergence : dans la configuration du Livre II, en effet, on relève la réitération de l’argument xénophile qu’on doit mettre en rapport avec la place que l’auteur accorde à la comparaison (chapitre 11) et à la relation (chapitres 25 à 28) dans l’organisation de la connaissance, articulée au principe d’évaluation divergente. Mais c’est au Livre III que la comparaison prend tout son sens : alors qu’au Livre II, elle semble ne déterminer que la révision permanente de toute forme de classification, le Livre III (chapitres 10 et 12) va plus loin, contre la scolastique, en introduisant une distinction entre comparer et discriminer ; c’est en révélant le mode de constitution des essences qui est purement nominal (to rank under a name) que Locke établit un lien entre l’analyse de la conscience, la connaissance que l’on peut en attendre, et le projet de construire une culture commune sur la ressemblance.
Rappelons, pour l’anecdote, la triste expérience de l’Abbé Malotru citée par Locke (III,6,26), qui fut déclaré « homme par provision » à la naissance à cause d’une différence physique probable. La méthode lockienne (qui a conduit, à partir d’une différenciation des informations sensorielles, au projet de construire une langue commune accessible aux sourds et muets, déclarés idiots en d’autres circonstances) soutient une éthique (et une politique) de la similitude[[G. Brykman, « Philosophie des ressemblances contre philosophie des universaux chez Locke », Revue de Métaphysique et de Morale, op. cit., p. 439-454. À travers la comparaison orientée par l’argument xénophile, la recherche des traits communs, révisable indéfiniment, domine sur la discrimination