Majeure 17. L'intermittence dans tous ses états

Ils ont une proposition à faire

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Interview réalisée par Antonella Corsani et Maurizio LazzaratoLoin de simplement refuser la réforme en cours, la coordination des intermittents et précaires propose un projet de réforme axé sur la réalité de la discontinuité de l’emploi. Il ne s’agit pas de revendiquer mélancoliquement la création d’hypothétiques ” vrais emplois “, mais d’exiger les moyens nécessaires à la pérennisation des pratiques de l’intermittence. Le modèle d’indemnisation-chômage proposé devrait permettre de pérenniser ces pratiques et garantir ainsi l’agencement de différentes temporalités comme condition pour pouvoir agir sur le sens et le contenu de l’activité , et cela par des formes de mutualisation attribuant des indemnités à ceux qui ont des revenus plusfaibles et sacrifiant ceux à plus haut revenu . Ce qui suppose la création d’un réel plafond d’indemnisation mais aussi l’introduction d’un plancher définit sur la base du SMIC . Reste à penser d’autres formes de financement qui rendraient justice à la production de richesse souvent non comptabilisée qu’induisent les activités del’intermittence.
Multitudes: Au-delà d’un simple « non » à la reforme proposée par le Medef, signée par quelques syndicats minoritaires de la profession et agrée par le gouvernement, votre lutte s’est portée sur le terrain des propositions. « Nous avons une proposition à vous faire », c’est avec ces termes que vous ouvrez un débat public sur les critères de « sécurisation » des conditions de travail et de vie des salariés à l’emploi discontinu, et cela à partir de la proposition de reforme élaborée au sein de la coordination. Quelle a été la démarche qui vous a amenés, en plus d’une critique articulée de l’impact de la réforme, à l’élaboration d’un autre modèle ?

Jérôme : Dès sa constitution, la coordination se voulait aussi une force de proposition. À cette époque, il y avait déjà un travail de réflexion qui avait été réalisé auparavant par le collectif PAP (Précaires Associes de Paris). Collectif qui s’était constitué au mois de décembre 2002 et qui avait organisé, pendant l’hiver et le printemps 2003, les premières actions contre le projet de réforme. Ses propositions posaient les bases politiques d’une réforme, mais elles étaient encore très incomplètes quant aux dispositifs, par rapport au travail accompli depuis par la coordination parisienne. Il y a eu dans un premier temps un travail très collectif mené à Olympe de Gouge, la salle occupée pendant l’été par la coordination. Quasiment une sorte d’auto-enquête qui, si elle n’a pas été formalisée comme telle, a de fait constitué la véritable base de connaissance et le fondement de la démarche. Chacun interrogeait ses pratiques, cette méthode nous a permis de comprendre les différentes réalités : du technicien, de l’artiste interprète, etc., et la relation à l’intermittence propre à chacune de ces figures.

Multitudes: On pourrait peut-être rapprocher cette démarche d’un processus d’ « apprendre ensemble », voir avec l’autre, sans prétendre voir à la place de l’autre, construire une connaissance objective par la mise en commun du savoir subjectif des pratiques de chacun.

Jérôme: Oui, c’est clair, on s’est mis à étudier ensemble. Chacun a amené sa petite pierre, chacun arrivait avec ses différentes pratiques, avec ses différentes réflexions et analyses. Certains arrivaient avec une vision plus politique, d’autres plus technique, d’autres encore avec une vision plus pragmatique. C’est donc une alchimie heureuse qui a produit les résultats auxquels on est parvenu. C’était un travail lent, un travail quotidien qui ne se passait pas dans un huis clos, mais en plein air. Un travail soumis à l’A.G. presque toutes les semaines. Il y avait régulièrement des réunions élargies d’information qui duraient des après-midi entiers pendant lesquels les résultats étaient soumis en permanence au débat collectif. Un processus qui a impliqué la participation de beaucoup de personnes. La commission revendications et propositions a été l’une des plus ouvertes.

Antoine: Ce qui a fédéré tout le monde, je crois, c’était le fait de vouloir réfléchir à un système « socialement juste » et qui ait pour vocation de pérenniser les pratiques ; la question des intérêts particuliers a toujours été au second plan. Nous partageons un même refus du protocole en ce qu’il agit sur le nombre d’allocataires comme variable d’ajustement, mais aussi la conviction qu’un certain nombre de pratiques, de rapports au travail en résultent extrêmement fragilisés. Un tas d’activités sont mises en danger. Quand on dit que la liberté d’expression repose sur les droits collectifs c’est de ça qu’on parle : on parle de la possibilité de maintenir des pratiques de travail grâce à un système de protection sociale qui est un système de droits collectifs, et cette question là a toujours été au premier plan. Je crois que la mobilisation contre la réforme des annexes 8 et 10 repose aussi sur le danger qu’elle représente à cet égard.

Jérôme: C’est quand même la première fois qu’il y a des gens qui proclament haut et fort la nécessité de pérenniser un régime d’assurance chômage pour les salariés à l’emploi discontinu; c’est la première fois qu’un mouvement d’intermittents exige une réforme qui pérennise les pratiques intermittentes. C’est assez jouissif aussi pour tous ceux qui vivent la discontinuité de l’emploi depuis vingt ans dans d’autres secteurs. Ce n’était pas dans l’esprit et dans la logique des syndicats de travailler à une forme de garantie de la discontinuité comme condition même pour chacun de se réapproprier la mobilité au lieu de la subir. « Il faut se battre pour de vrais emplois le reste on verra après », disent les syndicats !

Antoine: Ce qui est singulier dans notre démarche c’est qu’elle se situe sur ce terrain social mais à partir de l’expression propre à chacun : « voilà de quoi j’ai besoin pour pouvoir continuer à travailler comme je pense que je dois et peux travailler », plutôt qu’à partir des revendications « classiques », telles, par exemple, la défense d’avantages acquis ou la revendication d’augmentations salariales. C’est la question du contenu du travail qui est en jeu. On a besoin d’une certaine liberté pour continuer à agir sur ces contenus. Cette préoccupation nous amène à formuler des besoins particuliers.

Multitudes: De par ce déplacement de l’objet et de la démarche dans la définition des revendications, votre lutte s’éloignerait ainsi des luttes salariales classiques.

Jérôme : Exactement, cela est encore plus évident si l’on considère que pour certains intermittents engagés dans le travail au sein de la commission revendications et propositions, notre proposition de réforme comporterait une baisse de leur revenu ! C’est quand même assez rare de voir revendiquer une baisse de revenu pour soi au profit d’une mutualisation et de droits collectifs pour tous.

Antoine : Cela se comprend mieux en tenant compte du fait que la question de la diversité des pratiques de travail est centrale pour beaucoup d’intermittents : la diversité est nécessaire à la pertinence même du travail, c’est aussi se préserver la possibilité de travailler autrement.

Multitudes : Si j’essaye de résumer, votre lutte se déplace sur le terrain de la pérennisation des pratiques : les rendre moins fragiles, garder l’autonomie de ces pratiques. En quelque sorte, on pourrait avancer que votre lutte se déplace aussi sur le sens et le contenu du travail.

Antoine : Le contenu, le sens du travail est quelque chose de très subjectif et mouvant. Le sens qu’on donne à son travail évolue. Un régime de l’intermittence devrait justement permettre le mouvement : en termes de mobilité stricte, c’est à dire la possibilité de passer d’un emploi à l’autre, mais aussi le mouvement dans le sens que l’on donne à ce qu’on fait.
Je voudrais ajouter que dans notre expérience le mot « pratiques » prend deux significations : une première, « pratiques d’emploi », c’est-à-dire je constate que mes périodes en emploi sont irrégulières autant que mes rémunérations. Une deuxième signification, « pratiques de travail ». Ici, ce qui est en jeu ce sont le sens et le contenu du travail, au cœur des questions que l’on vient d’évoquer.

Jérôme: La question des pratiques est essentielle. Cette démarche nous a permis de ne pas nous laisser enfermer dans des discours idéologiques – cela n’amoindrit pas, au contraire, les contenus politiques sur lesquels repose le nouveau modèle. Rester très proche des pratiques et négocier en permanence avec la réalité. Le nouveau modèle constitue aussi un outil permettant aux salariés de garder la capacité de négocier avec les employeurs : il porte en soi cette possibilité de pérenniser le mouvement dans l’activité.

Antoine : Avec l’employeur on ne négocie pas que le salaire, il y a bien des éléments qui rentrent dans la négociation, notamment la durée du travail. Par exemple, durant les tournées il peut y avoir des trous temporels : est qu’on va faire un contrat qui s’arrête au début de ce trou et un autre contrat qui reprend après ? Il est alors clair que notre revendication est dans la proposition d’un régime d’assurance sociale qui soit adapté à cette discontinuité, de façon qu’elle ne soit pas synonyme de précarité, voire de pauvreté. Le rapport de force entre le salarié et l’employeur, ça aussi c’est central ! Il s’agit alors de créer les possibilités d’agir à l’intérieur de ce rapport dans un contexte de discontinuité de l’emploi, c’est-à-dire en garantissant des droits sociaux par rapport à cette discontinuité et en sachant que chaque salarié se trouve généralement à négocier de manière individuelle.

Multitudes : Dans vos activités il y a différents types de temporalités qui s’agencent : temporalité de création, temps de reproduction matérielle et spirituelle, temps des relations avec les publics, temps de l’emploi….

Antoine : Je crois que cette question là se décline dans pleins de cas, et le rapport entre ce qui est visible, c’est-à-dire ce qui relève de la période d’emploi dans le travail, et ce qui est invisible, donc en dehors de l’emploi, c’est un rapport qui est singulier pour chacun. D’une façon ou d’une autre il faut en tenir compte. Il ne s’agit pas seulement de dire qu’il y a toujours un volume d’activité très important hors emploi et que cet écart est très variable, il faut garantir la possibilité de préserver cet écart, ce temps hors emploi.

Multitudes : Comment le modèle d’indemnisation-chômage que vous avez élaboré répond-il à cet ensemble d’exigences ? Comment vos préoccupations se traduisent-elles dans les lignes directrices de ce modèle ?

Antoine : Le modèle est strictement adapté à nos pratiques d’emploi, et même plus que ça : il est fondé sur nos pratiques. Deux critères majeurs expriment la spécificité de ces pratiques : la discontinuité des périodes d’emploi et la variabilité du niveau de rémunération. On ne sait pas quand on sera embauché, on ne connaît pas quelle sera la durée du contrat, ni combien on sera payé. Le premier principe consiste à assumer cette incertitude en préservant des critères de justice du système d’indemnisation.
Suivant l’ancien régime – et encore plus avec sa réforme – il existait des marges d’arbitrage très larges, notamment dans le mode de déclaration du temps de l’emploi : il était extrêmement avantageux de grouper ses cachets, c’est-à-dire de déclarer une fois 300 euros, plutôt que trois fois 100 euros ou 6 fois 50. En revanche, nous proposons un système de péréquation des revenus entre ceux qui déclarent peu de cachets et ceux qui en déclarent beaucoup.
Le deuxième point très important consiste dans le système de régulation associé à celui d’indemnisation : la question est alors celle des conditions de revenu permettant le droit à des indemnités. Cette préoccupation répond à ce double impératif que constituent la contrainte financière et le principe de justice sociale. En d’autres termes, c’est la question de l’arbitrage entre le revenu de complément et le revenu de remplacement. Quelle est la vocation même de d’un système d’indemnisation du chômage d’emplois discontinus ? Est-ce que ce système à pour vocation de permettre une continuité de pratiques de travail ou bien sa vocation est t-elle de fournir sans discernement des revenus de confort ou de complément ?
Notre réponse à ces questions : il doit avoir vocation à pérenniser des pratiques. En suivant la logique de ce raisonnement, il s’agit de poser alors une autre question fondamentale : quel est le revenu représentatif d’un salarié qui alterne structurellement des périodes en emploi et des périodes de chômage ? C’est le cumul sur l’année des salaires et des indemnités. Sur cette base on définit un plafond. Pour ce qui est des modalités techniques de définition des critères de plafonnement, il y a encore des ajustements à faire, mais le principe est là : on met en place, dans la structure même du modèle, l’annualité des droits et la date anniversaire. Le calcul des droits sur 12 mois, la réintégration du principe de la date anniversaire fixe, conjugués au plafonnement, constituent les critères permettant une véritable mutualisation. La mutualisation signifie sortir de la logique assurancielle stricte, qui consiste à retenir un critère de proportionnalité directe entre cotisation et indemnisation : plus tu cotises, plus tu touches. Il faut bien souligner que l’on ne sort pas complètement de la logique assurancielle : le système maintient des critères d’accès, et l’indemnité journalière reste proportionnelle au salaire et au nombre d’heures effectuées. Un critère de proportionnalité est toujours maintenu ; néanmoins, à partir d’un certain niveau de revenu, on considère qu’il est possible de mutualiser, en attribuant des indemnités à ceux qui ont des revenus plus faibles et en sacrifiant ceux à plus haut revenu.

Jérôme : En même temps, toujours suivant ce principe de mutualisation, on introduit une indemnité plancher au niveau du Smic. On considère ce niveau comme un seuil minimal au-dessous duquel on ne peut pas descendre.

Antoine : Nous avons sérieusement pensé la nécessité de créer un réel plancher d’indemnisation. Suivant le système précédent, il y avait des trous, notamment pour les gens qui entraient dans le système. Il était possible de se retrouver avec des taux d’indemnisation extrêmement faibles ; la question de la création d’un plancher réel était urgente.

Multitudes : Votre proposition de plafonnement a soulevé des critiques provenant de différents horizons politiques et syndicaux. Quels sont d’après vous les véritables raisons qui justifient les arguments contradictoires sur le plafond ?

Antoine : Il y a deux types de problèmes, l’un d’ordre technique, l’autre politique.
Le problème technique est lié au mode de calcul du revenu représentatif annuel, somme des salaires et des indemnités perçues. En calculant le plafond sur ces bases, on introduit une indifférenciation entre les sources de revenu (salaire ou indemnités). De la sorte, il n’y a pas de valorisation du salaire en tant que tel, mais des énormes problèmes de lissage apparaissent.
C’est un vrai problème en terme de négociations salariales vis-à-vis des employeurs. C’est un problème qu’on doit résoudre afin de rester dans une certaine logique assurancielle sans glisser vers quelque chose qui s’apparenterait à un revenu garanti et qui aurait peu de chances de trouver un écho favorable au niveau syndical. Il nous faut maintenant résoudre ce problème sur un plan technique : introduire la revalorisation du salaire dans le calcul du revenu cumulé de l’année.
L’autre problème, disons politique, relève d’une opposition de principe à l’idée d’un plafond, mais c’est une position largement minoritaire.
Il reste à négocier la question de la hauteur du plafond…

Multitudes : Tout en réaffirmant les raisons justifiant sa signature du protocole de réforme, la CFDT considère aujourd’hui que la question de l’assurance chômage est la conséquence logique de l’absence de financement de la politique culturelle. Elle propose alors la création d’une caisse complémentaire ayant vocation à compléter l’assurance chômage des intermittents, mais alimentée par des ressources distinctes de celles de l’Unedic. Pourquoi vous êtes-vous immédiatement opposés à cette proposition ?

Jérôme : Une première raison tient au fait que l’intermittence relève d’une pratique d’emploi ; en ce sens, elle ne se pose pas, dans la perspective qui est la notre, comme problème sectoriel, mais comme question qui résiste à la logique de cloisonnement et d’enfermement du champ d’application. Deuxièmement, nous tenons à réaffirmer la solidarité interprofessionnelle comme fondement. La logique des caisses sectorielles est celle de l’organisation de la rareté : sur la base d’un champ trop restreint, il est difficile de redistribuer. Il est vital de redistribuer sur la base d’une enveloppe la plus large possible, c’est-à-dire à l’intérieur de la solidarité interprofessionnelle.

Antoine : Ce que dit Jérôme est très important. On peut sérieusement douter du fonctionnement d’une caisse complémentaire. Le risque qu’elle comporte est lié à la réduction de l’assiette : réduire l’assiette, c’est étouffer complètement le système. Il y a un autre argument en réponse à Chéréque. D’après la CFDT, la question du financement de l’assurance chômage des intermittents devrait être replacée dans son véritable contexte, qui serait celui des politiques culturelles : c’est un mensonge !
Le coût de cette assurance chômage est fonction du fait qu’elle finance la discontinuité de l’emploi. Ce n’est pas parce que ce sont des emplois culturels, c’est parce que ce sont des emplois discontinus que son coût est si élevé. Il se trouve que le mode d’emploi le plus répandu dans les secteurs culturels, c’est l’emploi discontinu, mais l’emploi discontinu concerne bien d’autres secteurs d’activité. L’annexe 4, concernant les intérimaires, est excessivement déficitaire aussi. Il y a bien un problème structurel de financement de l’Unedic lié à la discontinuité de l’emploi / flexibilité de l’emploi. C’est sur ce terrain là qu’il faut répondre. Une caisse complémentaire dédiée au secteur artistique et culturel est une solution qui fuit les vraies questions : des modes de financement de l’UNEDIC qui tiendraient compte de la nécessité de protéger socialement les salariés à l’emploi discontinu. C’est un problème qui dépasse largement les frontières sectorielles.

Multitudes : Le système Unedic est fondé sur les cotisations sociales ; en même temps que vous défendez l’idée de repenser l’Unedic dans un contexte de discontinuité des emplois comme norme, vous envisagez la possibilité de rechercher d’autres sources de financement. Pourquoi considérez-vous comme nécessaire de sortir de la seule logique de la cotisation ?

Antoine : La flexibilité de l’emploi contribue fortement à la production de richesse dans tous les secteurs où les employeurs ont recours à cette flexibilité. Mais flexibilité de l’emploi signifie diminution du volume de l’emploi, donc diminution des cotisations. C’est-à-dire qu’il y a un double phénomène : augmentation de la richesse et baisse du volume d’emploi. Donc, il nous paraît nécessaire d’aller capter cette richesse ailleurs que dans la cotisation pour financer une protection sociale liée à cette flexibilité.
La production de richesse ne repose plus strictement sur le nombre de salariés dans l’entreprise. On ne peut pas calculer la richesse et la puissance d’une entreprise seulement sur la base de ses emplois. Les modes de production de la richesse ont évolué, les modes de redistribution et de protection sociale doivent évoluer aussi.