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Insurgence de l’intelligence

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Depuis un an et demi le gouvernement Raffarin a accumulé une liste impressionnante de mesures répressives : des lois Sarkozy interdisant les rassemblements dans les cages d’escalier des grands ensembles à la loi Fontaine mettant sous tutelle les sites web, de l’exclusion d’un tiers des intermittents du spectacle à la radiation de 250 000 chômeurs, des coupes des crédits de recherche transformant des emplois à vie dans la recherche en contrat à durée déterminée à la diminution de 20 à 30 % du montant des futurs retraites.

Politique anti-sociale de droite, classique dira-t-on ! Mais, lorsqu’au début du mois de février, excédée par cette politique, la rédaction du magazine culturel Les Inrockuptibles, lança un appel, elle l’intitula contre la guerre à l’intelligence. En deux semaines, ce texte recueillit 70 000 signatures. Extraits :« i Tous (les) secteurs du savoir, de la recherche de la pensée , du lien social, producteur de connaissances et de débat public font aujourd’hui l’objet d’attaques massives révélatrices d’un nouvel anti-intellectualisme d’Etat (…) (Nous assistons à la mise en place) «d’une politique d’appauvrissement et de précarisation de tous les espaces considérés comme improductifs à court terme, inutiles ou dissidents, de tout le travail invisible de l’intelligence, de tous ces lieux où la société se pense, se rêve, s’invente, se soigne, se juge, se répare.» Et plus loin : « Loin de constituer un mouvement d’humeur corporatiste, ce sursaut des professions intellectuelles concerne l’ensemble de la société. D’abord, parce que la production et la diffusion de la connaissance nous est aussi indispensable que l’air que nous respirons. Ensuite, parce qu’ au-delà de nos métiers, de nos savoirs de nos pratiques, c’est au lien social que l’on s’en prend, reléguant davantage encore dans les marges, les chômeurs les précaires et les pauvres.»

On a dit que 1995 (le rejet de la première tentative de mise au pas de l’Etat providence en France) avait marqué le réveil de la contestation du néo-libéralisme sur le plan intérieur, Seattle traduisant lui, le refus de la mondialisation financière. Au deuxième Forum Social Mondial de Porto Alegre, la génération Seattle a dépassé le refus de la mondialisation pour devenir la force constituante d’une autre mondialisation. Ce qui se passe en Europe avec la contestation des étudiants, des enseignants, des éducateurs, des professions de la santé, des intermittents, des chercheurs permet de mieux délimiter deux choses : de quoi le capitalisme est réellement fait (le néo-libéralisme n’est que le paravent derrière lequel il se change) et à quel sujet social il a partie liée.

Le surgissement de ce continuum de mouvements apparaît dans la dans le décloisonnement qui conduit les intermittents du spectacle à se reconnaître dans les précaires, dans les chercheurs du Collectif Sauvons la recherche, dans les thésards sans emploi. Ne pensons pas qu’il tombe du ciel.(ici renvoi eventuel au texte) Il faudrait parler du mouvement des sans-papiers (le degré ultime de la précarisation institutionnelle) en France en 1997, du mouvement des chômeurs de 1998, du travail des ONG qui se battent quotidiennement contre les politiques sécuritaires qui mettent à mal les patients filets de protection qu’elles avaient tissés contre le sida, contre la dégradation sanitaire de la population la plus précaire.

Des sujets sociaux sont en train d’éprouver leur consistance collective, en même temps que leur existence tout court. En ce sens il s’agit d’un laboratoire qui dément toutes les prévisions de fin de l’inventivité des antagonismes sociaux.

Pourquoi ces sujets sociaux émergent-ils ? Parce qu’ils sont au capitalisme qui est en train de remodeler complètement la face de la planète, les vieilles nations Etat, ce que fut la classe ouvrière de Manchester au capitalisme industriel, ou les esclaves des plantations d’outre-atlantique au capitalisme mercantiliste, l’indispensable partenaire et en même temps le seul véritable adversaire non subalterne. Les travailleurs de la connaissance, désormais organisés dans le réseau numérique font craquer le vieux système du capitalisme. Le capital des machines et la forme salariale classique ne suffissent plus à les contrôler. La financiarisation néo-libérale avait contourné les forteresses ouvrières. Dans le capitalisme cognitif, si le cognitariat ne se présente plus en classe sociale compacte, il est à la fois inévitable (on ne peut pas le délocaliser dans des entreprises sans usines) et une menace constante pour l’autorité. Il découvre en effet son importance au cœur du système : à la fois parce qu’il est le lieu géométrique de l’innovation en tant que travail vivant irréductible à la connaissance codifiée ; mais aussi parce que la force coopérative des cerveaux en réseau assisté par l’outil décentralisé du numérique, qui devient la forme même du lien social et de la politique, s’avèrent les seules garanties de la productivité. La valeur de la hiérarchie et la dictature de la norme marchande lui paraissent bien plus insupportables qu’à l’employé ou à l’ouvrier classique du capitalisme industriel. Le collectif n’est plus antinomique de l’individuel, l’innovation plus l’apanage de l’entreprise et du marché. Les modèles académique artistique ou poétique sont désormais à l’œuvre au cœur même des mécanismes de production de valeur (à travers la formation de l’opinion commune, de l’accord entre agents sur les anticipations).
Le cognitariat est le double du capitalisme cognitif. Partout où ce dernier entend se développer, il l’exploite sans vergogne comme un filon aurifère. Mais en même temps,ce faisant il s’expose à l’incroyable liberté virtuelle du travail vivant. Le véritable actif des entreprises, ce ne sont pas les logiciels propriétaires ni les brevets, ce sont les doctorants, les ingénieurs, la société développée complexe qui prolifère, l’intellectualité diffuse qui invente de nouveaux produits parce qu’elle invente d’autres besoins, d’autres émotions.
Le capitalisme a un besoin croissant de la production cérébrale de connaissance au moyen de connaissances ou d’affects. Mais cette absorption ne va pas de soi pour trois raisons : 1) le plein déploiement de la force inventive des cerveaux au moyen des nouvelles technologies de l’information et de la communication mine le salariat. Comment expliquer à un doctorant, aux chercheurs d’une équipe, à un développeur de logiciel que les connaissances qu’ils produisent ne sont pas à eux, mais à l’entreprise, que comme salariés, ils ont renoncé à tout droit de suite sur leur œuvre, leur invention, leur création : droit de suite soit pour en retirer un revenu garanti ou pour les mettre à la disposition de la collectivité ? Comment simultanément en appeler à la productivité, à l’inventivité, à l’initiative et en même temps se reposer sur la vieille théorie de l’incitation par le marché quand les chercheurs cherchent par jeu, par goût de la résolution du complexe, par souci éthique du sort de la planète et de ses habitants ?
2) Les biens connaissances qui sont incorporés de plus en plus dans les secteurs vitaux du nouveau capitalisme cognitif (les biotechnologies, les nanotechnologies, l’informatique, la maîtrise d’écosystèmes) présentent de plus en plus les caractéristiques des biens publics. Leur ré-encodage dans le système marchand paraît de moins en moins légitime d’autant que les nouvelles technologies rendent la mise en œuvre des droits de la propriété intellectuelle existante et son extension au vivant, de moins en moins évidentes. Ce sont précisément les générations du numérique et les secteurs du travail intellectuel qui s’opposent le plus fermement aux nouvelles clôtures et à la marchandisation des connaissances.
3) Actuellement, le travail intellectuel et la production du lien social s’avèrent très rentables parce qu’ils fournissent aux entreprises des externalités positives, d’énorme quantité de travail gratuit. Les systèmes de garantie du revenu quel que soit le statut (étudiant, stagiaire, post-doctorant, travailleur précaire, chômeur), ou la durée de travail (mesuré selon les vieux critères du travail industriel), nécessitent une progression du welfare à la fois qualitatif, mais aussi quantitatif (en sortant les universités de l’état de tiersmondisation avancée) et pas du tout son repli sur un Etat Providence croupion accompagné d’une rhétorique libérale de l’appel à un secteur privé qui brille (particulièrement en France) par son absence.
Pour devenir vraiment cognitif, le capitalisme européen doit orienter ses investissements (secteur public et secteur privé confondus) vers les secteurs de la connaissance. Le moyen le plus efficace pour orienter les capitaux à s’y investir n’est pas l’extension des brevets aux connaissances fondamentales (ce qui n’a pour effet que de bloquer l’invention en fabriquant des monopoles de type Microsoft) mais d’évaluer la valeur des externalités positives en les faisant payer au secteur marchand par l’impôt ou en les intégrant directement. Dans les deux cas, cela implique une révision drastique du partage salaire/profit, la reconnaissance du nouveau travail productif hors de l’entreprise et de la journée de travail industrielle et salariée. Tout indique que cette révision ne pourra se faire sans une modification radicale des rentes existantes dans le vieux secteur industriel et commercial d’une part et sans l’invention d’un nouveau système d’impôt qui corresponde aux formes nouvelles de la richesse immatérielle. Le troisième capitalisme de régime cognitif n’arrive pas à se mettre en place parce que ses profits sont mesurés des deux côtés : par la rente du capitalisme industriel menacé par le réseau et le numérique et qui comme la rente foncière au temps de Ricardo, se défend pas mal merci, il n’y a qu’à lire les interventions réactionnaires du Medef français ; par l’absence de compromis stable avec le cognitariat social.
C’est sur ce dernier point qu’il vaut la peine de revenir un peu.

La réaction du gouvernement français à cette insurgence pour la paix, la coopération sociale et pour l’intelligence, a été significative.Le député UMP, R. Donnedieu de Vabres n’y a pas été par quatre chemins. Percevant les ravages électoraux que provoquera tôt ou tard cette mobilisation, il a stigmatisé un poujadisme intellectuel : « Il faut que ceux qui ont signé de bonne foi ce pamphlet s’en rendent compte : il fait fond sur le même humus qu’a su exploiter le Front national ». D’autres ont essayé d’isoler les « intellectuels » comme une élite et de rejouer la vieille opposition du peuple d’en bas face au peuple d’en haut. Vous n’avez pas le monopole de l’intelligence a affirmé crânement M. Raffarin cherchant des soutiens d’intellectuels de renom qui se sont presque tous fait porter pâles. Notre bon poitevin a eu ce mot sublime : « mais il y a l’intelligence des mains » essayant de jouer les petits commerçant, les petits patrons de PME contre les chercheurs. Un autre Ministre Patrick Devedjan a ajouté : « Les intellectuels chez nous ont l’habitude de signer des pétitions, alors qu’aux Etats-Unis ils ont des prix Nobel » et le Ministre de l’éducation Nationale s’est illustré en déclarant : « Il n’y a rien de moins intelligent que de signer une pétition via internet » alors que cette année le nombre de ménages qui se connectent en ligne est passé d’un bond à 40 % et que le haut débit est devenu majoritaire chez les connectés.
Et comme le gouvernement vient d’attribuer un milliard d’euros aux buralistes pour les dédommager de la baisse de leur chiffre d’affaire sur la vente des cigarettes et d’honorer la promesse électorale de J. Chirac de faire baisser la TVA des restaurateurs à 5 %, ce qui coûtera quelques milliards d’euros de plus, les chercheurs, les intermittents, les chômeurs radiés et quelques personnalités scientifiques en ont déduit logiquement que la politique économique de la France du gouvernement se faisait carrément dans l’arrière boutique des petits commerçants.

Comme disait l’un des animateurs du Collectif Sauvons la Recherche ; « le gouvernement s’en remet aux restaurateurs et aux buralistes pour la croissance économique ». Et comme pour enfoncer le clou, le Commissaire européen à la recherche,¨Philippe Busquin déclarait très tranquillement dans le Monde du 19 mars : « le mouvement français est à l’avant-garde de ce que l’on peut faire en Europe » soulignant que le gouvernement français tournait le dos à l’engagement pris de consacrer 3 % du budget national à la recherche. Ce dernier en fut réduit piteusement à protester contre «l’ingérence »

Les déclarations d’indépendance, les sécessions commencent par des « insurgences ». L’Angleterre qui a connu une fronde de la moitié parti travailliste au Parlement britannique contre l’élévation des droits d’inscription dans les Universités publiques s’intéresse prodigieusement au mouvement qui a commencé cet automne dans la recherche française. André Gorz évoquait dans son dernier livre, L’immatériel, la « dissidence du numérique». Nous y sommes. Dans l’économie reposant sur la connaissance, la base se met à faire défaut.

Une dernière remarque, pour finir. Lorsqu’émergea dans l’Angleterre manchestérienne le prolétariat de la grande fabrique, une force alors minoritaire (la plus grande partie des travailleurs dépendants étaient alors des domestiques ou des aides agricoles), la mesure du temps de travail agraire (du lever au coucher du soleil) fut complètement tournée, comme les quelques règles élémentaires qui protégeaient les enfants, les femmes. On sait ce qu’il advint. Marx l’a raconté dans le livre I du Capital. Il y eut une lutte presque immédiate sur la journée de travail normale. On a imputé à la rapacité des capitalistes individuels cette course effrénée à la plus value absolue. Ce n’était qu’une partie de la vérité : la plus value rapporta moins que les dégâts collatéraux qu’elle occasionna ; en revanche elle fut l’outil disciplinaire qui permit au capitaliste d’imposer son autorité. Et donc de fonder sur ce coup de force sa domination sur un prolétariat indépendant. Mutatis mutandis, l’incroyable mesquinerie du capitalisme traditionnel, cette satisfaction visible des barons de la « vieille économie » a voir s’effondrer la « nouvelle économie » et rentrer dans le rang des « fondamentaux » qui sont essentiellement la dictature même, de la comptabilité des actifs matériels, traduit cette peur de la dissidence, bref le vieux réalisme réactionnaire du complexe militaro industriel et pétrolier.
Pourtant dans les luttes des chômeurs, des intermittents pour un revenu garanti indépendant du poste de travail, de l’entreprise et de l’emploi ; dans celle des altermondialistes contre le brevétisation du génome, des savoirs traditionnels, des hackers contre les lois liberticides, des enseignants contre le dressage stupide à un monde de concurrence et de fauves, des chercheurs et des hommes de sciences contre un économisme courtermiste, des travailleurs de la santé, des fonctionnaires des services publics contre le price earning ratio, c’est la construction de la nouvelle temporalité de la production de la richesse qui est accouchée au forceps sous nos yeux. Ce rapport au temps, à la discontinuité de la connaissance, fait vaciller la constitution passée du salariat, de la protection sociale, de ce que la société nomme travail, loisir, reproduction. Extraire une plus-value relative de l’intelligence des cerveaux en réseau à l’ère numérique, sera la seule condition pour le capitalisme cognitif d’arriver à un régime tant soit peu stable. Mais il faudra que de nouvelles instances étatiques (probablement fédérales en Europe) contraignent les entreprises et diverses formes de gouvernances (nationales, régionales) à accepter des compromis que nous avons de la peine à imaginer. Il faudra inventer et mettre en place un degré de liberté dans la société, un degré de sécurité économique dans le travail dépendant, des nouvelles limites strictes aux docteurs Folamour de l’extension de la propriété intellectuelle. Ce n’est qu’à ce prix, que le capitalisme cognitif réussira à se déployer comme système régulé. Et qu’il pourra en finir avec la veille économie de la rente industrielle. Cette dernière le sait et c’est pour cela qu’elle nous fait vivre l’exception permanente de la guerre impériale.
Il y a plus de liens qu’on ne pense entre les grandes manifestations pacifistes, le mouvement des intermittents du spectacle et l’insurgence des travailleurs de la connaissance de ces premiers mois de 2004. Un début de culture commune de l’intelligence collective.

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