L’intermittence comme mutation
On a beau vouloir la cantonner à la catégorie des salariés du
spectacle, la présenter comme un problème social parmi d’autres, avec ses
données propres, à côté de celui du chômage, des retraites, ou de la
sécurité sociale, l’intermittence nous apparaît comme le nom d’une mutation
de la société. Mutation de l’activité humaine elle-même, de ses rythmes, de
sa finalité, mutation ontologique pourrait-on dire, si on veut la distinguer
d’une autre mutation sur laquelle toute une littérature à insisté (de Rifkin
à Gorz), celle de l’appareil de production, la grande révolution
technologique censée mettre fin au travail ou remettre en question
l’identification au travail. C’est l’être même de la praxis humaine qui se
trouve modifié : les nouvelles formes de travail immatériel indépendant,
comme la vieille forme emploi, sont marquées par le rythme de
l’intermittence, défont la scansion fordiste du temps (régularité cyclique,
homogénéité des séquences, dans le cadre d’un emploi stable à vie). Cette
mutation charrie non seulement des désirs et de la subjectivité, en même
temps que de la précarité et de l’incertitude, mais induit aussi un profond
malaise dans la civilisation. L’intermittence est cette réalité nouvelle qui
met profondément en crise la civilisation de l’emploi dans son ensemble,
tant les discours, les habitudes de pensée que l’institué. Le droit au
revenu devra être assuré par d’autres institutions que l’emploi. C’est donc
à un formidable travail de création institutionnelle que nous invite le fait
nouveau de l’intermittence : nouveaux droits collectifs, comme le revenu
garanti, nouveaux mécanismes de financement découplés de l’emploi et du
principe de la cotisation, nouvelle fiscalité. Au lieu de conserver et de
restaurer les institutions du fordisme en rêvant à un replatrâge de la
société salariale, et en prônant comme panacée le retour au plein emploi, il
faudra prendre acte de la mutation et innover. «De là vient aussi la chute
des cités, parce que les républiques ne changent pas leurs institutions avec
le temps» (Machiavel[1
Discontinuité et hétérogénéité.
Qu’est-ce que l’intermittence ? Deux concepts sont envisageables,
qui sont à examiner comme deux modes d’une même réalité, ou deux expériences
subjectives d’un même processus. L’intermittence est d’abord discontinuité,
discontinuité de l’emploi donc du revenu, ou discontinuité du revenu tout
court pour les indépendants qui travaillent au rythme des commandes ou des
contrats. Le mouvement des intermittents du spectacle a fortement insisté
sur cet aspect, en mettant en avant son désir de concilier continuité du
revenu et discontinuité de l’emploi, considérée comme caractéristique
intrinsèque des métiers du spectacle. Mais il est d’autres énoncés qui
insistent sur une autre expérience de l’intermittence, et ouvrent la
possibilité d’une autre conceptualisation. L’intermittence est aussi vécue
positivement comme variation de l’activité et hétérogénéité du temps. Car
la discontinuité de l’emploi ne signifie pas discontinuité de l’activité,
mais plutôt variation continue : spectacles, tournées, répétitions,
lectures, formation, etc. Cette variation, c’est aussi plus fondamentalement
la possibilité d’une indétermination radicale de l’activité, d’un temps pour
soi, où l’individu ne dépend que de lui.
Sur le plan de l’expérience, l’intermittence est donc vécue de façon
contradictoire, sur ces deux modes en même temps ou successivement ;
l’intermittent fluctue entre précarité et liberté, fluctuatio animi
typiquement spinozienne où se joue une variation de la puissance d’agir, qui
augmente dans l’expérimentation libre de soi et diminue dans la précarité
des conditions de l’existence. Sur le plan des concepts, en revanche,
l’opposition entre discontinuité et hétérogénéité est trop forte pour ne pas
être interrogée dans la diversité de ses effets. L’image de la discontinuité
est celle de l’éclipse ou du pointillé. L’être et le néant se succèdent par
alternance, sans espoir de synthèse, mais, au contraire, dans une logique
de retour du même. L’hétérogénéité, elle, est différenciation continue,
plénitude dans la différence et le devenir, expérimentation sans pause.
Cette opposition n’est pas sans conséquence sur la signification politique
de l’intermittence.
Intermittence et politique
Le schème de la discontinuité est politiquement opératoire en
recentrant la question sociale sur le phénomène de la précarité, et en
permettant d’articuler l’énonciation de nouveaux droits collectifs à une
analyse sociétale renouvelée. Celui de l’hétérogénéité, en revanche, opère
sur le concept même de politique, non seulement en bouleversant les
frontières d’un domaine de réalité – la politique- circonscrit
habituellement au champ institutionnel, mais aussi en interrogeant les
théories alternatives de la politique (On pensera principalement à Badiou,
Rancière, Deleuze et Guattari).
Où commence la politique ? Il y a là comme un problème de la démarcation,
comparable au problème kantien de la démarcation entre science et
métaphysique, que Popper prétendra résoudre avec son critère de
falsifiabilité. Qu’est-ce qui est politique, qu’est-ce qui ne l’est pas ? La
philosophie politique dans ses tendances dominantes, y compris marxiste,
mais aussi chez ses francs-tireurs, comme Badiou ou Rancière, s’organise
conceptuellement et problématiquement autour de cette question. Il faut
absolument démarquer la politique. On attend la politique au tournant du
citoyen, du sujet de droit, du contrat, du Parti, de la classe productive
(Marx), on guette la trouée absolue et rare de l’événement politique sur le
morne continuum du capitalo-parlementarisme (Badiou), on isole enfin la
politique comme ensemble de pratiques spécifiques, irréductibles à toute
autre en ce qu’elles sont orientées par le principe de l’égalité (Rancière).
Que le temps des humains soient tendanciellement de plus en plus
hétérogène, marqué par la variation et la mobilité, nous apprend que la
politique commence avec la vie elle-même en tant qu’elle a à se produire
dans le temps. La politique commence avec notre chute dans le temps. Autant
dire que toute entreprise de démarcation s’effondre. Non pas que tout soit
politique, mais que tout peut l’être. Car ce devenir hétérogène du temps est
un devenir minoritaire au sens deleuzo-guattarien du terme. Ce sont les
normes fordistes du temps , c’est-à-dire les conditions d’existence de toute
une société, qui sont attaquées par une liberté en acte. C’est le temps
lui-même, par l’efficace du désir et des comportements subjectifs, qui s’est
fluidifié, désegmenté, débarrassé des binarités dures du type
travail/loisir, des régularités du temps ouvrier[2 . Il n’ y a
plus ni travail ni loisir : ce qui est vécu dans les périodes hors emploi
est réinvesti dans les périodes d’emploi. Ce qui vaut pour l’intermittent du
spectacle, mais aussi pour tout intermittent qui met au travail des
capacités cognitives acquises tout au long de sa vie. Micropolitique pour un
macro-effet : les désirs les plus intimes, désir d’un temps pour soi, désir
d’un temps qui ne soit le temps de rien, un temps radicalement ouvert à tous
les possibles, ont su remodeler toute une société. On assiste avec
l’intermittence à un devenir artiste de l’activité humaine, à la
réalisation de ce troisième état qu’évoque Nietzsche, par où l’artiste et le
philosophe dépassent l’alternance travail/loisir pour accéder au temps de la
création[3.
Quelque chose a donc été conquis, a été l’objet d’une réappropriation,
quelque chose du désir a coulé dans le champ social. «Le désir fait partie
de l’infrastructure», ne cessent de répéter Deleuze et Guattari, dès
l’Anti-œdipe, et au delà, en dépit des remaniements théoriques opérés par
Mille plateaux. Prenons l’énoncé à la lettre (du marxisme orthodoxe).Le
désir est venu perturber le bel agencement dialectique des forces
productives et des rapports de production. Au general intellect comme
principale force productive s’articulent désormais des rapports de
production reconfigurés par l’intermittence.
Debord disait déjà que le temps est une réalité politique. Le mode de
production capitaliste se constitue originellement, selon lui, comme
dépossession du temps, expropriation violente du temps des producteurs.. Sur
l’échelle graduée de la liberté, le salarié surpasse sans doute l’esclave,
mais le problème de la possession de soi, tout en s’étant déplacé, reste
entier. Le prolétariat est l’ensemble des individus qui ne sont pas maîtres
de leur temps. Et si la société salariale, avec son Welfare, sa protection
sociale, son droit du travail, n’était pas une société pour autant pacifiée,
comme nous le rappellent les années 60 et 70, c’est que précisément le
salariat a fonctionné comme un contrôle et une segmentation insupportable du
temps. Nous serions donc à un moment assez stratégique de la lutte des
classes : les multitudes ont mis en crise le capitalisme industriel, se sont
réapproprié du temps, en bricolant des espaces de liberté à partir des
formes existantes et incomplètes de salaire social. Et le pouvoir, par les
politiques du workfare, s’efforce de recréer une autre disponibilité.
Les schèmes de la discontinuité et de l’hétérogénéité pourraient
bien aussi opérer, enfin, un partage. Badiou et Rancière ont ceci en commun
qu’ils critiquent la réduction de la politique au champ institutionnel en
proposant un concept de politique clairement fondé sur un modèle
discontinuiste. «La politique est rare» nous dit Badiou, «une activité
toujours ponctuelle et provisoire», «un accident toujours provisoire dans
l’histoire des formes de la domination» écrit Rancière[4 . Le
concept de sujet politique s’en trouve, certes, profondément remanié ; le
sujet en tant que subjectum s’y perd[5, on y trouve plus la
permanence du citoyen abstrait porteur de droits, ou de la classe en soi,
porteuse de révolution. L’hétérogénéité, en revanche, nous ramène à la
micropolitique formulée par Deleuze et Guattari. Les devenirs
révolutionnaires bouleversent les sociétés, conditionnent l’exercice des
pouvoirs, en deçà des séquences politiques fortes où effectivement des
sujets révolutionnaires prennent consistance.
Intermittence et multitudes
La réalité nouvelle de l’intermittence nous renseigne aussi sur ces
multitudes dont nous voulons parler, parce que nous avons congédié les
anciens opérateurs de la politique. L’expérience contemporaine de
l’intermittence comme expérience de l’hétérogénéité des temps nous fait
rentrer pleinement dans la dimension de la multiplicité pure. Le temps n’est
pas homogène d’un individu à l’autre, et pour un même individu. Les
multitudes sont cette multiplicité de temps, une multiplicité d’expériences
du temps. De ce fait, les multitudes, en tant que concept sociologique, se
substituent au prolétariat du second capitalisme industriel. Le prolétariat
du capitalisme industriel a dû lutter pour un aménagement de son temps, pour
un containment du temps consacré au travail. Il a fallu contenir la journée
de travail, en la limitant, puis en la réduisant. Il a fallu aussi la
déborder, y compris la nuit[6, pour organiser les résistances. Le
problème du prolétariat était donc de trouver du temps. Trouver du temps
pour autre chose que le travail posté de l’usine. «Vous avez l’argent, nous
avons le temps», ont dit les chômeurs et précaires en lutte de l’hiver
97-98, mais aussi les intermittents du spectacle, à leur manière, en
réussissant à maintenir leur mobilisation sur plusieurs mois. Les
travailleurs intermittents n’ont pas à trouver du temps, ils en ont. Il
s’agit pour eux d’imposer un certain contrôle de ce temps.
[1 Discours sur la première décade de Tite Live.
[2 Sur cette notion de segmentation de l’existence en général,
du temps en particulier, voir «Micropolitique et segmentarité», in Mille
Plateaux, Deleuze et Guattari, 1980, Minuit.
[3 Nietzsche, Humain, trop humain, I, § 611.
[4 In Aux bords du politique, «Dix thèses sur la politique»,
La Fabrique, 1998. Réédition Folio essais, Gallimard, 2004, p. 252.
[5 “En politique, un sujet n’a pas de corps consistant, il est
un acteur intermittentqui a des moments, des lieux, des occurrences et dont le propre est d’inventer, au double sens, logique et esthétique, de ces termes, des arguments et des démonstrations pour mettre en rapport le non-rapport et donner lieu au non
lieu”.
[6 Voir La nuit des prolétaires, Jacques Rancière.