Remarques intempestives à propos de l’affaire SloterdijkArticle paru dans Le Temps, 29 décembre 1999Présentation
Sollicité et stimulé par Joëlle Kuntz, excellente journaliste attentive aux débats philosophiques et religieux du temps, j’ai[[Denis Müller est Professeur d’éthique à la Faculté de théologie.Université de Lausanne accepté – au seuil du seuil mythique de l’an 2000 – de me situer face à la prétendue affaire Sloterdijk. Avec le recul, cet article [[ art1064 me paraît libérateur et lucide, au moins à mes propres yeux (c’est le minimum que j’attends de mon propre travail scientifique et littéraire !). Je n’ai guère persévéré dans ma lecture de Sloterdijk, mais je lui dois d’avoir réappris une autre approche du naître à soi-même. Utile, sans doute, au moment où la bioéthique, fascinée par le début et la fin de la vie, par les cellules-souches et par l’assistance au suicide, a bien besoin de méditer la « natalité » personnelle et politique chère à Hannah Arendt, c’est-à-dire une re-naissance constante au monde réel, à la responsabilité pour le monde et dans cette vie-ci (théologie bonhoefferienne, s’il en est).
Le cas Sloterdijk, comme on l’appelle désormais (Information Philosophie, octobre 1999 ; Le Monde des Débats, octobre et novembre 1999), est un puissant révélateur du malaise des intellectuels et des universitaires dans le monde postmoderne. A partir d’une conférence controversée et ambivalente prononcée lors d’un colloque de spécialistes à Elmau en juillet dernier, on assiste à une belle chasse aux sorcières, à de sordides règlements de comptes, à une lutte de prestige et de pouvoir entre philosophes modernes (Habermas) et postmodernes (Sloterdijk).
Après l’affaire Küng et le cas Drewermann, du côté des théologiens, mais surtout dans le sillage d’une relation trouble avec l’héritage philosophique et politique de Martin Heidegger, revoilà l’Allemagne de Bonn et de Berlin aux prises avec ses démons. La France des élites, de son côté, semble raffoler de ces retours de manivelle, qui ont la double fonction de renforcer ses stéréotypes anti-allemands et d’occulter la propre faiblesse publique de ses intellectuels (plus personne ne reparle de la mini-affaire Régis Debray…).
Je n’ai guère d’illusions envers ce qui se passe avec et autour de Sloterdijk. Le scandale d’un texte peu clair, cette conférence d’Elmau, a tôt fait de voiler l’œuvre considérable d’un philosophe original, qui avait reçu naguère, pour sa Critique de la raison cynique (traduit en français en 1987 chez l’éditeur Christian Bourgois), l’éloge appuyé de Jürgen Habermas lui-même. Personne, en francophonie, ne dit mot des deux volumes de Sphères, parus en 1998 et 1999, et ne semble attendre la parution du troisième tome. Qui a le temps de lire une prose si singulière, à part quelques érudits ou quelques spécialistes ? J’ai commencé le premier à Tübingen l’automne dernier, mais j’avoue avoir calé en route [[depuis, cette œuvre est accessible en traduction française, sous le titre Bulles/note d’octobre 2002
L’essentiel n’est pas là. Un des rares textes de Sloterdijk parus en français avant l’affaire, si l’on excepte la Critique de la raison cynique, contient des entretiens de l’auteur avec un dénommé Carlos Oliveira et s’intitule ironiquement Essai d’intoxication volontaire (Calmann-Lévy, 1999). On y découvre une autre manière de faire de la philosophie. Je comprends que des auteurs rigoureux et précis comme Habermas n’y trouvent plus guère trace de l’argumentation rationnelle requise des vrais philosophes. Il me paraît recommandable de lire Sloterdijk avec parcimonie et sens critique.
Le style postmoderne et provocateur de Sloterdijk rappelle celui d’autres dissidents de la pensée unique (pensons à Cioran ou à Badiou). Il a le mérite de prendre les intellectuels au mot et à la gorge, en nous obligeant de nous poser la question pénible de notre propre authenticité d’auteur.
Il ne correspond pas à l’image que le public se fait en général du philosophe. Mais pourquoi faudrait-il que tous les hommes (et donc aussi les femmes) se ressemblent ? Sloterdijk n’est pas le clone de Habermas ? tant mieux. Sloterdijk n’a pas voulu imiter Fukuyama et ses prophéties prétentieuses ? Excellent ! Sloterdijk n’a pas encore lu Michel Houellebeck ? Et alors ?
J’aime la diversité et la différence des philosophes et des écrivains, ils me rappellent que moi non plus, comme théologien, je n’a pas du tout envie d’être enfermé dans les stéréotypes de la pensée clonante.
Or il se trouve que parmi les philosophes, ces compagnons dérangeants du théologien, Peter Stloterdijk, avec une acuité singulière, nous invite à relier par des chemins variés un venir-au-monde avec un venir-au-langage[[Zur Welt kommen – Zur Sprache kommen, Francfort-sur-le-Main, 1988 – le thème de la venue au monde se retrouve dans les écrits plus récents de l’auteur, non sans liens avec une relecture très personnelle des thématiques judéo-chrétiennes (Essai d’intoxication volontaire; Sphères).. S’il était allé jusqu’au bout de sa réflexion dans les élucubrations finales d’Elmau, il aurait dû exprimer une distance critique bien plus lucide envers les fantasmes de clonage qui s’opposent au mystère de la naissance !
J’y vois pour la théologie chrétienne une convocation et une provocation salutaires à sortir des chemins battus, à aller à la rencontre des gens, du monde, par une sorte de résistance insoumise, radicalisant l’exode du dernier Bonhoeffer hors du bien-pensant. Pour l’éthique, c’est l’occasion de se déprendre d’une correction insistante, de faire brèche et rupture avec l’arraisonnement des morales à l’emporter.
Ce venir au monde et au langage est toujours aussi un voyage hors des normes, une critique dérangeante des normativités toujours prêtes à nous couper les ailes et à nous assigner résidence.
Cette véhémence ne me paraît à même de nous déplacer de nos habitus; comprenez qu’elle voudrait être moins agressive et bien plus invasive, invasive de soi-même, tournée en exigence pour soi, sur soi, plutôt qu’en critique des autres postures, attestant une naissance du sujet et de son dire, un courage de l’acteur social, un pari sur la vie, un retour réflexif sur nos raisons d’espérer.
Il y a dans mon livre sur L’éthique protestante dans la crise des la modernité (Passages, 1999), du moins pour qui veut bien consentir à l’effort de la recherche plutôt qu’à la collecte ou au catalogage du connu, des traces, bien trop timides sans doute, de cette libération de la parole, d’une audace du langage et d’un sujet qui cherche à naître, traces frayées au gré des de l’été indien et des solitudes glacées d’un sabbatique québécois, traces que j’ai laissé affleurer sur les flots trop théoriques et massifs de constructions plus austères, traces qui pourraient, en creux, en appeler à une force d’esprit, à des inspirations d’art et de combat. Le livre se termine sur un renversement : le besoin de généalogie, ce combat avec le trace de mon père disparu (à qui je dois ma première religion, le football, et ma quête d’un Dieu de deuxième type), ce corps à corps avec mes maîtres et mes modèles, se retourne en un geste que j’appelle a-généalogique, parce que tourné vers mes enfants et les enfants de nos enfants. La passion philosophique et théologique pour le passé, pour les racines, pour la naissance, doit découcher sur une nouvelle fécondité, sur la paternité symbolique de pensées et d’actions novatrices, imprévisibles, sans maîtrise des pères sur les filles et des mères sur les garçons.
Ce serait, si vous voulez, la jointure d’une analyse de soi et d’une inspiration altérante, la synthèse pratique de la psychanalyse, de la déconstruction et d’une éthique exposée à l’Esprit.
Un mot, encore, venant de Sloterdijk, tant il est vrai que la pensée se frotte sans cesse à la fraternité d’autres penseurs, sorte de protection contre la raison sourde et l’autisme, ces maladies congénitales du théologien. Et n’attendez pas de moi de justifier la contingence de cette lecture-là, il se trouve qu’il est advenu en ce moment sur mon chemin, comme l’œuvre d’art découverte par accident, et qui soudainement rayonne au – dedans de vous.
Sloterdijk reprenait naguère une citation du poète Paul Celan, en la traduisant en français de la manière suivante:
«La poésie ne s’impose pas, elle s’expose»[[Op. cit., p. 7..
Belle métaphore, n’est-ce pas, de cette ethica viatorum[[Voir sur le thème du voyage, Jacques Derrida et Catherine Malabou, La Contre-allée, Paris, La Quinzaine-Louis Vuitton, coll. Voyager avec, 1999. toujours exposée à la rencontre d’autrui comme à une blessure.
De toutes les réactions dont j’ai pu prendre connaissance jusqu’ici sur l’affaire Sloterdijk, c’est celle de Bruno Latour[[ art482 qui m’a paru la plus profonde et la plus juste (Le Monde des Débats, novembre 1999). Lui seul semble avoir compris que la vraie question posée par Sloterdijk, au-delà de ses provocations, est celle de la naissance et de la généalogie du sujet, une question également centrale dans l’œuvre si méconnue de Pierre Legendre.
Il faut être bien borné pour croire que ce retour à la genèse et à la généalogie est synonyme de traditionalisme et d’antimodernisme. Ce qui manque aux philosophies et aux théologies de la modernité et de la communication rationnelle, c’est d’avoir pris en compte l’exigence d’abandon de soi et de dé-maîtrise que supposerait une attitude éthique et politique non dominatrice.
J’accepte ainsi, comme théologien et comme intellectuel, le défi que me lance Sloterdijk de renouer avec la généalogie de ma pensée et de ne pas me laisser embrigader par les systèmes de la pensée unique. C’est bien pourquoi, au nom de cette même exigence de liberté et de dé – maîtrise, je refuse de rendre pieds et poings liés aux diktats et aux coquetteries de Sloterdijk lui-même. Nous n’avons plus besoin de maîtres auxquels nous devrions nous rendre – pas davantage Sloterdijk que Habermas ou Ricœur. Nous avons seulement besoin de maîtres capables de naître à eux-mêmes et de nous laisser naître à nouveau.
Si j’insiste sur le commencement et la naissance, c’est par conviction qu’il nous faut nous placer devant la source vive de l’éthique, cette essentielle déprise de soi, condition de tout agir et de toute responsabilité, cette dé – maîtrise que crée en nous la justice sans mérites et sans oeuvre, la justice passive, disait Luther, en vertu de laquelle le sujet de reçoit précédé et aimé, en vertu de laquelle aussi, en conséquence, l’éthique des chrétiens se reçoit en se fondamentale et constitutive secondarité, n’étant jamais elle-même, par elle-même et pour elle-même, but, mais seulement moyen, attestation, index, détour de la grâce.
Contre Heidegger et son absence d’éthique, ou, ce qui revient au même, son éthique prométhéenne, donc impuissante et désespérante, Sloterdijk, ce sera ma dernière allusion à cet auteur qui a failli rester inconnu chez nous s’il n’y avait pas eu le dérapage d’Elmau, a appris, je suppose de la tradition chrétienne, qu’on ne peut jamais se commencer soi-même (sich anfangen) au sens absolu, qu’on ne peut que devenir sujet, naître à soi en naissant devant et pour les autres, en se recevant d’un Dieu qui nous déprend de nos cages, des lieux, y compris théologiques, où nous nous serions laissé attraper (sich fangen), qui nous reconstruit en un incessant travail critique de déconstruction.
© Denis Müller
http://www.contrepointphilosophique.ch/
Rubrique Ethique
Octobre 2002
Pages web personnelles de Denis Müller :
http://www.unil.ch/theol/denis.muller/index.htm