Ce texte, écrit en 1966, constitue l’introduction d’Ouvriers et Capital.
La première édition d’Operai e capitale, un des grands “classiques” de l’opéraisme italien, a été publiée en 1966 aux éditions Einaudi.
La traduction française, réalisée par Yann Moulier, avec la collaboration de G. Bezza, a été publiée en 1977 chez Christian Bourgois. Prévenons le lecteur: avec ce livre nous n’en sommes qu’à un « prologue dans les nuages ». Il ne s’agit pas de présenter une recherche achevée. Laissons les systèmes aux grands improvisateurs et les analyses fignolées et aveugles aux pédants.
Ne nous intéresse nous que ce qui possède en soi la force de grandir et de se développer, et par conséquent d’affirmer qu’aujourd’hui cette force est presque exclusivement l’apanage de la pensée ouvrière. Presque exclusivement, car la décadence actuelle du point de vue des capitalistes sur leur propre société ne signifie pas encore la mort de la pensée bourgeoise. Des lueurs de sagesse pratique nous arrivent, nous arriveront encore de ce long coucher de soleil auquel est condamnée la science des patrons. Plus le point de vue ouvrier progressera, et pour son propre compte, plus cette condamnation historique sera rapidement réalisée. L’une de nos tâches politiques aujourd’hui c’est donc de partir des traces ouvertes par les expériences et les découvertes de la recherche pour frayer une nouvelle direction et une nouvelle forme de chemin. Et de donner à ce chemin l’allure d’un processus. Ce n’est pas le concept de science, mais celui du développement de la science que l’adversaire capitaliste doit bientôt ne plus être capable de maîtriser. Du seul fait qu’elle déclenche son propre mécanisme de croissance, la pensée de l’un des partenaires, c’est-à-dire d’une seule classe, ne laisse plus de place au développement d’un autre point de vue scientifique, quel qu’il soit; elle le condamne à se répéter lui-même et ne lui laisse pour seule perspective que de contempler les dogmes de sa propre tradition.
C’est ce qui s’est produit historiquement quand, après Marx, les théories du capital ont repris le dessus : les marges offertes au développement de la pensée ouvrière se sont réduites au minimum et ont presque disparues. Il a fallu l’initiative léniniste de rupture pratique en un point, pour remettre aux mains des révolutionnaires la maîtrise théorique du monde contemporain. Cela n’a duré qu’un moment. Tout le monde sait que, par la suite, seul le capital a été à même de recueillir la portée scientifique de la révolution d’Octobre. D’où la longue léthargie dans laquelle est tombée notre pensée. Le rapport entre les deux classes est tel que le vainqueur est celui qui a l’initiative. Sur le terrain de la science comme sur celui de la pratique, la force des deux parties est inversement proportionnelle : si l’une croît et se développe, l’autre stagne et donc recule.
La renaissance théorique du point de vue ouvrier, ce sont les nécessités mêmes de la lutte qui l’imposent aujourd’hui.
Recommencer à marcher, cela veut dire immobiliser l’adversaire pour mieux le frapper. Désormais la classe ouvrière est arrivée à un tel degré de maturité que, sur le terrain de l’affrontement matériel, elle n’accepte pas l’aventure politique ; cela par principe et dans les faits. En revanche sur le terrain de la lutte théorique, toutes les conditions semblent opportunément réunies pour lui insuffler un esprit nouveau, aventureux et avide de découvertes. Face à la vieillesse de la pensée bourgeoise émoussée, le point de vue ouvrier peut, sans doute, vivre maintenant l’époque féconde de sa robuste jeunesse.
Pour cela, il lui faut rompre violemment avec son propre passé immédiat, refuser le rôle traditionnel qui lui est attribué officiellement, surprendre l’ennemi de classe par l’initiative d’un développement théorique improvisé, imprévu et non contrôlé.
Cela vaut la peine de contribuer personnellement à ce nouveau genre et à cette forme moderne de travail politique.
Si l’on nous demande à juste titre : par quel biais ? avec quels moyens ? nous refuserons cependant un discours méthodologique. Essayons de ne donner à personne l’occasion d’éviter les durs contenus pratiques de la recherche ouvrière, pour se tourner vers les belles formes de la méthodologie des sciences sociales. Le rapport à établir avec ces dernières n’est pas différent de celui qu’on peut entretenir avec le monde unitaire du savoir humain accumulé jusqu’ici, et qui se résume pour nous à la somme des connaissances techniquement nécessaires pour posséder le fonctionnement objectif de la société actuelle. Nous le faisons déjà, chacun pour notre compte; mais c’est tous ensemble que nous devons parvenir à utiliser ce qu’on appelle la culture, comme on se sert d’un clou et d’un marteau pour fixer un tableau au mur. Certes les grandes choses se font par sauts brusques. Et les découvertes qui comptent coupent toujours le fil de la continuité. Et on les reconnaît à ce trait : idées d’hommes simples, elles semblent folies pour les savants. En ce sens, la place de Marx n’a pas été pleinement évaluée, même dans le domaine où cela était le plus facile, c’est-à-dire sur le simple terrain de la pensée théorique. Aujourd’hui, on entend parler de révolution copernicienne à propos de gens qui se sont contentés de déplacer leur table de travail d’un angle à l’autre d’une même pièce. Mais de Marx, qui a bouleversé un savoir social qui durait depuis des millénaires, on s’est borné à dire : il a renversé la dialectique hégélienne. Pourtant, à son époque, ce ne sont pas les exemples qui manquaient d’un retournement analogue, purement critique, du point de vue d’une science millénaire. Est-il possible que tout doive se réduire à l’addition banale du niveau d’un cours élémentaire, entre le matérialisme de Feuerbach et l’histoire de Hegel ? Et la découverte de la géométrie non euclidienne, par Gauss, Lobatchevsky, Bolyai et Riemann, qui fait de l’unicité de l’axiome rien moins qu’une pluralité d’hypothèses ? Et celle du concept de champ dans l’électromagnétique, qui, à partir de Faraday, Maxwell et Hertz, envoie promener toute la physique mécaniste ? Tout cela ne semble-t-il pas plus proche du sens, de l’esprit et de la portée de la découverte de Marx ? Le nouveau cadre de l’espace et du temps introduit par la relativité ne naît-il pas de cette théorie révolutionnaire, de la même façon que l’Octobre léniniste fraye sa route à partir des pages du Capital ? D’ailleurs vous le savez bien. Tout intellectuel qui a lu plus d’une dizaine de livres, outre ceux qu’on lui a fait acheter à l’école, est prêt à considérer Lénine comme un chien crevé dans le domaine de la science. Pourtant quiconque veut prêter attention à la société et comprendre ses lois ne peut pas plus le faire sans Lénine, que quiconque veut étudier la nature et comprendre ses processus, ne peut le faire sans Einstein. En cela, il n’y a rien d’étonnant. Il ne s’agit pas de l’unicité de l’esprit humain qui progresserait de la même façon dans tous les domaines, mais d’une affaire plus sérieuse. Il s’agit du pouvoir unifiant qui donne aux structures du capital la maîtrise du monde entier, et qui peut être, à son tour, maîtrisé par le seul travail ouvrier. Marx attribuait à Benjamin Franklin, cet homme du nouveau monde, la première analyse consciente de la valeur d’échange comme temps de travail, et donc la première réduction délibérée de la valeur au travail. Et c’est ce même homme qui avait conçu les phénomènes électriques comme provoqués par une seule substance très subtile qui animerait l’univers entier. Avant que son camp ne se soit transformé en classe sous la pression ouvrière, le cerveau bourgeois a plus d’une fois trouvé en lui-même la force d’unifier sous un seul concept la multiplicité des données de l’expérience.
Ensuite, les besoins immédiats de la lutte se sont mis précisément à commander la production même des idées. L’époque de l’analyse, l’âge de la division sociale du travail intellectuel avaient commencé. Et personne ne sait plus rien sur la totalité.
Demandons-nous si une nouvelle synthèse est possible, et si elle est nécessaire.
La science bourgeoise porte en son sein l’idéologie, comme le rapport de production capitaliste porte en lui la lutte de classe. Du point de vue de l’intérêt du capital c’est l’idéologie qui a fondé la science : c’est pour cette raison qu’il l’a fondée comme science sociale générale. Ce qui n’était d’abord que discours sur l’homme, sur le monde humain, c’est-à-dire sur la société et l’État, avec la croissance des niveaux de lutte, est devenu de plus en plus mécanisme de fonctionnement objectif de la machine économique. La science sociale d’aujourd’hui est semblable à l’appareil productif de la société moderne : tous y sont impliqués et en font usage, mais seuls les patrons en tirent profit. On vous dit : vous ne pouvez pas le briser sans rejeter l’homme dans la barbarie. Mais d’abord qui vous dit que nous tenions tellement à la civilisation de l’homme ?
Et puis, les ouvriers modernes possèdent bien d’autres moyens de battre le capital que celui de pousser le cri préhistorique : détruisons les machines ! Enfin la grande industrie et sa science ne sont pas les prix à remporter pour le vainqueur de la lutte de classe, mais le terrain même de cette lutte. Et tant que ce terrain est occupé par l’ennemi, il faut le bombarder, sans verser de larmes sur les roses. Il est difficile, à qui en a peur, de l’admettre: mais pourtant ce n’est que du point de vue ouvrier qu’est possible aujourd’hui le renouveau d’une belle saison pour les découvertes théoriques. La possibilité et la capacité de synthèse sont demeurées, tout entières, entre les mains des ouvriers. Et cela pour une raison facile à comprendre. Parce que la synthèse ne peut être désormais qu’unilatérale, c’est-à-dire délibérément science de classe, d’une seule classe.
Sur la base du capital, la totalité ne peut être comprise que par sa partie adverse. La connaissance est liée à la lutte. Et connaît vraiment celui qui hait vraiment. La raison pour laquelle la classe ouvrière peut savoir et posséder la totalité du capital, est la suivante : en tant que capital, elle va jusqu’à être son propre ennemi. Tandis que les capitalistes trouvent une limite insurmontable à la connaissance de leur propre société dans le fait qu’il leur faut la défendre et la conserver : ils peuvent savoir tout sur les ouvriers, mais il est parfois impressionnant de voir à quel point ils savent peu de choses d’eux-mêmes. En vérité, se mettre du côté de la totalité – l’homme, la société, l’État -, cela mène seulement à une analyse partielle, à une compréhension fragmentaire, et finalement à la perte du contrôle scientifique sur l’ensemble. C’est à cela que s’est trouvée condamnée la pensée bourgeoise chaque fois qu’elle a accepté, sans la critiquer, sa propre idéologie. C’est à cela aussi qu’a été condamnée la pensée ouvrière, chaque fois qu’elle a accepté l’idéologie bourgeoise de l’intérêt général. Il y eut des moments où la brutalité, pratiquée par les capitalistes individuels, parvint à cacher opportunément l’effrayant vide théorique de leur propre classe, et à en éviter les dégâts. A d’autres moments, le capitaliste collectif choisit de reprendre à son compte la poussée que l’intérêt patronal direct exerçait à la base. C’est alors que se produisit un saut dans le développement du corpus de la science bourgeoise elle-même. Lord Keynes en est un splendide exemple. Ainsi, c’est sur le terrain même des affrontements de classe meurtriers de notre époque, et sur nul autre, que la grande conscience bourgeoise contemporaine, celle qui est critique et destructrice, a eu des moments lucides où elle a perçu avec acuité la totalité des conditions présentes du rapport social humain : c’est l’histoire de quelques grandes individualités classiques, c’est-à-dire tragiques, de Mahler à Musil. Avec la reprise du développement de la pensée ouvrière, il faut réévaluer de fond en comble le côté actif que constitue le travail créateur. Et cela, on ne peut le faire sans remettre en marche le mécanisme de la découverte. Mais la caractéristique de ce mécanisme fait que seul peut le posséder celui qui s’est longuement exercé à un comportement politique correct dans sa confrontation avec l’objet social: dans la société et en même temps contre elle ; en tant que partie qui saisit théoriquement la totalité parce qu’elle lutte pour la détruire dans la pratique réelle; et comme moment vital de tout ce qui existe, et donc pouvoir absolu de décision sur sa survie – ce qui est précisément la condition des ouvriers comme classe face au capital comme rapport social. Une nouvelle synthèse unilatérale, fermement aux mains des ouvriers, arrachera de celles des patrons la possibilité de toute science. Plus il devient nécessaire pour le point de vue ouvrier d’opérer une reprise théorique de grande ampleur, plus cela devient impossible du point de vue capitaliste. Ainsi celui qui est avec nous, peut être tranquille. Si vous nous voyez quitter la forêt pétrifiée du marxisme vulgaire, ce n’est pas pour aller courir sur les terrains de sport de la pensée bourgeoise contemporaine. Lorsque Marx critiquait les niveaux les plus avancés de développement capitaliste, beaucoup le prenaient pour un réactionnaire, parce qu’il disait non au dernier mot de l’histoire moderne. La réponse de Marx était simple et conséquente : nous sommes contre la monarchie constitutionnelle, mais nous, nous n’en sommes pas pour autant favorables à l’absolutisme ; nous sommes contre la société présente, mais ce n’est pas parce que nous serions favorables au vieux monde.
Il répondait ainsi pour nous aussi à ceux qui nous reprochent aujourd’hui de nous contredire en prétendant faire une critique ouvrière du mouvement ouvrier. Nous sommes contre l’organisation actuelle de la lutte et de la recherche, mais ça n’est pas pour cela que nous irons prendre pour modèle les solutions théoriques et pratiques du passé. Pour dire non au socialisme d’aujourd’hui, il n’est pas nécessaire de dire oui au capitalisme d’hier. Lénine disait: « Je suis un de ceux qui cherchent en philosophie. » Aujourd’hui en philosophie, il n’y a vraiment plus rien à chercher. Mais en ce qui concerne nos problèmes, c’est-à-dire de déclencher la lutte décisive contre le pouvoir du capital, des continents inconnus attendent encore qu’on les explore. Et l’aventure de celui qui cherche une autre route vers les Indes, et que cela amène précisément à découvrir d’autres continents, ressemble étrangement à notre démarche actuelle. Il est donc normal que les bourgeons des choses nouvelles ne soient pas encore arrivés à maturité, et que l’arbre ne donne pas encore de fruits. Ce qui importe, c’est de reconnaître la force de ce qui est en train de naître. Si c’est chose vivante, elle grandira. A celui qui demeure sur la brèche de la recherche, on ne peut contester ce qu’il n’a pas encore trouvé. Faraday avait découvert le courant induit, le rapport d’induction entre l’aimant, le courant et le champ électrique. On lui demanda : à quoi sert cette découverte ? Il répondit: à quoi sert un enfant ? il grandit et devient homme. Whitehead commente : l’enfant devenu homme, c’est aujourd’hui la base de toutes les applications modernes de l’électricité.
Le travail de recherche, parti du mince corps d’hypothèses nées, et ce n’est pas fortuit, dans l’Italie des années soixante, se trouve aujourd’hui à un tournant délicat et décisif. Cette recherche a avancé certaines prémisses théoriques, qui n’étaient abstraites qu’en apparence; elle en a tenté l’expérience politique, et tout cela devait nécessairement revêtir un caractère très grossier et primitif; elle est donc parvenue à rassembler de premières conclusions, encore théoriques, où une solide dose de bon sens et d’imagination à la fois peut découvrir le germe de nouvelles lois pour l’action. Il est devenu indispensable de présenter tout cela en bloc. Avant d’aller plus avant, une vérification complète, et menée aux yeux de tous, s’impose. La succession chronologique des textes présentés ici, vise à développer l’analyse de façon logique. Il pourrait en être différemment. Il se peut que, dans les recoins des choses faites ou pensées, se produisent des erreurs, difficiles à voir de l’intérieur, et en revanche, faciles à reconnaître de l’extérieur. Dans ce cas, leur découverte et leur correction doit être une œuvre collective. Une analyse qui ne croît qu’à partir d’elle-même, court le risque mortel de ne se vérifier toujours que dans le développement des articulations de sa propre logique formelle. Il faut choisir sciemment le point où rompre cette logique. Pour voir si des hypothèses théoriques se vérifient dans la pratique, il ne suffit pas de les jeter au beau milieu d’une expérience raisonnable. Il faut que la négation d’une longue pratique politique les travaille, et prépare le terrain de leur vérification réelle. C’est seulement lorsque le terrain est mûr politiquement qu’elles peuvent opérer matériellement dans les faits. C’est là un discours complexe et peut-être faudrait-il l’exprimer en termes plus simples. Que sont pour nous Marx, Lénine, les expériences ouvrières du passé ? Certainement pas ce qu’elles sont pour d’autres. Et c’est bien naturel. Les autres, sans exception, ont trouvé là ce que, selon nous, on ne doit même pas songer à chercher: une nouvelle possession intellectuelle du monde, qui n’est qu’une bonne adresse de plus pour mener leurs chères études ; une nouvelle science de la vie, c’est-à-dire, pour eux-mêmes, la tranquillité de se choisir une place dans la société ; une nouvelle conscience de l’histoire qui est la pire et la plus dangereuse des choses ; cela revient à signer en blanc l’acte notarié de remise, entre les mains des ouvriers, de leur essence humaine égarée – héritage octroyé par les patrons mourants, et que, précisément, le travail vivant méprise et refuse. Chercher certains éléments, pas les autres, pas tous les autres, c’est là l’unique façon de procéder qui soit utile. C’est ainsi que l’on procède aussi pour le monde des classiques. Alors nous trouverons sur notre route des cailloux plus précieux que l’or des mines: des éléments d’orientation dans la lutte de classe quotidienne, des armes brutales et offensives contre la morgue des patrons, n’ayant rien à voir avec des oripeaux clinquants et de prestigieuses valeurs. On y trouvera une série croissante de critères pratiques pour une action politique du côté ouvrier où tous les critères sont repris sciemment les uns après les autres, où toutes les phases de l’action sont programmées subjectivement, les unes après les autres: et tout cela avec l’objectif de parvenir à renverser le côté subalterne de la revendication ouvrière, en une réelle domination qui menace toute la société, et d’arracher au cerveau du capital, la direction et le contrôle de la lutte de classe, afin de les livrer, une fois pour toutes aux mains des ouvriers.
Ce parcours progressif de la lutte et cette croissance politique de notre classe partent de l’œuvre de Marx, passent par l’initiative de Lénine, et font des expériences pratiques, décisives et directement ouvrières des moments de saut dans leur développement, mais ils ne s’arrêtent pas à ce stade; ils le dépassent; il nous faut, nous aussi, savoir aller de l’avant, en nous comportant vis-à-vis de ce processus de la façon suivante : prévoir le futur pour une moitié, pour l’autre contrôler le présent, anticiper d’un côté, suivre de l’autre. Anticiper cela signifie penser et voir, en chaque chose, plusieurs choses qui se développent; regarder tout d’un œil théorique et du point de vue de sa propre classe. Suivre, cela veut dire agir, se mouvoir au niveau réel des rapports sociaux, évaluer l’état matériel des forces en présence, et saisir enfin le moment, ici et maintenant, de façon à s’emparer de l’initiative de la lutte. Certes, il faudra procéder à de larges anticipations stratégiques du développement capitaliste, mais à condition d’en faire des concepts-limites à l’intérieur desquels déterminer les tendances du mouvement objectif. Il ne faut jamais les confondre avec la situation réelle, ni les prendre pour le destin du monde auquel on ne pourrait échapper et à qui il faudrait obéir. Parfois le sens de la lutte et de l’organisation, consiste justement, à prévoir le chemin objectif du capital, et les nécessités qui lui dictent ce parcours, à lui en refuser la réalisation, ce qui bloque son développement, et le met donc en crise avant, souvent bien avant qu’il n’ait atteint les conditions que, nous, nous avions jugées idéales. Ainsi les modalités de l’action concrète et les véritables lois spécifiques de la tactique s’avèrent certes indispensables, mais elles ne le sont que comme des fonctions qui doivent servir, et dont il faut se servir pour un dessein global, qui, en lui-même, va bien au-delà de celles-ci.
Il ne faut jamais les isoler les unes des autres, ni les confondre avec les objectifs à long terme, ni les rendre autonomes comme si elles étaient à elles seules l’ensemble du plan de lutte, et le but final. La vigilance théorique, à laquelle s’astreint continuellement la classe ouvrière, consiste précisément à devoir parfois briser les chaînes des occasions historiques, qui se présentent trop souvent et de façon trop uniforme ; il faut alors entièrement les réévaluer, à la lumière des derniers développements en cours, des ultimes prévisions, et des nouvelles découvertes, pour n’en choisir que certaines pour modèles. On le voit bien, si l’on reparcourt l’histoire des luttes ouvrières, et si l’on est attentif aux hommes qui en exprimèrent la direction. Or, anticiper et suivre, prévoir et contrôler, avoir les idées claires et la volonté d’agir, la prudence et l’habileté, voir loin et posséder le sens du concret, ces couples se sont toujours trouvés divisés, voire incarnés séparément en des hommes différents. Cet état de choses, c’est la mort du point de vue théorique de la classe ouvrière. Pour son action politique, c’est la misère actuelle de la vie du mouvement ouvrier officiel. En ce sens, la situation est grave. Et certes les mots d’un livre ne parviendront pas à la changer. La seule condition pour qu’un livre aujourd’hui contienne quelque chose de vrai, c’est que son auteur ait pleinement conscience, en l’écrivant, d’accomplir une mauvaise action. Si pour agir on doit écrire, il faut vraiment que le niveau de la lutte soit tombé bien bas. Les mots, par quelque biais qu’on les prenne, semblent toujours être affaire de bourgeois. C’est vrai. Quand on est dans une société ennemie, on n’a pas la liberté de choisir les moyens de la combattre. Et les armes, qui ont servi dans les révoltes des prolétaires, ont toujours été prises dans les arsenaux des patrons.
Pour aller de l’avant, la recherche doit donc en prendre conscience et se donner cette forme. Quand elle aura dépassé les limites atteintes jusqu’ici, elle prendra un tour plus complexe, plus difficile et plus pénible. Jusqu’à présent nous avons fait un peu de broderie sur la trame que nous ont laissée les classiques. Désormais c’est une nouvelle trame qu’il faut ourdir, couper et inscrire dans le nouvel horizon de la lutte ouvrière. Depuis Marx, personne n’a plus rien su sur la classe ouvrière : elle reste encore ce fameux continent inconnu. Certes, l’on sait qu’elle existe, puisque tout le monde en a entendu parler et que chacun peut lire, sur elle, des contes fabuleux. Mais personne ne peut dire : j’ai vu et j’ai compris. Certains sociologues se sont évertués à démontrer qu’en réalité elle n’existe plus : les capitalistes les ont licenciés pour incapacité professionnelle. Quelle est la texture interne de la classe ouvrière ? quel est son fonctionnement à l’intérieur du capital ? comment travaille-t-elle ? comment lutte-t-elle ? en quel sens accepte-t-elle tactiquement le système ? et de quelle façon le refuse-t-elle stratégiquement ? autant d’avatars du problème, autant de questions! Théorie plus histoire, ou histoire plus théorie, il nous faut absolument le savoir dans les années qui viennent. Comme le Galilée de Brecht, nous cherchons à avancer pas à pas. « Avant d’affirmer que ce sont des tâches, mieux vaudrait démontrer que ce ne sont pas des queues de poisson. » Par « un regard tendu et fécond» développons en nous un « œil étranger» et observons le lustre oscillant de la lutte de classe actuelle ; plus nous aurons d’émerveillement à en contempler les oscillations, plus nous serons tout près d’en découvrir les lois. Dans la recherche menée jusqu’ici, on a eu, bien présente à l’esprit, la leçon de cette méthode. Cela nous a amené à découvrir certaines choses qui ne se voyaient pas à l’œil nu. Et au regard de ce que l’on peut découvrir de la sorte, tout cela n’est rien et ne sert que d’introduction. Il se peut que, là aussi, nous nous trompions. Néanmoins il est difficile d’échapper à l’impression que s’ouvre aujourd’hui, devant nous, la route d’une recherche marxiste d’un type nouveau, et que la longue nuit, le long sommeil dogmatique de la pensée ouvrière ne tirent à leur fin. L’océan des découvertes possibles est redevenu, aujourd’hui, si sujet aux tempêtes qu’il faut un très grand contrôle de soi-même pour y naviguer sans jeter par-dessus bord les vieux instruments d’analyse. Il nous faudra pendant longtemps, impitoyablement et sans défaillance, nous en tenir fermement à l’objet de nos préoccupations ; la société actuelle, celle du capital, avec ses deux classes, leurs luttes et leur histoire, et les prévisions sur leur développement ultérieur. A qui demande ce que sera ce qu’il y aura après, il faut répondre : nous ne le savons pas encore. Il faut en arriver à ce problème, mais il ne faut pas en partir. Nous, nous n’y sommes pas arrivés. C’est une des raisons pour lesquelles il semblera que, dans ce livre, le futur n’existe pas. En fait, rien de tout ce qui existe aujourd’hui ne représente pour nous le futur. De plus, c’est un vice idéologique bourgeois que de placer le modèle de la société à venir, avant l’analyse de la société actuelle ; seuls, la plèbe opprimée et les intellectuels d’avant-garde pouvaient en être les dignes héritiers ; c’est la fanfare précédant le cortège, ou la prime à la bassesse qui promet qu’au-delà il y a le monde des justes. Aucun ouvrier qui lutte contre le patron n’ira demander : et après ? La lutte contre le patron représente tout. L’organisation de cette lutte est tout. Mais il y a là déjà tout un monde. Nous sommes d’accord, c’est le vieux monde qu’il faut abattre. Mais qui vous dit que, pour l’abattre, la simple volonté de renverser le pouvoir organisé en classe dominante ne suffise pas ? D’un côté la classe ouvrière, de l’autre la société capitaliste: tel est le schéma moderne de la lutte de classe. Il n’est pas vrai qu’alors le rapport de force soit déplacé en faveur du capital. C’est l’inverse. C’est seulement ainsi que la classe ouvrière acquiert sa propre force, qu’elle se reconnaît comme le seul élément vivant, actif et productif de la société, comme la charnière des rapports sociaux ; articulation fondamentale du développement économique, elle détient donc entre les mains, en puissance, l’hégémonie politique, y compris sur le présent. Le processus révolutionnaire, à travers lequel cette domination pourra se réaliser, forcera peut-être les étapes de son développement en en sautant certaines. Mais à son apogée, quand il aura arraché le pouvoir aux capitalistes, il ne pourra vraiment pas couper à une dure période de dictature politique des ouvriers sur l’ensemble de la société.. C’est le point le plus lointain du futur que nous réussissons à voir et que nous voulons voir. En tant qu’objectif de lutte, il nous suffit, et nous sert à l’organiser. On ne peut pas en dire plus. Les prophéties sur le monde nouveau, sur l’homme nouveau, ou sur la nouvelle communauté humaine nous semblent aujourd’hui aussi immondes que l’apologie d’un passé honteux.
Non, le problème actuel ce n’est pas de savoir ce qu’il faut substituer au vieux monde, mais encore de quelle façon l’abattre. Il est donc essentiel de savoir au moins ce qu’il est, ce vers quoi il s’achemine, pourquoi il le fait, quelles forces l’habitent et ce qu’il contient de luttes. Pourtant, développer l’analyse dans cette direction, ce n’est pas ce dont nous nous soucions. Certes on peut arriver à prévoir une grande partie de ce futur concret et il faut le faire. C’est là précisément que la théorie reprend son importance. Mais, ici, une question se pose, qui exige une véritable réponse. Et celle-ci est tout ce qu’on veut sauf facile à fournir. Les jeunes camarades, qui veulent à juste titre lutter tout de suite contrel’ennemien chair et en os, posent une question précise : pour l’instant quelles sont les marges offertes à l’activité pratique ? suivre le présent tout en le contrôlant, qu’est-cequeçaveutdire ici et maintenant ? Comment réunir et concilier cette présence active dans la réalité actuelle, et les voyages d’exploration théorique de continents nouveaux ? On ne verra jamais assez tout le côté positif des années soixante en Italie. La conjonction heureuse de conditions directement capitalistes et directement ouvrières a enclenché un processus de croissance de forces révolutionnaires nouvelles, qui sont en train de vivre un moment charnière de leur développement. Ce furent des années d’expérience. Et les expériences, surtout quand elles sont nouvelles et qu’elles rompent avec la tradition et le courant officiel, certains les font, d’autres ne les font pas. Pourtant ce n’est pas là qu’il faut tracer la ligne de démarcation. Ceux qui n’ont pas accompli ces expériences nouvelles ont pu refaire les anciennes d’un œil critique; c’est ainsi qu’avance chacun pour son propre compte, quand il est jeune.
Mener un travail politique objectif en ayant conscience, même confusément, de se borner à faire une expérience pour soi-même, en fonction du corps d’hypothèses que l’on a en tête, afin d’apprendre à les contrôler et à les développer. C’est là une sagesse difficile à pratiquer car on ne la possède pleinement que lorsque s’en est évanouie l’occasion qui n’existait auparavant qu’à l’état de germe. Quand on a mené une expérience de ce genre, on a toujours l’impression que plus rien ne subsiste. En réalité, il reste le préalable fondamental à toute action : la maturité d’une analyse prospective, et des forces subjectives capables de la rendre opératoire. Le tournant de la pratique doit comporter tous les termes du problème. Le niveau atteint par l’analyse, la maturité des forces qui peuvent l’assumer, la situation de classe extraordinairement favorable en Italie, exigent que l’on ne s’essaye plus aujourd’hui à des expériences pratiques devant servir à la découverte théorique, et imposent un travail politique fructueux et créateur qui cherche avec force et habileté des résultats concrets et des passages matériels. Sachons-le tout de suite: ce travail politique se placera entièrement en deçà de notre horizon théorique, et toujours nécessairement en deçà chaque fois qu’il sera question d’ouvrir un processus révolutionnaire, d’en préparer les conditions, d’en rassembler les forces et d’organiser le parti. Parfaitement, d’organiser le parti. Il y a des moments où tous les problèmes peuvent et doivent être réduits à ce seul problème. Il s’agit de moments très avancés de la lutte de classe qu’il ne faut pas toujours aller chercher là où le capital est le plus mûr, ou bien le plus faible. Ici aussi, il faut avoir le courage de partir à la découverte, de se débarrasser de tous les schémas théoriques que chacun cultive dans son jardin, et de savoir trouver le lieu et le point où une série de circonstances ont permis qu’il ne faille dénouer qu’un seul nœud pour que le fil du mouvement révolutionnaire puisse se dévider de nouveau : le nœud du parti, la conquête de l’organisation. On ne répétera jamais assez que prévoir le développement du capital ne signifie pas se soumettre à ses lois d’acier, mais le forcer à emprunter un certain chemin, l’attendre en un endroit, et là, l’attaquer et le briser grâce à des armes plus fortes que l’acier. Trop de gens pensent aujourd’hui que l’histoire passée du mouvement ouvrier des pays les plus avancés est notre destin fatal et que nous ne saurions y échapper. Mais la connaissance de ce qui va se produire ne sert-elle pas précisément à découvrir les moyens, les formes et les forces susceptibles d’en empêcher la venue ?
Sinon quelle utilité ? Est-ce de nous donner l’horoscope du lendemain ? L’histoire de la social-démocratie et du réformisme ouvrier moderne est encore à faire entièrement, et il faudra beaucoup travailler la question. Mais du point de vue politique on voit clairement quels en sont les processus fondamentaux. Personne ne peut nier que la victoire de la social-démocratie ne soit une défaite de la classe ouvrière, et qu’elle n’est pas imputable aux ouvriers, bien que l’on trouve peu de gens prêts à l’admettre. L’on comprend pourquoi: s’il n’y a pas eu de grandes erreurs de la part des ouvriers directement, alors la responsabilité en retombe entièrement sur leurs dirigeants. Si ça n’a pas été la classe elle-même, dans sa spontanéité obligée, qui s’est trompée sur le sens de la lutte contre la social-démocratie, ce sont donc ceux qui devaient en être les organisateurs – et parmi eux se trouvaient d’authentiques dirigeants ouvriers, et des révolutionnaires éprouvés – qui se sont trompés. Dans cette optique, il faut aujourd’hui procéder à une critique serrée et approfondie de l’ensemble des positions prises par la gauche historique du mouvement ouvrier international, et les accuser de n’avoir pas fait obstacle à la marche de la social-démocratie, et au contraire de l’avoir favorisée. Il faut inclure dans cette critique aussi la première réaction bolchevique. Lorsque le mouvement communiste remporta quelques victoires, ce n’est pas un hasard si les positions de gauche commirent à leur égard leurs erreurs de toujours: se borner à retourner les positions de droite, sans les détruire. A ceux qui faisaient de la tactique quotidienne une stratégie à long terme, on ripostait en faisant de la stratégie à long terme une tactique quotidienne. A un faux réalisme de la pratique, on opposait des fausses théorisations abstraites. On s’enfermait dans l’isolement des groupes pour refuser le mouvement du peuple. Les partis historiques ont eu la vie facile, car, à leur gauche, ils trouvaient et trouvent toujours des bavards du genre de Zarathoustra qui flânent, tout en jurant d’annihiler le monde ; mais demandez-leur comment épousseter les vieux livres sacrés, et ils ne savent pas quoi répondre. Pendant ce temps les ouvriers ont appris que lorsque l’on répond à la brutalité du compromis passé avec l’adversaire par le « chartisme de la force morale », dans aucun des deux cas l’on ne parle d’eux, de leur intérêt particulier, et de leur guerre de classe. Ce sont ces mêmes ouvriers qui prirent la tête de l’insurrection quand l’enjeu fut de battre sur le terrain le dessein réformiste qui semblait pourtant invincible puisqu’il avait gagné dans des pays bien plus avancés. Certes, avec eux, et à la tête de l’insurrection, se trouvait Lénine. Et Lénine était le seul d’entre les leaders révolutionnaires en Europe à s’en être tenu fermement à un principe élémentaire de la praxis subversive et qui était pour lui l’impératif même de la pratique : ne jamais laisser le parti aux mains de ceux qui le détiennent. Un travail approfondi lui avait fait comprendre que le parti était le nœud à dénouer, même pour un pays comme la Russie de son époque. Qu’il soit à l’intérieur ou à l’extérieur du parti, majoritaire ou minoritaire, une lutte ouverte pour la direction de l’organisation, n’excluant aucun moyen d’y parvenir – la lutte de parti -, est le fil rouge qui parcourt la vie et l’œuvre de Lénine, et les amène jusqu’au règlement de compte de 1917. C’est alors que, par un de ces miracles qui n’en sont que pour ceux qui ignorent tout des lois de l’action, le parti se trouve en bonnes mains juste au bon moment: « Le 6 novembre c’est trop tôt, le 8 novembre trop tard ! » Ce mot d’ordre, qui restera longtemps le modèle de tout choix révolutionnaire, s’avérait possible avec les forces et à travers les objectifs qu’offrait la situation. Nous pensons que ce modèle d’initiative léniniste est une leçon qu’il nous faut encore méditer. II nous faudra aller tous les jours à cette école, y grandir et nous préparer tant que nous ne serons pas parvenus à lire directement dans les choses sans la fichue médiation des livres et à les faire bouger avec violence sans les veuleries de l’intellectuel contemplatif. Nous apprendrons ainsi que la tactique n’est pas écrite une fois pour toutes sur les tables de la Loi; c’est une invention quotidienne qui colle à la réalité et qui s’affranchit en même temps de toute idée préconçue, bref une sorte d’imagination productive seule capable de rendre opératoire la pensée et de passer réellement à l’action; mais seuls en sont capables ceux qui savent ce qu’il faut faire.
Qui sait lire ce livre, y trouvera les modifications qui sont intervenues progressivement dans la façon de considérer ce problème.
Il faut les maintenir dans l’ordre où elles sont présentées parce que c’est l’ordre dans lequel elles ont été acquises. II n’y a pas d’équilibre statique entre le travail politique et la découverte théorique, mais plutôt un rapport dynamique où l’un se sert de l’autre selon les nécessités du moment. II est certain qu’il faut aujourd’hui verser toute découverte au service d’une reprise urgente et correcte de l’activité pratique.
Tout le monde sent bien que les prochaines années en Italie seront décisives. Mais peu ont compris qu’elles ne le seront pas seulement pour l’Italie, mais aussi pour le capital international. Considérer la situation de classe italienne comme « normale », ou comme devant fatalement s’acheminer vers la situation moyenne des pays qui l’ont précédée dans l’histoire moderne, c’est là l’erreur typique de stratégie pure, et le signe d’une absence de sens politique assez préoccupante. On a là un exemple vivant de la façon dont des positions de gauche peuvent retourner la ligne officielle du mouvement ouvrier sans en entamer véritablement le contenu que nous référons toujours au rapport qui s’établit concrètement entre le niveau de développement politique de la classe ouvrière et son degré d’organisation. Ainsi, penser aujourd’hui que tout se résoudra aux États-Unis, sous prétexte que Marx a dit que l’homme explique le singe et non l’inverse, c’est une forme d’orthodoxie théorique qui va se jeter naïvement dans ce « melting pot » qu’est devenu le marxisme vulgaire actuel ; la seule chose qu’on devient incapable d’y reconnaître, c’est l’initiative ouvrière dans la lutte de classe à un moment déterminé, et en un lieu déterminé. Quant à regarder vers les pays sous-développés comme s’ils étaient l’ « épicentre de la révolution » sous prétexte que Lénine a dit que la chaîne se brisera en son anneau le plus faible, c’est une façon d’être concret dans la pratique qui coïncide avec la forme peut-être la plus achevée de l’opportunisme contemporain ; celle qui, par analphabétisme théorique, ne sait pas reconnaître, dans le tigre en papier, ce qui est la queue et ce qui est la tête. C’est le lieu où le degré de développement politique de la classe ouvrière a devancé, pour un ensemble de raisons historiques, le niveau de développement économique capitaliste, qui s’avère être toujours le point le plus favorable à l’ouverture d’un processus révolutionnaire dans une échéance rapprochée. Mais à condition qu’on parle d’une classe ouvrière et d’un développement capitaliste au sens scientifique de deux classes sociales parvenues à l’époque de leur pleine maturité.. Nous tenons beaucoup à la thèse qui pose que la chaîne doit être brisée non pas là où le capital est le plus faible mais là où la classe ouvrière est la plus forte ; même si cette idée est exposée encore de façon insuffisante, il faut y prêter une attention particulière. II peut en découler de multiples conséquences. La théorie du « point moyen» en est une : savoir recueillir, d’un point en mouvement, ce qu’il comporte de plus avancé comme tendance réelle, et ce qu’il traîne derrière lui d’héritage passif. Ce n’est pas par hasard si l’Italie offre aujourd’hui un terrain idéal à la recherche théorique ouvrière, et si c’est de là qu’il faut partir pour voir le monde du capital avec un sens aigu du concret. C’est précisément parce que la situation de classe italienne, toujours favorable aux ouvriers, se trouve à mi-échelon du développement capitaliste, dans la portée internationale qui est la sienne, qu’elle peut devenir un facteur d’unification subjective de niveaux de lutte différents voire opposés. II est vrai que la remise sur pied d’une stratégie internationale de la révolution est urgente et constitue peut-être un préalable ; mais il nous faut comprendre que cela ne se produira pas tant que nous continuerons à jouer avec cette mappemonde pour enfants qu’a inventée la géographie politique bourgeoise, et qui divise le monde en premier, deuxième et tiers monde pour ses commodités didactiques. Il est temps de commencer à distinguer les différents degrés et niveaux des contradictions capitalistes dans leur détermination successive, sans les prendre chaque fois pour des alternatives au système. La société capitaliste est ainsi faite qu’elle ne peut se permettre toujours qu’une seule alternative, celle qui est directement ouvrière. Tout le reste n’est que contradictions dont le capital vit et sans lesquelles il ne pourrait pas vivre. Il s’en débarrasserait certainement s’il savait comment s’y prendre. Mais souvent il ne le sait que post festum et toujours quand le moment critique est passé. Tant mieux pour nous ! Le point de vue ouvrier ne doit ni refuser ni résoudre les contradictions du capital, il doit seulement les utiliser. Et pour ce faire, il lui faut de toute façon les exacerber: même si elles se présentent sous la forme de l’idéal socialiste et qu’elles marchent derrière le drapeau du travail. Reconstruire la chaîne des contradictions, la réunifier, et la posséder de nouveau grâce à la pensée collective de classe comme le seul cheminement possible pour l’adversaire lui-même : voilà quelle est la tâche de la théorie et le préalable nécessaire à une renaissance stratégique du mouvement ouvrier international. En même temps repartir d’un niveau déterminé de développement, forcer un processus révolutionnaire in concreto à voler de ses propres ailes, voilà l’objectif de la pratique, voilà la prodigieuse découverte du monde de la tactique à laquelle nous pousse quotidiennement la situation de classe en Italie. Il est faux de soutenir que le réseau international du capital, au faîte de son développement, présente des mailles si serrées, même à niveau institutionnel, qu’il n’est plus possible de le trouer en un point. Ne surestimons jamais l’adversaire, ne subordonnons jamais notre position à la sienne, bref ne cédons jamais l’initiative de la lutte. Mais puisque les mailles du réseau sont devenues plus denses, imposer la rupture en un point, cela revient à faire converger sur celui-ci toutes les forces qui veulent le rompre dans son ensemble.
Chaque lien ajouté aux différentes parties du capital est un moyen de communication de plus pour les différentes parties de la classe ouvrière. Tout accord entre capitalistes présuppose et relance, malgré lui, un processus d’unification ouvrière.
Et d’ailleurs il n’est pas besoin de tant ergoter. Un minimum d’intuition pratique que donne l’instinct de classe nous montre clairement toute la charge de violence, le rôle d’aiguillon subversif et de modèle de voie révolutionnaire que représenterait, pour les pays de capitalisme avancé comme de capitalisme arriéré une nouvelle et grande expérience d’organisation politique de la classe ouvrière italienne. Ici n’allez pas demander d’emblée : quelle sera la physionomie du parti ? Certains pensent que c’est un mot trop corrompu pour qu’on puisse continuer à s’en servir. Peut-être ont-Ils raIson. Mais nous n’en sommes pas, quant à nous, arrivés à ce point, et d’ailleurs nous ne tenons point à y arriver.
Dans le ciel des découvertes théoriques il est légitime que l’on vole avec les ailes d’une imagination intelligente. Mais, sur le terrain de la pratique et lorsqu’il s’agit du problème le plus difficile de tous, celui de l’organisation, il faut procéder pas à pas, avec humilité et prudence, parler la langue de tous les jours, essayer de passer d’une forme à une autre, mais en prenant bien garde de ne rien perdre du potentiel positif accumulé par les expériences réelles de dures décennies de lutte. Cela peut sembler étrange, pourtant ça ne l’est guère : en effet lorsque nous parlons du parti, c’est le seul moment où nous nous sentons de la vieille génération. Disons mieux : c’est la seule fois où nous examinons tous les autres problèmes en ayant le sentiment d’appartenir à une génération transitoire qui est forcée de préfigurer le futur avec les moyens du passé. C’est pourquoi nous parlons de lutte de parti pour la conquête de l’organisation ; d’une tactique léniniste à l’intérieur d’une recherche stratégique d’un nouveau genre ; et d’un processus révolutionnaire en un point afin de remettre en mouvement le mécanisme de la révolution internationale. Il y a une réponse à la question : que faire ? mais elle n’est valable que pour peu de temps. Travailler ensemble des années, avec pour seul mot d’ordre : donnez-nous le parti en Italie et nous renversons l’Europe !
Pour peu de temps encore. Dans la société capitaliste, le lent et imperceptible cheminement du développement historique est la folle poursuite de moments politiques très brefs.
Il faut savoir se camper au milieu de ceux-ci pour les saisir un par un et les uns après les autres si l’on veut tenir en main le fil qui les unit et qu’il faut trancher. Il ne s’agit pas de vieilles occasions historiques qu’il serait question d’attendre assis au coin de la rue. Il ne s’agit pas non plus de récupérer une continuité d’événements tous égaux entre eux, sans qu’aucun ne rompe avec le passé. Il faut comprendre que chaque moment politique possède sa spécificité historique qu’il faut saisir avec toute la force dont est capable une pensée concrète. Bref, que cela enlève précisément aux époques de l’histoire leur généralité pour en faire le terrain d’action d’une lutte déterminée. Découvrir quels sont les nécessités du développement du capital et les renverser en possibilités subversives de la classe ouvrière : voilà quelles sont les deux tâches élémentaires de la théorie et de la pratique, de la science et de la politique, de la stratégie et de la tactique ; ce sont là de vieux mots, nous en sommes conscients, mais on ne peut pas les remplacer tant qu’on ne leur a pas donné une nouvelle signification. Nous ne pouvons considérer les terribles dernières décennies du mouvement ouvrier, et toute la phase post-léniniste que comme un nihil negativum (un pur néant) auquel se référer polémiquement dans la recherche du cadre futur de notre action. Subjectivement, il en reste bien quelque chose. C’est à nous d’en tirer les enseignements susceptibles d’être utilisés dans la lutte future. La séparation du parti d’avec la classe et de la classe d’avec le parti a engendré une autre séparation : celle qui se produit entre les hommes et les perspectives objectives qu’ils représentent, entre les révolutionnaires d’un côté, et les processus révolutionnaires de l’autre, jusqu’à en faire deux mondes opposés qui, aujourd’hui, ne se rencontrent ni ne se comprennent plus. Ceux qui ont voulu lutter à l’intérieur des structures du parti n’ont pas pu le faire réellement car ils ne se sont jamais préoccupés d’avoir en tête une perspective globale, c’est-à-dire une véritable alternative à la ligne officielle. En revanche ceux qui ont voulu chercher une telle alternative, ne l’ont pas trouvée réellement parce qu’ils n’avaient pas pris garde à maintenir des rapports réels avec le gros du mouvement, et donc la possibilité d’en prendre la direction. Il ne faut pas retomber dans ces erreurs. Surtout ne jamais se lancer dans le combat de la pratique sans armes théoriques; ni ne se mettre à élaborer des projets loin des masses. Il nous faudra probablement battre les réformistes sur leur propre terrain; mais avec une armée de nouvelles idées révolutionnaires; forts d’un bagage de connaissances historiques de leur propre mouvement; en prévoyant si clairement l’issue finale de la lutte, en en contrôlant si bien les passages internes et en ayant une telle conscience de ses contradictions provisoires que le monde traditionnel de la politique et toute sa science naïve en seront stupéfaits. Il faut toujours séparer, dans les faits et objectivement, stratégie et tactique ; il ne faut jamais les confondre ou identifier l’une à l’autre, car, ceci fait, elles sont autant d’obstacles à l’action; il nous faut au contraire les garder unies subjectivement, dans notre tête et notre corps, et ne jamais les séparer, sinon elles détruisent les hommes, les coupent en deux, et les réduisent à ces ombres grises que sont devenus aujourd’hui les dirigeants du parti. Ce qui semble le côté tragique de la situation actuelle – ne pouvoir faire d’emblée ce que l’on compte faire demain – est la donnée normale de la lutte de classe lorsque celle-ci se trouve en deçà de la conquête de l’organisation et qu’elle exige que l’on en soit à ce premier stade pour pouvoir passer à l’attaque décisive. On ne peut se borner à cette simple constatation. On doit en faire quelque chose de positif : une période qu’il faut vivre de fond en comble, car elle nous force à un développement subjectif considérable, elle prolonge la durée de maturation de nos forces afin de les décanter et de les approfondir. Ainsi devenir aussi partiaux que complets, politiciens réalistes autant que théoriciens de grande envergure, bref hommes simples autant que médiateurs complexes de l’intérêt ouvrier. Et réciproquement, en passant par un cycle de croissance collective et ininterrompue. On nous a déjà dit qu’on ne trouve rien d’universellement humain dans tout ce que nous proposons : c’est vrai ! En effet on n’y trouve rien qui regarde l’intérêt particulier des bourgeois. A-t-on déjà vu une lutte ouvrière avoir pour plate-forme des revendications sur l’homme générique ? Il n’y a rien de plus limité et partial, rien de moins universel, au sens bourgeois du mot, qu’une lutte d’usine menée par les ouvriers contre leur patron direct. C’est pourquoi justement si nous réussissons à additionner ces luttes dans la société, en les rassemblant sous une seule perspective et en les unifiant dans l’organisation, alors nous aurons entre les mains les destinées du monde, car nous aurons conquis l’arme la plus puissante qu’on puisse concevoir aujourd’hui : un pouvoir de décision sur les mouvements du capital. C’est là le but à atteindre. Laissons tomber tout ce qui n’y concourt pas. Concentrons plutôt nos efforts sur ce qu’il faut porter et qui est indispensable si nous voulons avancer. Il est possible qu’un jour, nul ne sait quand, il faille faire « un brin de halte ». Tout de suite peut-être, même. On ne peut donner encore pour imminent le passage du « prologue dans les nuages » aux aventures sur terre. Toute la façon de voir les choses, qu’on a présentée, n’est pas seulement provisoire en elle-même : elle n’est qu’une de celles qui semblent encore possibles. Confrontons-la aux autres et voyons si elle a suffisamment grandie pour être capable de se défendre et d’attaquer.
En somme, éprouvons-en la force. Certes la classe ouvrière actuelle n’est plus ce jeune camarade qui « voulait ce qui est juste et agissait autrement ».. Elle a atteint désormais l’âge mûr où l’on préfère parfois ne pas agir plutôt que de se tromper. Du coup les « agitateurs» utilisent peut-être un langage qui n’est plus adapté à la situation présente. Toutefois la ligne de conduite que Brecht nous fixait dans le « chœur de surveillance », une fois établie la nécessité de changer le monde, est encore valable sans qu’on en modifie quoi que se soit: « Mépris et ténacité, science et rébellion, impulsivité, décision réfléchie, sang-froid patient, infinie persévérance, compréhension du particulier et du général; c’est seulement quand nous aurons été dressés par la réalité que nous pourrons la transformer. »