Je suis à Barcelone pour des journées de “investigaction”
http://www.investigaccio.org, organisées par de jeunes universitaires, des sociologues militants et des acteur/trices des nouveaux mouvements autonomes de la ville. Il y a eu ici, dans l’Ateneu popular de Nou Barris – un équipement culturel autogéré dont la fondation remonte aux luttes de quartier des années 70 – une belle composition dont il serait bon de rêver un peu en France : squatteurs, activistes et “intellos précaires” de Barcelone et d’autres villes espagnoles ; étudiants de l’université et sans doute quelques jeunes profs ; internationaux européens ou américains (notamment Hollande et Angleterre) ou d’Amérique Latine (notamment Argentine) ; personnes plus âgées qui ont milité pendant la transition démocratique… On trouvait beaucoup de gens qui lisent de très près des revues comme Multitudes, DeriveApprodi et Posse, et qui pratiquent, voire inventent, la coopération sociale qui est théorisée dans ces revues. S’il était possible d’accueillir de telles compositions en France, il est clair qu’on perdrait moins de temps à débattre de l’école laïque des Ferry ou de l’autonomie de l’oeuvre d’art.
Je ne connais rien de précis concernant les principes de la “recherche action”, mais j’ai l’impression que c’est une autre histoire. Ici il s’est agi d’une réflexion collective et différenciée sur le rôle de la pensée, de l’analyse et de la production d’écrits plus ou moins scientifiques, au sein de mouvements qui sont marqués par une haute capacité de maniement du langage, et une conscience assez aiguë du rôle de l’élaboration intellectuelle dans l’articulation interne des collectifs et dans leur appréhension du monde – mais aussi dans la perception que la société en générale aura de leur action. Ce dernier facteur est évidemment la clé du problème. Car les études sociologiques qui objectivent les mouvements peuvent difficilement éviter de servir comme pièces à témoin pour des experts cherchant à infléchir les décisions prises à l’intérieur d’administrations dites “publiques” (même quand il ne s’agit que cette administration publique qu’est l’université elle-même). Or, ici !
tous les participants sont à peu près convaincus que le fonctionnement même de ces administrations, et de la séparation objet/expert en général, fait partie de la domination à laquelle ils cherchent à échapper, et qu’ils voudraient aider à défaire. Le simple fait de “rendre compte des résultats de la recherche auprès des personnes directement concernées”, comme on lit dans les précis de recherche-action, ne peut pas alors suffire. Et l’élaboration d’épistémologies alternatives trop complexes pour être débattues collectivement et traduites en moyens opératoires est également exclue, par le simple constat d’inefficacité. Cependant, seule une minorité des participants semblaient croire à l’existence d’un dehors absolu, d’une autonomie des mouvements qu’il suffirait de renforcer et de développer. Ici comme ailleurs (excusez-moi de le répéter) il s’agit donc d’une recherche du dehors, qui est une recherche de moyens pour accomplir simultanément l’articulation entre acteurs alter!
natifs, et la subversion des mécanismes et des instances du pouvoir normatif.
Comment cela fonctionne alors ? Il y avait autour de 150 participants, peut-être 200 parfois ; en général il y avait 3 atéliers thématiques simultanément, qui duraient 2 heures / 2 heures et demie. Souvent, après avoir posé le problème (voyez le site web pour la liste des problématiques), l’atelier se fractionnait en 2, 3, voire jusqu’à 5 groupes pour élaborer un thème particulier. On se divisait souvent en groupes hispanophones et anglophones pour alléger la fardeau de la traduction consécutive (bien sûr il n’y avait quasiment pas de français, peut-être 2 avec Patrice Riemens et Diiino “en plus”). Le nombre de personnes et la (relative) diversité de la composition faisait qu’on arrivait rarement à définir des concepts précis et donc, à développer des discussions techniques d’intellos. (Ce n’était pas le but, m’a expliqué un des organisatrices, qui disait que cela pourrait se faire plus tard entre personnes s’étant rencontrées ici.) Pourtant, à une exception près, pour les ateliers auxquels j’ai assistés, les débats ne tombaient pas non plus dans les discussions désormais classiques et répétitives du “mouvement” concernant le local et le global, les bienfaits de la forme réseau, le succès divers de telle ou telle “action”, l’utilité ou pas du “summit hopping”, etc. Au lieu de cela, on partait d’oppositions un peu floues, comme “mouvement identitaire ou pas”, position “à l’intérieur ou à l’extérieur de l’université”, utilité de la “théorie” pour les mouvements ; ensuite, chacun à partir de sa propre expérience et/ou ses propres projets, cherchait à affiner les termes du débat en visant des modes opératoires de la production d’idées dans des contextes réels, en se faisant aider ou contredire par les prises de parole successives. A la fin, retour en plénière pour des restitutions rapides (et presque toujours inutiles, car on n’arrivait pas à restituer la richesses des débats).
C’était très intéressant d’entendre parler tant de personnes différentes à propos des formes les plus contemporaines de l’exploitation et de la domination, et des moyens pratico-linguistiques pour s’y opposer – mais sans user des vocabulaires spécialisés des sciences sociales (d’ailleurs, j’ai rarement entendu les mots “domination” et “exploitation” que j’utilise ici pour aller vite). L’apport du féminisme était très clair dans ce pays réputé machiste, mais qui l’est peut-être moins que la France. Des discussions comme celles-là, pour quelqu’un qui travaille avec des concepts précis, sont extrêmmement pertinentes, car elles permettent de mesurer la valeur d’usage de ce qu’on peut produire, dans la vie quotidienne de l’intellectualité dite de “masse”, ou multitudinaire. Cela permet aussi de mesurer la responsabilité que l’on a envers les autres, quand il s’agit d’éviter que la production d’un savoir spécialisé n’exerce pas à son tour, et plus ou moins à notre insu, de nouveaux effets de domination.
Tout au long des journées (et peut-être de manière plus précise dans les séances de clôture auxquelles je n’ai pas pu assister) la discussion s’est portée sur les manières de poursuivre localement ce type de travail et de mettre les différentes tentatives en réseau. On remarque un désir de fonder des groupes d’étude et des “free universities” à la micro-échelle (ou un projet d'”université tangente” en ce qui me concerne). Pour se faire une idée de ces initiatives, voire la rubrique “Recerca Social Activista” dans la page liens de investigaccio.org. Le groupe des “Precarias a la deriva”, dont on a pu voir la nouvelle vidéo, est assez remarquable dans ce sens. Mais c’est une tentative parmi plein d’autres.
Il n’y a pas longtemps, dans cette même ville de Barcelone, Paolo Virno disait que l’Etat, en tant qu’instrument d’articulation sociale, est aux multitudes ce qu’une machine à écrire est à ceux qui utilisent les ordinateurs. Et il parlait de la construction nécessaire d’une sphère publique non étatique. Qu’il l’ait fait dans le contexte d’un programme organisé de façon subtile sous l’égide du Musée d’art contemporain de Barcelone – un programme qui l’amenait à parler dans différents sites sociaux, musée, universités, salle syndicale anarchiste, espace autonome de mouvements sociaux – n’invalide en rien ses propos. Les “machines de guerre” dont parlent Deleuze et Guattari sont justement capables d’opérer en glissant entre les différents terrains, en utilisant voire en piratant les ressources des Etats. Mais l’auto-organisation d’agencements sociaux et l’auto-constitution de critères d’évaluation est fondementale quand il s’agit de monter et de faire fonctionner ces machines. !
Pour cela, la théorie – et très précisément, le type de théorie que nous produisons au sein de Multitudes – est d’une réelle valeur d’usage. C’est toujours sympathique de s’en rendre compte de façon concrète.
Cependant, je crains parfois que le contexte parisien ne tue le projet et la promesse de Multitudes. S’engager constamment dans des polémiques franco-françaises, qui mettent en oeuvre des catégories et des critères d’évaluation correspondant aux fonctions de l’état-nation “moderne” (c’est à dire, archaïque), est certes nécessaire mais un peu périlleux. Selon ma perception des choses (dites-moi si je suis naïf ou simpliste) les concepts majeurs que l’on met en oeuvre dans les pages de Multitudes viennent d’expériences d’auto-organisation et d’autovalorisation, soit à grande échelle dans les années 68 en France, ou plus largement encore dans les années 70 en Italie, ou parmi le cercle plus restreint et pointu des post-opéraïstes et des schizanalystes dans les années qui suivirent, ou encore en France autour de ’95, et puis assez largement dans le dernier cycle de luttes mondiales qui va du soulèvement Zapatiste en ’94 au moment de Gênes/New York en 2001. Ce dernier cycle étant!
clos, il est urgent revoir ces concepts, et de trouver des ressources de lutte pour la nouvelle situation néo-autoritaire.
Or, depuis fin 2001 on vit dans un climat empoisonné et réactionnaire qui s’étend au monde entier, et en France, dans une situation très différente de celle qu’on peut trouver maintenant à Barcelone. C’est à dire, dans une situation ou il n’y a pas véritablement de mouvements sociaux (sauf celui des intermittents, et encore) qui vivent les concepts que nous manions, et qui permettent donc de les tester et de les renouveller dans le plaisir et l’expérimentation concrète. Bien sûr il y a d’autres formes de coopération que les mouvements sociaux, notamment plus pointus entre savants qui sont aussi des professionnels universitaires ou administratifs ; encore faut-il qu’ils se rencontrent sous ces conditions indispensables à mon point de vue d’auto-organisation et auto-valorisation (j’utilise à dessein le terme d’autovalorisation qui vient de “Marx au-delà de Marx”). Sans renouvellement, Multitudes sera une autre revue sur le marché des idées : soit engagée dans des conflits souv!
ent un peu stériles avec des penseurs pour qui le cadre “républicain” (et la machine à écrire étatique, parfois gonflée à l’échelle européenne) est valable ; ou encore, cherchant à se positionner parmi les modes de divertissement culturelle, où on se délècte de l’héterogénèse “lite” et de savants mélanges de vocabulaires (comme cela risque de se produire dans le numéro archi).
Eviter cela suppose sans doute d’ouvrir collectivement les chantiers de recherche dont on a parlé au dernier AG, d’organiser des laboratoires d’idées et d’écriture à géométrie multiple, et de trouver les moyens d’accueillir mieux dans les numéros et dans les listes les contributions de ceux qui vivent dans des situations moins coincées que le serre-chaud (ou le serre-froid) parisien. Pourrait-on imaginer un jour de déclencher un jour à Paris une sorte de “zone de savoir autonome temporaire” à la Hakim Bey ? On peut dire que l’Archipel des Revues était une tentative ratée, ou on peut dire que c’est quelque chose comme ça qu’il faut faire, mais en mieux, en arrivant à se donner les bonnes conditions.