Lectures

Jean Maglione et la ville comme hybride

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[[Cris et écrits de Jean Maglione. Quartiers, et cultures populaires face à la modernité et aux aménageurs, Presses Universitaires de Grenoble, 1994.[[Conférence de Michel Marie à l’Ecole d’Architecture de Grenoble, le 16 janvier 1995.

Jacques Dreyfus m’a demandé aujourd’hui d’être le lecteur et le commentateur de Jean Maglione. L’exercice qui m’est demandé n’est pas des plus faciles, d’autant plus que l’énorme travail qu’il y a eu à produire cet ouvrage fait que je ne sais pas très bien si je vais parler de Jean Maglione ou de Jacques Dreyfus.
Comme il vient d’être dit, j’ai souvent rencontré J. Maglione – et ce qui m’attirait en lui c’était à la fois le caractère bouillant et volcanique de la personne, et en même temps une très grande attention à autrui, une très grande bonté. Mais ma connaissance était beaucoup trop ponctuelle, fragmentaire pour comprendre le lien qu’il y avait entre cette passion dont il était animé et cette capacité d’écoute dont je connaissais mal les ressorts.
Puis est venue la demande de Jacques Dreyfus et je me
suis attelé à cette grosse brique qui relève beaucoup plus du livre de chevet que de l’ouvrage qu’on peut lire d’une seule traite ; qui est à la fois un traité de moraliste, un livre de poèmes et un manuel de sociologie. Et alors là, probablement parce que j’avais pris le temps de ruminer, de méditer, il s’est produit une sorte de miracle, de transfiguration. J’ai commencé à comprendre pourquoi Dreyfus avait passé autant de temps à travailler le manuscrit et j’ai commencé à me demander pourquoi ce livre était tellement bouleversant, au sens étymologique du terme. L’une des raisons qui m’est venue tout de suite à l’esprit et que j’ai envie de souligner, est que si ce livre est tellement émouvant c’est d’abord parce qu’il est une sorte d’hymne à l’amitié : l’ami, l’ingénieur général des ponts qui paye sa dette d’amitié et sa dette intellectuelle à celui que les institutions n’ont pas su reconnaître. Le don ou le contre-don comme essence même du savoir et de la production du savoir.

Il y a en gros deux manières de produire et de propager le savoir :
– l’une qui procède par monologue du savant confronté à ses propres procédures d’explication et de compréhension du réel. Cette forme de communication qui s’est propagée avec le développement des sciences fonctionne généralement par filiation et allégeance à la vérité des grands maîtres dans un cadre très hiérarchisé et en France très corporatisé. Le philosophe Gadamer disait récemment dans un article du Monde : « – Je suis frappé par la masse des connaissances qu’on ne peut développer qu’à condition de parler à quelqu’un et d’avoir un réel échange avec lui. Le développement des sciences dans le monde occidental a provoqué au contraire un privilège pratiquement incroyable du monologue. Le langage s’est réduit à être un instrument ».
– je crois que la caractéristique de cet ouvrage est au contraire d’avoir voulu procéder par dialogue dans une relation horizontale et non pas verticale au savoir, dans une relation d’osmose et de communion entre deux hommes : la relation à autrui, ce que Maglione appelle « l’interstitiel instituant » comme le lieu de la coproduction du savoir, On pourrait ici reprendre ce que Dreyfus dit de Jean dans son introduction : « lorsqu’un nouvel auteur entrait en résonance avec ce qu’il portait caché en lui, il était comme transfiguré par la révélation ». En nous révélant Maglione, Dreyfus nous a livré une partie de ce qu’il cachait en lui. Alors je voudrais maintenant me situer dans cette chaîne d’amitié et de résonance et dire quelques mots de ce qui m’est venu à l’esprit en lisant ce livre. Pour mettre un peu d’ordre dans mes cogitations, je me contenterai ici de dégager quatre filières de sens.

L’oeuvre écrite et la personne

Une première filière de sens est à rechercher, et là je suis un peu obligé de ne pas tenir compte de ce que vient de dire Dreyfus, dans le fait que chez J. Maglione, il est extrêmement difficile de séparer la personne de ses écrits, le cri des écrits. Il apparaît en effet à l’évidence que même si Jean Maglione a dû se plier comme un chacun à écrire des textes bureaucratiques, il y a, même dans les textes les plus formels, une passion de l’écriture et une recherche de vérité sur lesquelles je reviendrai tout à l’heure.
Pour lui l’écrit, le texte, le bel-ouvrage du texte, de “l’écriture artisane”, est une sorte de parole vivante dans laquelle s’imbriquent en permanence le travail narratif d u sociologue ou de l’anthropologue qui traite des questions les plus diverses (par exemple la rénovation urbaine, la réhabilitation, les ZUP, l’urbanisme, les sociologues, les architectes, etc..) et le travail de réflexion, de ré-flexivité sur les conditions personnelles de sa production intellectuelle. Parce qu’il se met lui-même en scène dans les objets intellectuels qu’il construit, parce qu’il s’interroge en permanence sur le regard qu’il porte, J. Maglione nous donne à voir quelque chose de la pensée en train de germiner comme dans une sorte de laboratoire intime où s’imbriquent le travail du sens et le travail de l’écriture.
On pourrait croire qu’il y là un peu trop d’exhibitionnisme et je sais que c’est un reproche qui lui a été fait. Je crois au contraire que c’est plutôt la marque d’une grande modestie. Et en même temps c’est affirmer une certaine position éthique. Dire d’où on regarde, dire la position située et par définition singulière de son regard, c’est en même temps se mettre dans une posture philosophique où on s’engage dans la mêlée et où on refuse de se croire audessus de la mêlée. Et pour m’en expliquer, je voudrais m’attarder sur ce que je viens de dire : c’est-à-dire l’imbrication du travail narratif et du travail sur le contexte personnel et social de sa production. Je ne sais si vous serez d’accord, mais je verrais chez Jean Maglione deux versants qui se conjuguent et que je puiserai dans le répertoire des pères fondateurs auxquels Jean se réfère le plus souvent : le versant Georges Bataille et le versant Foucault.
Le versant foucaldien qui m’a séduit dans ce livre c’est cette passion du détail. Cette passion du terrain et du symbolique, cette passion du descriptif extrêmement scrupuleuse et méticuleuse et qui s’exprime dans une écriture parfaitement maîtrisée et maîtresse de sa destinée ; on reviendra tout à l’heure à cette question de l’écriture.
Et puis il y a le côté Bataille dans la mesure où à chaque instant cette passion du terrain se transforme en mystique de l’immersion, en expérience intérieure. Jean est très proche de cette veine de la pensée mise en place par G. Bataille. Et il y a également chez lui, et c’est à mettre en rapport avec ce que j’ai dit précédemment, une rage, une volonté de rupture, de consommer une rupture avec toute méthodologie généralisante, avec toute systématicité, ce qui caractérise précisément l’oeuvre de Bataille qui est un système qui n’a pas de systématisation en soi. D’où une pensée en permanente ébullition qui se cherche, qui hésite, qui même parfois est paralysée dans l’écriture, comme dans le très beau chapitre qui s’intitule “une parole impossible”. Mais en même temps une pensée très ouverte qui à certains moments accède à une dimension mystique ; comme par exemple lorsque Jean fait référence au “je ne sais quoi” ou au “presque rien” de Jankelevitch qui est un emprunt au ” no se que” et au “casi nada” de saint Jean de la Croix.

Alors je voudrais revenir sur le côté foucaldien – et on pourrait presque dire flaubertien – de l’ouvrage c’est-à-dire le côté narratif. Il y a dans certains chapitres des plages de lucidité telles qu’on a l’impression d’être le regard de Jean sur les choses. Il y a en lui – ce qui est rare dans les SHS – cette capacité à rendre présents, à rendre sensibles des territoires d’analyse, ce qui est je crois l’apanage des voyants. Des voyants, je veux dire non pas ceux qui voient au delà mais ceux qui voient ce qui est sous leurs yeux et que souvent on ne voit pas, parce que précisément c’est trop évident. Le philosophe Wittgenstein dit quelque part :” au fond, le problème de la sociologie, c’est de rendre compte de ce qui est sous nos yeux. Et souvent entre nos yeux et ce qu’il y a sous nos yeux, il y a cette capacité d’amnésie qui affecte notre propre vision”.

Le regard de la longue durée

Le deuxième grand intérêt de ce livre réside à mon sens dans le fait que Jacques Dreyfus ne s’en est pas tenu aux derniers écrits de Jean, comme il pensait le faire au départ. Non seulement l’ouvrage porte sur vingt années d’oeuvre écrite mais l’écriture elle-même incorpore, par le maniement permanent que fait Maglione du flash-back et du zoom sur le passé, une dimension de la longue durée. Et c’est cette dimension de la longue durée que je voudrais explorer brièvement car elle nous livre quelques-uns des thèmes, des angles d’approche par lesquels J. Maglione a construit une certaine manière de voir et d’être au monde. Il y a de toute évidence dans la formation du regard du sociologue ou de l’anthropologue une dimension qui tient à la rumination des grands auteurs. Et Jean fait preuve d’une très vaste culture dans la connaissance qu’il a de son domaine propre (Bataille, Mauss, Lefebvre, Foucault, Nietzche,…) mais aussi de l’architecture.
Mais la capacité de présence et de distanciation au monde ne se fait pas que par des lectures : elle s’apprend aussi dans la vie, par l’expérience de recherche, par le regard d’autrui, par les voyages, par la connaissance de soi. Je vois en gros trois filières de sens.
Il y a une première filière qui apparait à l’évidence car elle est présente dans toute l’oeuvre. C’est, me semble-t-il, lorsqu’il parle de ses ascendants qu’il produit les pages les plus émouvantes ; lorsque l’expérience intérieure, l’intime rejoint les dimensions les plus universelles de sa pensée et de celle des grands écrivains : l’insupportable blessure d’amour de Proust, la description du village de Bataille comme le lien où se jouent en même temps la mort et la tension la plus éclatante de la vie. Ce merveilleux passage aussi où, par un fulgurant retour sur ces longues pauses que faisait dans la soupente de l’escalier d’enfance le “petit-dernier-mineur immigré”, Jean nous soulève un peu du voile de son intérêt futur pour l’envers, pour l’avers et les zones obscures de la ville ; et puis encore ce passage émouvant où l’on voit comment le père artisan immigré va transmettre au fils la passion du travail, des mots, de l’écriture comme forme d’artisanat.
Par le retour aux ascendants Jean Maglione installe le décor de son propre drame qui est celui de la perte qu’il a fallu subir pour entrer dans le monde de la professionnalité et de ses semblables. Mais je crois qu’il y a plus, sinon on comprendrait mal ce passage à la fois brillant et énigmatique (p. 458/60) où il disserte sur ce qu’il appelle “le regard antéro et postérograde sur le trauma et l’accident”. Ce n’est pas seulement d’une scène originaire et lointaine dont il est question, mais d’une scène originaire dont le surgissement, l’intrusion violente dans le présent, vient bouleverser la vision qu’a le sociologue de son actualité. Le recours aux ancêtres, et aux accidents du passé a pour fonction de redramatiser une réalité contemporaine que le lissage et l’atonale neutralité du discours scientifique ordinaire avait pour fonction d’occulter. “Qu’en est-il du sociologue aujourd’hui à l’égard du réel? Où sont les objets traumatiques de sa vision? Le réel est-il si pacifié, à ce point non discordant, qu’aucune scène primitive traumatique ne soit entre aperçue par lui dans le champ de sont regard ? “
Il y a une deuxième filière de sens qui est l’expérience du voyage. Il y a toujours eu bien sûr un peu de Frioul dans la tête de Jean Maglione (le pays natal de ses parents) mais je crois, à lire l’importance qu’il leur donne, que les voyages au Sénégal ont eu l’effet de développer en lui la fibre anthropologique qu’il avait déjà acquise à la lecture de Mauss et de Bataille : c’est à dire l’importance donnée à l’oralité, à l’écoute, l’importance donnée aux phénomènes initiatiques comme rites de passage avec leurs symboles et leurs cérémonials, et enfin au don et au contre-don comme l’envers de l’économie marchande, comme l’expression du désir, de la dépense somptuaire et de la “défonce”.
Mais ce qui est peut-être plus intéressant encore dans cette expérience du voyage, c’est qu’il y a, me semble-t-il, quelque parallélisme à faire entre l’intrusion des ancêtres comme facteur de réinterpretation et de redramatisation du présent et l’intrusion du Sénégal et du Burkina-Fasso comme relance d’interprétation du quartier sur lequel il travaille. Par ce mouvement de dépaysement/repaysement, il y a comme une sorte d’osmose, de réverbération entre les phénomènes initiatiques que venaient de connaître les jeunes du quartier, et la dimension initiatique qu’il y a forcément dans toute interprétation sociologique. On pourrait dire : une sorte d’identification, de mimétisme, comme il y avait eu mimétisme entre le travail des mots du fils et l’artisanat du père. On rejoint là ce que je disais précédemment du voyant.
Et puis enfin, troisième filière : celle de l’apprentissage de la violence. Si Jean n’a pas connu directement la guerre, son livre est traversé par toutes sortes d’autres violences : violence de l’immigration, violence des pauvres, violence des pays en développement, mais aussi violence des milieux professionnels de l’urbanisme dans les SHS et du CNRS à son regard.
Si j’insiste sur la violence, c’est parce qu’on la sent présente à chaque page. On peut même se demander si la violence n’est pas un mode de connaissance, si elle n’est pas consubstantielle au procès de connaissance. Jean fait partie de cette génération de sociologues qui dans sa jeunesse a pris de plein front ce qu’on appelé le techno-gaullisme, c’est-à-dire une certaine manière de faire la ville dont, à mon sens, on n’a pas suffisamment mesuré combien elle était liée au phénomène colonial, au phénomène de retour sur le sol national au moment de la décolonisation des modèles de planification et d’urbanisme appris lors de la colonisation. Je crois que dans son cas, comme dans celui de beaucoup de sociologues qui travaillaient en recherche-action dans les bureaux d’études, on ne peut comprendre la révolte de mai 68 si on ne tient pas compte d’une double frustration : celle de la domination vécue et subie en prise directe sur les modèles technocratiques et celle de la non-reconnaissance de leur travail par les institutions intellectuelles de l’époque (CNRS et Université). Certains de ceux qui s’étaient ainsi exposés emboîtèrent le pas des technocrates. D’autres qui recherchaient plus la reconnaissance intellectuelle s’embarquèrent après 68 dans une sorte de théoricisme dénonciateur, de violence théorique, qui répondait comme en écho à la violence faite à la ville par les décideurs.
Et si Jean a profondément trempé dans toutes ces violences, je crois que son principal mérite est d’avoir pris suffisamment de distance pour comprendre très vite que le théoricisme dénonciateur des sociologues tapait à côté de sa cible, que le problème majeur n’était pas tant celui des structures économiques comme premières instances de l’aliénation (comme on disait à l’époque), mais beaucoup plus celui de la coupure de plus en plus radicale entre ceux
qui bâtissent et ceux qui habitent ; et que, dans cette cassure, on faisait jouer au sociologue le mauvais rôle, celui du missionnaire des modèles et de l’abstraction. En essayant de faire la place qui lui est due, dans la formation des idées, au versant pratique et pragmatique de leur genèse, à la “théorie en acte”, Jean se mettait en porte à faux par rapport au CNRS. En essayant de retrouver dans la gestion urbaine une multiplicité de dimensions anthropologiques de la ville, comme polis et comme métis, Jean se mettait en porte à faux par rapport aux technocrates de l’Homo-Zupien.
Je pense que c’est pourtant son mérite et sa gloire que d’avoir su maintenir tout au long de sa vie un cap où la ville, telle qu’il la concevait, n’est pas seulement un mode d’occupation de l’espace, comme le disent les géographes. Elle n’est pas non plus un lieu fonctionnel, tel que le conçoivent les ingénieurs. Elle n’est pas non plus un agrégat d’équipements collectifs, tel que le programment les planificateurs. Elle est d’abord et avant tout un mode de gouvernement. Elle est régime politique au sens large du terme, et dans lequel les notions de citoyenneté et d’urbanité prennent tous leurs sens.
Alors, si je reviens à cette dimension de la longue durée qui suinte par tous les pores de ce livre, je dirai qu’elle a une côté serein et apaisant. En ce sens le temps de Maglione est un temps en spirale où l’homme se construit en marchant, par essai et par erreur, selon une sorte d’inachèvement fondateur, de quête fondatrice de sens qui lui fait découvrir progressivement ce qu’il portait en lui et qu’il ne savait pas.
Ce travail rétroactif du regard lui fait dire cette phrase extraordinaire : “Parce qu’il est capable d’engendrer le monde de la minuscule, le monde de l’extrême-petit, l’enfant est le père de l’homme”. Et en ce sens on pourrait reprendre l’image du chemin qu’il affectionnait tant, et qu’il opposait à la route. Voici un poème d’Antonio Machado qui s’intitule “Chemin faisant” et qui exprime bien cette dimension de l’homme comme intégrité et comme unité.

“Marcheur ce sont tes traces
Le chemin et rien de plus.
Marcheur, il n’y a pas de chemin,
Le chemin se construit en marchant,
En marchant se construit le chemin
Et en regardant en arrière
On voit la sente que jamais
On ne foulera à nouveau
Marcheur il n’y a pas de chemin
Seulement des villages sur la mer!”

(1917, chant XXIX des “Proverbes et chansons des chants de Castille”)

Mais cette dimension de la longue durée comporte aussi son côté tragique. Par la réduction du temps qu’elle opère, elle met face à face, elle oblige à cohabiter dans un même espace, dans un même mouvement de la pensée, des éléments de la personne, des fragments de l’existence dont les contradictions peuvent apparaître dans toute leur violence.
Il y a, d’un côté, le Maglione de la fidélité au monde de ses ancêtres et qui s’identifie à la “culture du pauvre”, à ce que Natan Wachtel pour parler de cinq siècles d’ assujettissement des Indiens d’Amérique appelle la vision des vaincus, et puis il y a le Maglione psychologue et sociologue qui, par son apprentissage scolaire et les rôles professionnels qu’il a joués, a été sommé de rentrer dans les géométriques agencements géomatriques du savoir et de la convenance et donc à collaborer à tout ce travail de désignation et de classification par lequel une société encadre ses pauvres.
Et alors là, je crois qu’on est au coeur d’une autre question qui traverse tout ce livre et qui n’aurait pas été lisible sans le recours à la longue durée : comment concilier les valeurs infiniment positives des gens qui m’ont fait naître et de l’enfance d’où je viens, avec ce que je suis devenu ? Comment concilier mon métier de sociologue, chargé d’objectiser, de classifier, sans que ma parole ne recouvre la voix de ceux sur lesquels on m’a demandé de travailler.
Et tout le livre est construit pour nous montrer comment, tout au long de sa vie, Jean Maglione va s’employer à contourner la difficulté, à la retourner. Il la retourne d’abord en disant : la dette que j’ai dû payer dans le monde de la normalité, c’est quelque chose qui a à voir avec la dette que l’on demande de payer à ceux sur lesquels je travaille. Je suis partie prenante en tant que sociologue du prélèvement de savoir, du ponctionnement de savoir qui tend à réduire l’autre en tant qu’objet de mon savoir.
Mais Jean Maglione va encore beaucoup plus loin dans son analyse : il en arrive même à dire que cette ponction du savoir, ce travail incessant de visibilisation et de dénombrement que les sociétés occidentales opèrent sur leurs pauvres, n’est que la partie émergente de l’iceberg. Par ce travail de stigmatisation sont opacifiés les ressorts mêmes du mécanisme de la marginalisation, à savoir le déni du pauvre et du marginal, de l’immigré et du fils d’immigré comme acteur social, comme co-fondateur de son histoire et de la nôtre, et des mécanismes professionnels, institutionnels ou médiatiques producteurs de ce déni. Parce qu’il vit cette blessure, ce déchirement en lui-même, l’autre – l’étranger – le pauvre ce n’est pas seulement ce dehors dont toute société a besoin pour fabriquer ses mythes et pour se distinguer – mais l’étranger est ce dedans de nous-mêmes qui nous constitue comme singularité. “Je est un autre” dit-il quelque part.
Tout cela bien évidement pour dire que l’intérêt de ce livre n’est pas tellement à rechercher dans les informations, les scoops qu’il nous donne sur tel ou tel aspect de l’action publique ; mais dans la façon dont l’homme Maglione regarde et apprend à regarder.

Le travail de l’entre-deux ou le métier de passeur

Ma troisième filière de sens vient en prolongement de ce que je disais au début sur le savoir qui se produit et se propage par dialogue et par frottement ; “l’essentiel est toujours entre”, est-il dit dans le livre. C’est sur cette passion de l’entre-deux que voudrais maintenant m’apesantir.
Là encore, pour mieux asseoir mon propos, je vais
pratiquer la méthode du flash-back chère à Maglione. Je m’ appuierai sur un très vieux débat qui a eu lieu à Londres au XVIIIe siècle et qui a donné lieu à une diatribe célèbre entre deux personnages dont on sait qu’ils ont joué un rôle capital dans les prémices de la modernité occidentale : l’un qui s’appelle Boyle et qui est le fondateur de l’idée d’expérience en laboratoire, et l’autre Hobbes, qui le fondateur de l’idée de social. Et si j’en parle, c’est parce que cette diatribe est en ce moment au devant de la scène, qu’il y a des Anglais qui viennent d’écrire des livres sur la question et un Français, Bruno Latour, un petit ouvrage pétulant :”On n’a jamais été des modernes”.
En gros l’idée de ces chercheurs est qu’au moment même où nos sociétés commençaient à produire un nombre exponentiel d’objets (matériels ou immatériels), dans lesquels il est extrêmement difficile de démêler ce qui ressort de la nature et ce qui ressort de la culture, qui sont donc par définition des hybrides, des phénomènes d’hybridation, au même moment ces sociétés s’engageaient dans une aventure scientifique qui consommait une sorte de rupture entre les deux termes, entre nature et culture. Autrement dit, tout l’effort de conceptualisation s’est porté sur les extrêmes. Et pour penser ce qu’il y avait au centre, pour penser l’entre-deux (ce que Latour appelle “l’empire du milieu”), pour penser cet endroit obscur, en demi-teinte, où se produit l’hybridation entre la culture et la nature, il n’y a rien. On est intellectuellement très démunis. Et ils vont même jusqu’à dire qu’il existe un rapport entre la capacité croissante de nos sociétés à produire des objets et leur capacité à amnésier ce lieu originaire et fondateur de l’hybridation.
Or, ce qui me semble être le plus redondant, voire même lancinant dans la pensée de J. Maglione, c’est l’importance qu’il donne et la méticulosité qu’il met à détecter, à décrire ces lieux, ces entre-lieux, ces entre-temps de l’hybridation ; ce “fourre-tout ni dedans ni dehors que les urbanistes baptisent “espaces intermédiaires”, parce qu’ils ne savent pas quel nom lui donner. Et probablement parce qu’il porte en lui cette cassure entre le monde de ses origines et l’architecture mentale qui caractérise son rôle de professionnel, tout son regard va se porter sur ces espaces interstitiels : par exemple tout ce tissu conjonctif qu’il y entre l’espace public et l’espace privé – l’ajout, l’entour, l’interstice comme lieu d’inscription généalogique et social de recomposition de la famille large -, par exemple tous ces milieux migratoires qui jouent comme “différentiels”, comme “accumulateurs de sens”, accélérateurs d’histoire, de temporalité et de microterritoires. Interstitiels instituants, faudrait-il dire, car ce sont des lieux où s’opère toute l’alchimie des groupes en formation et qui sont en même temps refoulés en permanence par les institutions.
Et en ce sens, la pensée de Maglione me fait beaucoup penser à celle de G. Simmel, ce grand sociologue allemand du début de siècle qui, à la différence de Dürkheim, son contemporain, n’avait pas porté tellement d’attention aux sociétés constituées, aux faits établis mais à tout ce tissu conjonctif d’objets, de rites, de rythmes apparemment anodins et pourtant essentiels qui lui font dire que la vie sociale, les phénomènes de socialisation se forment, se font et se défont dans les entre-deux.
Comme pour Simmel, le monde de Jean est un monde peuplé de tiers : tiers exclus, tiers inclus, tiers médiateur, arbitre, perturbateur, étranger, notable… dont le chercheur est évidemment partie prenante.
Et alors, parce qu’il est allé y voir de près et qu’il s’est identifié à tout ce monde obscur de l’entre-deux, Maglione fulmine. Il fulmine d’abord contre lui-même et les sociologues.
D’abord, parce qu’en se fonctionnalisant et en se subdivisant à l’extrême (une sociologie du travail, une sociologie urbaine, des modes de vie, des loisirs, de l’art…) la sociologie s’est interdit de comprendre ce qu’il y avait d’essentiel dans les espaces de l’entre-deux, c’est-à-dire là où les formes se coltinent avec des usages. Ensuite parce qu’à vouloir interpréter le changement social à partir des seules infrastructures économiques, la sociologie s’est désintéressée des formes. Paradoxalement, c’est au moment où l’architecture moderne opérait en une génération ce bouleversant changement des formes et une métamorphose sans précédent du paysage urbain et rural, que la sociologie renonçait à appréhender l’impact de la révolution formelle des surfaces sur les usages.
Or cette révolution formelle des surfaces s’est opérée selon le principe énoncé par Mies van Der Rohe – less is more -. Nous retrouvons là l’immense travail de dématérialisation, d’épuration et d’oubli des traces vivantes du passé que Musil avait déjà annoncé lorsqu’il écrivait avant la guerre de 14 L’homme sans qualité. L’homme sans propriétés particulières, faudrait-il dire.
Ce que Maglione dit de l’espace, il le dit aussi du temps. Alors que l’espace des aménageurs et des urbanistes est conçu sur le mode cartésien de la balistique et de la planche à dessin, l’espace de Jean est d’abord un espace anthropologique qui n’est pas neutre ni socialement, ni sur le plan géopolitique. Pour qu’un espace puisse être habité, il faut qu’il soit travaillé par le sens que lui donnent les gens qui l’habitent. Pour qu’un espace soit livré aux touristes, au train ou à l’hydraulique, il faut d’abord qu’il ait été touristisé, ferroviansé ou hydraulicisé. Et pour cela il faut beaucoup de temps.
Or, que font les techniciens et les administrateurs ? En instaurant le temps de l’urgence, ils mettent l’espace en état de guerre. Tout ce travail de l’entre-deux dont il vient d’être question, tout ce travail de la transition et de la transaction sociale, de la germination des tissus conjonctifs qui réclame beaucoup de temps, est comme écrasé, réduit à néant par la tyrannie des objets techniques.
Et là encore, Maglione fulmine contre les siens et contre lui-même, contre ces sociologues qui, en extorquant à la hâte les aveux des habitants, produisent un concept de demande sociale qui évacue tout ce travail de l’entre-deux. Discours dénonciateur, mais aussi en même temps discours amoureux. “Amour du métier, amour de l’art, enfance de l’art”. “Qu’estce-qu’un métier sans amour ?”, dira -t-il quelques mois avant
sa mort.

L’oeuvre poétique ou les ruses du langage

Pour terminer, je voudrais dire un mot sur la dimension poétique de l’oeuvre de Jean. En fait, il y aurait mille choses à dire, car toute l’oeuvre est poétique, même lorsque Jean fait ses devoirs bureaucratiques. Pour la simple raison qu’en sociologie c’est un peu comme en architecture : on ne peut dissocier la forme de son contenu. Mieux, “on n’a vraiment quelque chose à dire qu’à condition expresse de le dire bien”. “Ce qu’on ne saurait dire avec élégance, disait Wittgenstein, il faut le taire ! “. Et le travail des mots pour Maglione est d’autant plus important qu’il s’adresse à de futurs architectes et que l’architecture baigne dans des mots. Les mots, ça fonctionne un peu comme des vêtements ou comme des façades d’immeubles : c’est fait pour montrer et pour occulter. Et il apparaît très clair que le rôle d’enseignant dans une école d’architecture a largement contribué à relancer la veine poétique de Jean.
Mais je crois qu’il y a dans son oeuvre quelque chose de plus fondamentalement poétique et que cela a à voir avec ce que je disais tout à l’heure du voyeur qui est cette faculté de voir ce qui est déjà là et qu’on ne voit pas. Et qui en même temps ne vous est jamais donné, qui passe par un extraordinaire travail des mots, une souffrance et une jubilation de l’écriture.
J’aurais du mal à en parler si Jean ne s’en était pas expliqué lui-même dans un chapitre du livre qui s’appelle “la parole perdue et la parole retrouvée” et qui, du point de vue qui m’intéresse ici, est un véritable chef d’oeuvre. Ce que je retiens de ce chapitre où il nous parle de sa rencontre avec “Genèse” (un bureau d’études grenoblois), et c’est banal de le dire : le réel n’est pas ce qui se voit. Mais ce nous voyons quand nous faisons une recherche, est déjà un rapport entre soi-même et autrui. Autrement dit, toute approche d’autrui, toute forme de rapport à l’autre renvoie à une interrogation que le chercheur porte sur lui-même ; elle passe par une expérience intérieure.
Et là je reviens à ce que je disais sur le côté Bataille de Maglione. Il y a chez lui à la fois une aptitude à définir pour chaque terrain étudié, une logique d’intelligilibilité d’autant plus impeccable qu’elle est mise en place avec toute la patience qui caractérise les bons sociologues, et en même temps, chaque fois qu’il change de terrain bien sûr, Maglione maintient son éthique personnelle mais il a le courage de repartir pour l’essentiel de zéro. Il y a chez lui cette volonté de ne pas développer de système de raisonnement qui rendrait reproductible telle ou telle catégorie de réponse aux questions qu’il pose.
D’où cette capacité de rebondissement, de ré-amorçage de théorie à chaque nouvelle étape, qui fait que ses recherches constituent une oeuvre au sens propre du terme ; je dirai une poétique, qui consiste à considérer chaque thème comme une occurrence singulière, non cumulative, non reproductible et même non négociable. Dans la mesure où ses recherches impliquent une opération de réflexivité, d’expérience intérieure, elles échappent à tout compromis de lecture. Voilà le côté Bataille et Nietzsche de Maglione. La liberté ne souffre pas qu’on la définisse négativement comme l’absence d’oppression, ou comme une libération des obstacles, mais comme “l’acte de se ressaisir de son désir de transformer le monde”. “Libre de quoi ? peu importe, disait Zarathoustra. Mais que ton regard me dise clairement pour quelle fin tu es libre !” Ça, je crois que c’est du Maglione.