Dans le creux des dispositifs géopolitiques et à l’écart de la métropolisation, il existe une ville sinistrée : Jérusalem-Est, peuplée de plus de 200.000 citadins. Elle serait peut être la forme accomplie de l’enclave urbaine et politique, quand depuis un demi-siècle chaque épreuve politique, chaque conquête a ajouté de nouvelles catégories d’espaces et de citoyens hors la loi, sans que leur statut puisse jamais être renormalisé. Prisonniers d’un conflit historique, assignés à résidence dans des villes-camps, sans cesse repoussés à l’extérieur des frontières du Grand Jérusalem, des non-citoyens sont exclus de tout État nation, ne dépendant ni d’Israël, ni du Proto-État palestinien. Ce qui est en jeu ici, à partir de l’exemple de Jérusalem, n’est pas tant l’occurrence ou l’actualité d’un conflit territorial pugnace, qui divise la ville, la fige ou la contraint, que les modes de gouvernement des hommes et des espaces, qui lui sont liés. Procédons en deux temps.
D’un côté, la politique d’absorption de Jérusalem-Est dans la Municipalité israélienne déploie, depuis 1967, des instruments de gestion de la vie au sens large (sécurité, déplacements, affaires civiles, éducation, espace) qui les font apparaître sous leur aspect biopolitique. De l’autre, la période fragile d’autonomie palestinienne (1994-2001), l’essor économique qui l’accompagna ou encore la reformulation d’un certain nombre de questions politiques par les dirigeants palestiniens, n’ont pas permis de ré-interroger les conditions de vie des citadins de Jérusalem. Prisonniers d’un conflit, privés d’une citoyenneté et d’un accès minimal à la ville, isolés de la communauté politique, les citadins n’incarnent-ils pas les « Sans droits » des mondes modernes ?
Jérusalem : un monde extra-légal, des citadins invisibles
Arendt avait évoqué de façon lumineuse une certaine idée de la « désolation » ([[Hanna Arendt, Les origines du Totalitarisme, Le système Totalitaire, Paris, Point Essais, 1995.) comme « l’expérience absolue de non-appartenance au monde» liée au déracinement dont ont été frappées les masses modernes, qu’elle faisait remonter au déclin de la sphère publique de l’entre deux guerres, à l’impuissance des États nations à résoudre le statut des réfugiés ou des peuples sans droits garantis par les gouvernements en dehors des protections prévues par les Nations-Unies, c’est à dire de la stricte assistance humanitaire. En ce temps là, les Sans État : réfugiés, apatrides, juifs ou minorités tziganes, et pas encore palestiniens arabes([[Arendt a adopté une position très critique sur la guerre de 1948 et la création de l’État d’Israél, dans Qu’est ce que le Politique, Paris, Le Seuil, 1993.), incarnaient ce phénomène de masse le plus nouveau de l’histoire contemporaine : moins la perte de résidence que l’incapacité d’en retrouver une, c’est-à-dire le droit d’appartenir à une communauté politique ou nationale. «Je ne suis ni citoyen ni résident. Alors où suis-je et qui suis-je ?… Tu réalises que tu peux bien exister métaphysiquement, mais pas juridiquement.»([[M. Darwish, «Fantômes dans leur propre pays», in Revue de Presse Maghreb-Proche Orient, Alger, février 1973, op.cit., p.19.) Ce sont là les mots de l’écrivain palestinien Mahmud Darwish décrivant son parcours aux guichets du Ministère de l’Intérieur israélien en 1973 – rappelant peut être ceux d’Arendt : « être privé des droits humains, c’est être privé d’une place dans le monde »([[H. Arendt, Les origines du Totalitarisme, op.cit.).
La figure du peuple palestinien est peut être cette figure extrême «des sans droits», car elle remet en question la relation entre citoyenneté, nationalité et résidence, montre les effets urbains et bio-politiques d’un conflit territorial. Différents régimes de citoyenneté existent, qui remontent à la partition de la Palestine en 1948([[Les Palestiniens qui ont fui ou qui étaient déjà installés dans la partie orientale (l’actuelle Cisjordanie) ont perdu en 1948 leur nationalité originelle (la nationalité palestinienne). Ils recevaient la nationalité jordanienne (jusqu’en 1980) ou celle de leur pays d’accueil pour les réfugiés en Syrie, Liban, Égypte, Émirats. L’exode a touché environ 750000 personnes et 150.000 arabes seraient restés en Israël (Jérusalem inclus) en 1948.) mais surtout l’absorption en 1967, suite à la guerre des Six Jours, de la partie orientale de Jérusalem par la Municipalité israélienne. À Jérusalem, dans la seule épaisseur de la ligne verte (la ligne de démarcation de 1948 partageant les deux parties Ouest et Est de Jérusalem) en lisière de la vieille ville, il existe une classification différentielle des citadins. On trouve des Israéliens (juifs ou arabes) situés du côté ouest, dotés de tous les droits nationaux et civiques, des palestiniens de Jérusalem-Est dotés de droits civiques partiels, des réfugiés palestiniens installées «en ville» ou en camps, des bédouins expulsés de leurs montagnes au statut indéterminé. Les citadins ne sont donc pas égaux devant l’espace. Car enfin quel est le statut spécifique des citadins de Jérusalem-Est ?
Dans la forme préalable d’absorption de Jérusalem-Est, il n’y a pas eu une quelconque stratégie d’intégration des habitants palestiniens. À la différence des politiques coloniales des Empires, force est d’admettre que l’État d’Israël n’a jamais fait état d’un quelconque souhait d’assimilation culturelle des populations palestiniennes. Tout juste une question se posait elle à l’État d’Israël : que faire des 70.000([[215.000 Palestiniens aujourd’hui sont enregistrés comme résidents de Jérusalem.) palestiniens ancrés dans la partie orientale, de facto pris dans le filet de l’unification ? Aux habitants non désirés, mais bien réels, de Jérusalem attestant de la légitimité et de la permanence de la communauté palestinienne, on allait octroyer le statut d’hôte : finalement le statut d’un étranger autorisé à résider sur son propre sol de naissance par son nouveau pays d’accueil. On inaugurait ainsi une nouvelle catégorie politique et urbaine à l’intérieur de la capitale : le Palestinien de Jérusalem, détenteur d’une Carte d’immatriculation qui justifie de son droit permanent de résider à Jérusalem, mais non en Israël. Le résident palestinien dépend de la Juridiction Municipale qui lui ouvre en principe des droits civiques, comme le droit de vote aux élections municipales, l’accès aux services de santé, sociaux et scolaires mais pas de droits nationaux. Il reste sans nationalité, sauf lorsqu’il bénéficie d’un passeport étranger acquis dans l’exil.
L’octroi d’un permis de résidence aux habitants de la partie arabe, et surtout son renouvellement, ne sont pas automatiques. Seuls les enfants dont le père (et non la mère) est né à Jérusalem peuvent être immatriculés comme résidents permanents, excluant donc ceux dont les parents sont natifs des villages voisins mais situés à l’extérieur du périmètre municipal. On doit aussi répondre d’un critère fortement contraignant : celui de ne pas avoir quitté les frontières municipales durant trois années, y compris pour s’installer dans le voisinage. Plus aucune absence n’est aujourd’hui autorisée sous peine de voir son permis de résidence révoqué, ou même son habitation confisquée. Le paramètre politique joue évidemment : l’habitant ne doit pas être connu des services de sécurité ou de police.
Cette technique de gouvernementalité visant à restreindre le nombre de citoyens arabes de Jérusalem a des effets bio-politiques et urbains. Car sans immatriculation et autre statut, il reste la vie nue : des citadins palestiniens sans droits et sans devoirs, qui ne peuvent s’en remettre ni à l’État d’accueil, ni à l’administration voisine palestinienne, puisqu’ils dépendent d’Israël.
Les techniques de gouvernement urbain
Vu de près la politique «impériale» israélienne n’est donc pas seulement un dispositif spatial qui établit des limites entre le Grand Jérusalem, cette métropole ou cette ville-monde et la Palestine du dehors : les Territoires de Cisjordanie. Elle redéfinit les identités individuelles et collectives, désorganise la vie sociale. Les familles sont décomposées, les cartes d’identité sont requalifiées, les nationalités reconsidérées, les droits civils différenciés. Au sein d’une même famille ou d’un même village on peut ainsi trouver deux statuts différents ne conférant pas les mêmes droits de circuler ou résider. Les palestiniens de Cisjordanie ne peuvent s’installer à Jérusalem et le regroupement familial n’est pas autorisé.
La technique municipale de l’annexion est une pratique mouvante qui codifie l’espace, catégorise ses occupants et fait jaillir de nouvelles enclaves bio-politiques. La Municipalité, par deux fois (en 1982 et 1993), a étendu les limites municipales de Jérusalem à plusieurs villages épars situés en bordure de la Cisjordanie autonome. L’incorporation des villages dans le grand Jérusalem permet leur contrôle foncier et celui de leurs habitants. L’impératif foncier qui prime sur les considérations sociales (la « terre sans les hommes » selon les mots du Premier Ministre israélien Menachem Begin) a des effets de fragmentation ou d’isolement extrêmes. Des villages sont devenus désormais des enclaves urbaines oubliées des politiques et des services urbains coupés de leur milieu naturel (la Cisjordanie), ne dépendant ni de la Municipalité de Jérusalem ni de l’Autorité Palestinienne, définitivement empêchés de se développer. Le statut de résident de Jérusalem n’a pas été octroyé à ces villageois qui gardent le statut d’habitant des Territoires sans avoir le droit de se rendre à Jérusalem([[Depuis les accords de paix (1995) les détenteurs d’une Carte d’identité des Territoires Autonomes palestinien ne peuvent plus se rendre à Jérusalem sans permis – et depuis 2000 les permis sont très rares, les check points et désormais le mur de séparation sont infranchissables.). Ils n’ont pas non plus le droit de se rendre en Cisjordanie sans autorisation. Cette répartition calculée et complexe des individus dresse des frontières, invisibles ou visibles, entre les citadins. Un monde de droits disparates se dessine, non pas entre arabes et juifs mais entre palestiniens de même origine, de même lieu de résidence.
Il existe au cœur même de Jérusalem, à une poignée de kilomètres de la vieille ville, une enclave permanente : le camp de réfugiés de Shu’fat inclus dans la municipalité de Jérusalem. Ses occupants, dont les plus anciens ont été expulsés en 1967 de la vieille ville où ils sont nés, demeurent sans citoyenneté ni nationalité. En tant que réfugiés, ils ne peuvent prétendre avoir une carte d’identité de Jérusalem. Ils sont plus ou moins délaissés par la communauté politique palestinienne au nom de leur double régime : réfugié de Jérusalem. Ce sont là des citoyens hétérotopiques déracinés de leur propre sol et de leur lieu d’existence, assignés à résidence dans des espaces exigus, à quelques mètres des colonies d’implantations qui figurent à l’opposé ces possibilités infinies de territorialisation.([[Le rapport de densité peut être de 1 à 100 entre colonies et camps, où il est théoriquement interdit de construire, quoique des tolérances soient largement accordées par UNWRA gestionnaire.)
Bien avant que se dresse le mur de séparation qui désormais coupe Jérusalem-Est, divise la Cisjordanie, qui crée de nouvelles frontières intérieures, les observateurs et les militants de la cause palestinienne avaient fait de la discrimination spatiale et sociale à Jérusalem la trame d’un discours sur la compassion palestinienne. On le sait, les citadins de la partie arabe et ceux de la partie occidentale ne sont pas égaux devant la juridiction municipale et le droit à la ville([[Le budget municipal alloué à la partie palestinienne représente environ 10% de celui de la ville, mais les habitants arabes paient les mêmes taxes que les citoyens d’Israël. Les écoles et services publics sont inexistants. Le pouvoir d’achat est 100 fois supérieur a l’Ouest, et 50% de la population à l’Est vit en dessous du seuil de pauvreté. ) : expropriations, restrictions réglementaires au nom du rééquilibrage démographique que certains nomment judéisation de Jérusalem([[Toute urbanisation de la partie palestinienne est suspendue au critère de l’équilibre démographique ou communautaire. Celui-ci limite la part supportable de la population palestinienne à 30% de la population totale. Actuellement la partie orientale à forte croissance démographique est tenue pour avoir atteint son seuil tolérable de développement. Un permis est accordé dans la partie arabe pour 10 à Jérusalem-Ouest. Les densités autorisées à l’Est sont trois fois inférieures à celles permises à l’Ouest ou sur la ligne verte (Sources : Jerusalem Profile, édité par The International Peace and Cooperation Center).
).
De là peut-être découle une stratégie de négligence ou d’oubli ordinaire des populations autochtones et de leur lieux de vie, ou au contraire leur surveillance ténue. C’est un fait : tantôt l’évitement, l’inertie administrative, tantôt un faisceau de procédures bureaucratiques et de contrôles écrasent la vie des résidents de l’est de la ville. Des pans entiers du domaine civil, qui ne sont pas menaçants pour l’identité nationale d’Israël échappent aux instances municipales (écoles, santé, social, culture). Par contre la complexité extrême des démarches pour voyager, se marier et surtout changer de résidence ou s’installer évoque un pouvoir disciplinaire, une technique de contrôle ou de surveillance qui s’exerce à travers les procédures administratives et la catégorisation bio-politique des citadins, d’avantage qu’à travers les murs et les barrages. Des exemples : il est devenu impossible pour un jeune palestinien de Jérusalem de se marier en raison des multiples contraintes, comme la crainte de perdre sa carte d’identité en cas de mariage avec une palestinienne qui ne serait pas domiciliée à Jérusalem, car le déménagement en dehors de Jérusalem entraîne la perte du statut de résident de Jérusalem ; mais aussi la difficulté de s’installer, étant donné l’exiguïté spatiale, les restrictions pour construire et plus simplement la raréfaction des jeunes filles détentrices d’une carte d’identité de Jérusalem. La seule façon pour un palestinien de Jérusalem d’obtenir des documents de voyages par l’État d’Israël est de solliciter des circuits parallèles : acheter son laisser-passer pour traverser ou sortir d’Israël auprès de fonctionnaires corrompus, recourir à des réseaux informels.
Cet espace deux fois sinistré
On peut se demander quel est le degré d’acceptation de ce sinistre par la communauté palestinienne. Nous avançons ceci : un imaginaire national et collectif et un ordre du discours politique national palestinien réduisent peut-être au silence les citadins de Jérusalem-Est qui ne sont pas seulement dépouillés de leur droit à la ville par les politiques locales israéliennes. Ils sont peut-être laissés à l’écart par les autorités palestiniennes au nom de la bataille de Jérusalem.
Al-Quds (Jérusalem) est le mythe porteur du destin national palestinien, notamment depuis son annexion en 1967. Seulement Jérusalem est un objet intangible mais abstrait de la lutte nationale, jamais pensé dans sa concrétude. Le fait symbolique, religieux, la bataille pour la reconquête de Al-Quds a eu pour effet d’étouffer tout énoncé urbain et économique par les instances palestiniennes. Penser les moyens de la revitalisation de la ville, profiler les contours d’une métropolisation à venir, sans parler des aspects sociaux – tout cela échappe à l’ordre du discours palestinien, y compris au stade des discussions diplomatiques.
Le délitement de Jérusalem est le résultat ou l’instrument de deux logiques politiques : la souveraineté crue d’Israël, « l’ordre du discours » de la communauté politique palestinienne. Cette dernière a laissé en suspens les modalités d’un re-développement de Jérusalem-Est dans le cadre de « l’État nation » palestinien de 1994 à 2000. Loin d’être seulement évités par la Municipalité israélienne – qui n’a en rien modifié sa posture de délaissement des faubourgs arabes dans la dernière décennie, d’expropriation et d’appropriation de la vieille ville -, les résidents arabes sont restés plus ou moins délaissés des instances palestiniennes.
Depuis que leurs représentants ont été évincés en 1967 du Conseil municipal, les quartiers arabes n’ont plus de représentants et, respectueux pour la plupart des orientations politiques de l’Organisation de Libération de la Palestine, ils refusent de participer aux élections locales([[Par contre les résidents de Jérusalem ont voté lors des élections palestiniennes de 1996 et ont 6 représentants au Conseil Législatif Palestinien.). Les représentants palestiniens (Ministères, délégués de l’Olp et de l’Autorité pour Jérusalem) considèrent qu’aucune représentation politique, technique, aucune assistance ne peuvent mettre fin aux tactiques et aux choix intangibles israéliens. Ce statu-quo prive les citadins moins d’une représentation locale que d’une médiation pour le droit à la ville. Le cycle des constructions illégales, engendrant à son tour démolitions, expulsions par la Municipalité de Jérusalem, intervient à chaque fois en réponse à ce vacuum technique et politique([[Dans la seule année 2000, plus de 800 maisons construites sans autorisation ont été détruites (rapport du Comité Contre les Démolitions, 2001).). De telle sorte que les Palestiniens de Jérusalem assistent impuissants par deux fois au spectacle de leur désolation. «Nous sommes les oubliés de l’Autorité Palestinienne » disent certains des Palestiniens de Jérusalem. À la recherche d’une définition de la nation palestinienne, le sujet politique prime sur le citadin et sur le citoyen. Ainsi Jérusalem-Est demeure toujours pensée comme un espace infra-urbain, puisque ses habitants ne sont pas reconnus comme des citadins, porteurs de droits individuels, singuliers et pouvant effectuer des choix personnels, autres que celui d’incarner le mythe et l’histoire de la nation palestinienne.
La démocratie a donc ses franges et la reconstruction ses sacrifiés. Pour la communauté palestinienne, seule la « rédemption » de la Jérusalem arabe fera exister ses habitants à la fois comme citadins et comme citoyens. Dans l’attente, ses résidents se maintiennent autant qu’ils sont maintenus dans la précarité urbaine et politique, comme l’expression de leur statut de victime et quelquefois de double victime de l’histoire quand il s’agit des réfugiés de Jérusalem. Plus que d’être exclus de la sphère publique, les palestiniens de Jérusalem sont les oubliés de la construction fragmentaire de leur État nation qui a eu des traductions économiques et urbaines. Car un certain capitalisme local est apparu en effet au croisement d’influences transnationales, internationales et régionales dans l’âge d’or de l’autonomie palestinienne (1995/2000) dans les territoires palestiniens. La diaspora palestinienne, tout comme la communauté internationale, investissaient dans tous les secteurs d’activité (immobilier, services, infrastructures), «urbanisaient le capital». Mais les citadins de Jérusalem, comme les réfugiés des camps, restaient privés des ressources de la reconstruction, d’une accessibilité symbolique à la ville-monde : emplois, rente, faute de documents de voyages, de moyens économiques, faute de pouvoir investir dans les territoires([[Les citadins de Jérusalem perdent leur statut de résident s’ils investissent dans des territoires.). Et les entrepreneurs de la diaspora, tout comme l’aide internationale évitaient Jérusalem en raison du statut de la ville.
Bien au-delà de la représentation politique, de la lutte idéologique, bien au-delà des faits de résistance nationale, la vaste question de la citoyenneté reste posée. Certes, dans les quartiers sous-urbanisés de Jérusalem-Est, les actes de la vie quotidienne appellent des formes multidimensionnelles d’intervention du citadin sur son espace domestique et de vie : activités économiques informelles, constructions illégales, ruses avec les procédures et les instituions, les permis de circuler ou de résidence, pour limiter les effets d’un dispositif biopolitique dont nul ne connaît la portée. Dans les interstices d’un pouvoir total , les habitants de Jérusalem construisent des pratiques de socialisation, discrètes ou publicisées, des solidarités communautaires aux réseaux religieux. Mais comme dans le cas des « villes-camps de réfugiés », les citadins restent exclus d’un droit à la ville tant qu’ils demeurent dépourvus de droits nationaux, privés « de sol » et de droits civiques.
L’envers de la ville monde
Dans le courant récent de l’anthropologie de la globalisation, Jonathan Friedman([[Cf. notamment «Des racines et (dé)routes, tropes pour Trekkers », in l’Homme n°156, 2000, pp.187-206, suivi d’un article de J.L Amselle, «La globalisation, grand partage ou mauvais cadrage ? », pp.207-222. Friedman s’en prend à Gupta, Clifford, apôtres du transnationalisme, et surtout à Malki pour ses travaux sur les réfugies en Tanzanie. Malki différencie réfugies des camps et réfugiés des villes, ces derniers construisant une identité à l’extérieur de leur groupe et de leur statut de réfugié, alors que les ruraux des camps sont décrits comme arrimés à leur identité nationaliste. Friedman se base ici sur L. Malki, «National Geographic, the rooting of people and the territorialization of national identity among scholars and refugee», in Culture, Power and place, Gupta, Ferguson (eds.), Durham, Duke University, 1997. Amselle pointe une autre menace du courant de l’anthropologie de la globalisation appelé «subalterniste» : il menace l’existence même de l’anthropologie qui privilégie un travail de terrain.) est l’un de ceux qui pointaient le risque heuristique propre à un courant qui plaide la cause du citadin dilué dans la catégorie monde, dans les flux transnationaux, les mobilités généralisées. Il est possible de le lire à la lumière du cas palestinien. Les sinistrés de la reconstruction, à l’image des citadins de Jérusalem-Est, sont loin de traverser toutes les frontières, et de se fondre dans ces identités plurielles et transnationales. Quelles que soient les formes globalisées ou transnationales de la re-construction ou les tentatives de «pacification » menées depuis cinq décennies par les diplomaties internationales, le cas des palestiniens natifs de Jérusalem ne cesse donc de montrer les limites de la communauté politique et celle de sa gestion des droits de l’homme.
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Cet article a suscité des discussions au sein du comité de rédaction de Multitudes. Il évoque en effet plus qu’il ne restitue l’histoire des résistances, des fractures, des recompositions de la société globale de Jérusalem et les transformations de la place réservée à ces différentes catégories de citadins « sans droits » que sont les Palestiniens. Les mesures administratives qui quadrillent la vie quotidienne, au lieu d’être vues comme des réactions des autorités israéliennes à des mouvements qu’il s’agirait de repérer, et qui se passent peut-être ailleurs dans les territoires palestiniens, sont vues comme un pur acte autonome du pouvoir. Le bio-politique est ici réduit à l’histoire des appareils de domination et confondu avec le bio-pouvoir. Si nous sommes d’accord avec l’auteure sur le fait que les formes globalisées ou transnationales de la re-construction ou les tentatives de «pacification » menées depuis cinq décennies par les diplomaties internationales ont montré les limites de la communauté politique mondiale et de sa gestion des droits de l’homme, nous n’en tirons pas les mêmes conclusions. Ces limites tiennent beaucoup à ce que cette communauté politique mondiale, dans sa diversité, hésite et concourt à maintenir la situation en l’état. Il est certain que la citadinité des résidents de Jérusalem-Est souffre en conséquence d’un déficit de projet urbain, mais ce déficit ne nous semble pas fondamentalement attribuable à l’ Autorité palestinienne, comme l’article invite à le penser. D’autres numéros de Multitudes reviendront sur ces questions.