Le livre de Hannah Arendt Juger. Sur la philosophie politique de Kant[[Éditions du Seuil., excellemment traduit et présenté par Myriam Revault d’Allonnes, est constitué par trois textes traitant de la philosophie kantienne du jugement. Ces textes, pour l’essentiel des notes de cours, donnent une idée de ce qu’aurait pu être la troisième partie de la “Vie de l’esprit” que son auteur n’a pas eu le temps d’écrire.
Pour parler de politique et de la politique de Kant, Hannah Arendt choisit un point d’attaque paradoxal, la conception kantienne du jugement dont on sait qu’elle a été élaborée à partir des problèmes de l’art et de l’esthétique. Il n’y a là pourtant rien de forcé, car ce qui intéresse H. Arendt, c’est la faculté de juger comme faculté à traiter du particulier et à faire jouer son imagination dans une conjoncture donnée. Pour elle, la politique ne doit pas être subsumée sous de pseudo-lois universelles auxquelles on se soumet en se déchargeant de ses responsabilités. Il faut au contraire la prendre à bras le corps en ayant le courage de porter sur elle des jugements et en cherchant à confronter ces jugements avec celui des autres dans un véritable cadre de communicabilité et de sociabilité. L’objectif n’est pas de parvenir à la transparence ou à une vérité rationnelle qui s’imposerait à tous par la force de l’argumentation, mais bien de faire fonctionner la “doxa” comme un domaine public régi par un esprit critique anti-autoritaire. La politique ne relève donc pas d’une science, elle est tension permanente contre le refus de penser la vie en commun et de réagir contre la banalité du mal, contre la croissance du non-sens et contre l’atrophie du sens commun dans la vie sociale. Juger les comportements et les actions politiques, c’est ré-introduire en permanence l’interrogation et l’inquiétude dans la sphère publique pour la préserver de l’engourdissement et de la routine. Aussi bien le jugement politique ne peut-il être un jugement à l’emportepièce, précipité et sans recul. Il doit, en fait, avoir un minimum de distance par rapport à ce qui se passe, même s’il doit être très attentif à l’inattendu de l’événement. Le jugement politique est en somme un jugement réfléchissant, et c’est seulement dans cette mesure qu’il peut devenir un jugement partagé. Juger en politique c’est sans doute faire oeuvre critique en combattant l’emprise des codes et des normes qui mettent des obstacles sur les voies de la pensée et du sens commun, mais c’est aussi faire preuve de prudence et peser les conséquences de ce que l’on tente de faire prévaloir.
Cette conception exigeante du jugement a pour corollaire une conception tout aussi exigeante de la participation politique, c’est-à-dire de la citoyenneté. L’exclusion de certaines catégories sociales des droits politiques (la possibilité d’exercer sa capacité à juger en politique) est en réalité une véritable exclusion et, comme le montre très bien Myriam Revault d’Allonnes, Hannah Arendt est très critique à l’égard de tous les défenseurs des droits de l’homme qui oublient de poser ce problème fondamental. Elle se prononce certes contre les politiques universalistes qui prétendent dire à l’avance ce qu’est le bien commun, mais elle est profondément convaincue que tous doivent pouvoir se faire entendre. A la limite l’exclusion politique peut conduire aux pires formes de discrimination, voire à des pratiques de destruction massive (les camps de la mort) de groupes humains entiers. Sur ce point, on ne peut que suivre les raisonnements rigoureux de Hannah Arendt qui mettent bien en lumière les défaillances d’une partie importante de la pensée politique contemporaine. On regrettera toutefois qu’elle n’aborde jamais certains problèmes décisifs, eux aussi, par exemple le problème de la répartition des pouvoirs dans la société (une des conditions d’effectuation du jugement politique), celui aussi des enjeux des débats politiques (les modes d’organisation des rapports sociaux entre autres).