Au travers d’une mise en résonance des catégories de quantité, de qualité et de relation chez Kant, Hegel et Deleuze, Juliette Simont, spécialiste de Sartre entre autres, entend faire filer au plus près ces trois dispositifs le long d’une ligne de crête, de façon à ce que les jeux d’échos produits entre ces plans d’immanence saisis en leur points de tangence et de bifurcation fassent se lever des proximités, fûssent-elles divergentes, des recoupements inédits par-delà les sempiternels partages doxiques entre systèmes étanches.
Prenant acte de la péremption des instances métaphysiques qui orientaient, comme par tropisme, la pensée vers la nécessité d’une vérité ultime, l’auteur confronte ces trois systèmes au niveau de leur invention respective de soi comme “auto-nécessité”. Délivrée de toute terre promise la légitimant a priori, la pensée a à régler le problème du rapport à son action et à sa passion et à aménager la circularité d’une auto-affection telle qu’elle se transit de ce qu’elle produit. Par la réactivation des dialogues larvés, implicites, contrebandiers que ces agencements complices nouent entre eux au travers de leur articulation singulière de la relation entre action et passion, les matériaux signifiants se voient redéployés en un sens inédit de par leur mise en variation par greffe, entre-capture, fluidification des concepts. En lieu et place d’une confrontation partisane entre systèmes constitués, figés en des solutions solidifiées, la ressaisie des pensées en leur mouvement d’engendrement, en leur point de surrection motivé par la violence d’un problème, autorise une lecture “génétique”, plurielle, remontant à la riposte singulière à chaque fois apportée à la question de l’être en extériorité. Laisser se dire ces diverses manières de peupler le labyrinthe de la pensée, faire s’entrechoquer ces trois plans de consistance optant dans l’idiosyncrasie pour un réglage original du “qu’est-ce que c’est penser?” composent les axes d’un essai qui s’attache à nouer des rencontres intempestives entre images disparates du coup de dés, à se faire l’arpenteur du jardin excentré des “fleurs noires” de la logique -un jardin volcanique, intensif dont les points de crise événementiels faisant bifurquer les sentiers battus fulgurent sans jardinier aucun qui soit “la plus belle rose de son jardin”. Si chaque pensée ne se conquiert qu’à la limite d’une impuissance transmuée en puissance, dans la précarité jamais relevée d’un affect de soi par soi, la question d’un “comment s’orienter dans la pensée?” fera l’objet de traitements hétérogènes modulant diversement le mouvement infini d’auto-détermination qui traverse toute pensée. Il sera dès lors question de décliner à chaque fois les noces à nulle autre pareilles de la pensée et du chaos dont elle émerge par filtrage de ce dernier. Kant, de par sa circonscription de l’impouvoir dans la sphère de la sensibilité pure, de la passion dans la forme vide d’un temps émancipé du mouvement, en exorcicera la puissance de dérèglement par la mise en place d’une heureuse circularité entre facultés placée sous le sceau du principe suprême des jugements synthétiques a priori. A l’aune d’un tribunal critique travaillant à découper les zones d’exercice légitimé de la connaissance, visant à ordonner la carte normée d’une pensée évacuant les sirènes de toutes les errances, l’assise ferme de dualismes sédentaires et la position d’une limite infrangible comme organe de réglage (Inconditionné hors d’atteinte, bornes spatio-temporelles infranchissables sous peine de dérives) enfermeront le système kantien dans les rêts de ce que Deleuze nommera représentation (sens commun, recognition, exercice empirique de penser…), à ceci près que, simultanément, la découverte de la faille du temps ouvre les brèches des grandeurs intensives schizoïdes, de la démesure du sublime, bref du “Je est un autre”, d’un Je pense séparé de son être par la forme immuable du temps. Ce sont ces lignes de fuite, d’immaîtrise portées par l’affolement d’une temporalité “effondée” que l’auteur creusera en ce que c’est précisément en ces rafales du Dehors que s’enfonceront Maïmon et Deleuze, en leur réactivation nomade des anticipations de la perception. La pensée dialectique, quant à elle, infléchira le problème de sa passion -la forçant à se faire exister par conjuration de son néant- dans le sens d’une “passion maîtrisée, dirigée”, par laquelle elle riposte au chaos, dont elle subit l’emprise mais sur lequel elle a prise, par intériorisation de l’autre. Loin de sécréter des illusions transcendantales plongeant la raison dans les sophismes de la Schärmerei dénoncés par Kant et épurables par confinement à un usage régulateur, la contradiction dialectique devient l’opérateur logique interne à une pensée qui s’engendre “par contrecoup”, par découpe hors du fond informe et s’atteste en sa seule opérativité, sans plus aucune limite à son déploiement. Appréhendant la dialectique comme ce système ouvert, plastique, qui fluidifie les langages figés, dynamise les dualismes amputés de leur genèse, Juliette Simont produit le visage d’un “Hegel autre” : dépassant le “personnage conceptuel antipathique” qu’il campe aux yeux de Deleuze, elle a préféré “s’emparer dans Deleuze de ce qui permet de s’emparer de Hegel autrement”. Loin du Hegel repoussoir qu’assied Deleuze – le “Hegel du finalisme et des étapes rédimées”, le “Hegel d’un Savoir absolu qui préoriente en nécessité de carcéraux systèmes”-, l’interprétation de la dialectique comme l’aventure hoquetante, ressassante, tâtonnante de concepts auto-poïétiques (dont toute marche réglée n’est que le masque d’un dérèglement structurel) sonne le glas de l’image devenu cliché d’une monstrueuse machinerie cumulative, ascensionnellement téléologique, phagocytant toute singularité, annexant tout hors pensée dans la forge d’un “Grand Autre autistique” (J-L Nancy). Dans cette assomption du champ d’immanence d’une pensée décentrée en sa précarité, l’impouvoir logé à l’enseigne d’un “autre qui est le Soi” est ce qui radicalise le paradoxe kantien -revisité par Deleuze- du “Je est un autre”. Le refus que Deleuze affiche, dans l’ensemble de son oeuvre, à l’encontre d’une dialectique assujettissant d’autant plus la différence au règne de l’identité omnipotente qu’elle feint de lui donner la parole compose alors le point névralgique d’une entreprise qui entend rejouer l’image dogmatique en laquelle Deleuze enferme la pensée spéculative. A l’auto-position d’une différence pure, unilatérale, césurée de sa défiguration dialectique, affranchie du joug d’une représentation infinie totalisant l’énonciation du réel sous le mot d’ordre “toute détermination est négation”, l’auteur substitue un Hegel singulièrement deleuzien en son affirmation des continuités sérielles du calcul infinitésimal et de différences asymétriques déséquilibrant la réciprocité des termes.
Si le temps n’est autre “qu’un nom pour désigner la manière dont une pensée régule son rapport à sa propre impuissance”, Kant, de par l’oblitération de la puissance contradictoire qu’il pressent au niveau des antinomies, en rachètera la texture éclatée, la fêlure désubstantialisant tout cogito, par sa soumission à l’ordre catégorial et sa relégation au rang de borne conditionnante dictant l’impératif “jamais la pensée ne peut sauter par-dessus son ombre”. Avec Hegel, le temps comme “être-là”, “patience du concept” s’émancipe de toute ontologie de la finitude : déliée des contraintes discursives d’un “intellect ectype” assujetti au cadre strict de l’espace-temps, la pensée invente les fleurs noires, le gris sur gris de son exercice, sans plus de balisage préprogrammé à partir de l’Ens realissimum. Chez Deleuze enfin, le choc médusant du temps traduira la butée sur un problème ontologique forçant la pensée à se conquérir par passage à son exercice “transcendant”.
Eu égard au dispositif kantien, l’auteur parie pour une lecture confortant la continuité entre le temps du schématisme de l’imagination transcendantale et le temps des principes de l’entendement pur. À la thèse d’une discorde insurmontable entre un temps catégoriel et un temps existentiel, vécu (inconsistant en lui-même, déduit des concepts) soutenue par M. Gueroult ainsi qu’à l’interprétation heideggérienne d’un recul frileux perceptible dans la seconde édition de la Critique de la raison pure, d’une hésitation entre questionnement d’un dévoilement ontologique et assise des règles d’une connaissance objective, Juliette Simont oppose la thèse d’une affinité entre temps de l’entendement et temps de l’imagination, une thèse soutenue par l’élection du principe des analogies de l’expérience comme imagination propre de l’entendement. En cette subversion et radicalisation de l’ontologie de la finitude dégagée par Heidegger, l’enveloppement réciproque d’une imagination catégorialisée et de concepts trempés au fer de la temporalité produit une lecture hégélienne de Kant, à l’instar de la position de B. Longuenesse relative au système critique du jugement. Il n’en demeure pas moins qu’insiste parfois le sentiment que la ligne de force de concepts qui sont d’abord imaginaires, schèmes avant de se fixer comme concepts semble avant tout motivée par la volonté d’élever le temps différentiel en origine de toute relation, en cet “être de non-être”, “fuite liée et lien fuyant” , constitutif de toute conscience ouverte au monde. L’être éclaté du temps ne recouvre jamais la construction d’un ordre conceptuel (substance, causalité et action réciproque des analogies de l’expérience) qui n’en est que la figuration analogique : il nous semble que c’est précisément la tentative de conforter ce noeud d’irradiance qui amène l’auteur à faire des schèmes l’origine qui précède toute catégorie, tout phénomène, à les ériger en synthèse “en-soi”, première en droit qui doit en passer à son avènement “pour-soi”, premier en fait, au niveau de l’entendement.
Quant aux proximités induites entre la Subjectivité d’un Concept toujours déjà là, réagençant la diction du réel d’une part et la forme d’un cerveau-sujet en laquelle le chaos s’auto-affecte d’autre part, elles jouent des affinités localisées sur fond d’une divergence des plans d’immanence (plan d’un Esprit qui revient à soi sus à son détour par une altérité matérielle qui n’existe qu’à être pensée pour le premier, plan de la Nature dont les singularités impersonnelles sont vierges de toute médiation, réflexion ou négation pour le second). Si le “Hegel antipathique est une pièce indispensable du dispositif deleuzien”, la dramatisation à nouveaux frais de la scène figeant la dialectique au rang d’une pensée vile, réactive et chrétienne, est ce qui permet d’interroger l’envers du geste de démarcation dessiné par Deleuze, à savoir un frôlement maximal -par-delà l’hétérogénéité des plans et des opérateurs logiques- entre la genèse matérialiste du sens dans l’identité de l’être et de la pensée et l’auto-déploiement instable d’une pensée sacrant l’identité de l’identité et de la différence.
A la hauteur du pari audacieux qu’il s’est lancé -croiser trois sorts faits à la contingence du chaos dont toute pensée s’extirpe, et ce par le tracé d’un mouvement en spirale problématisant les lieux d’émergence de chaque système-, l’Essai sur la quantité, la qualité, la relation chez Kant, Hegel, Deleuze s’avance comme l’une des réflexions les plus ambiteuses de ces dernières années. Réverbérant en son avancée rigoureusement nomade, nomadiquement rigoureuse, le mouvement d’émergence d’une pensée qui ne dispose plus en arrière d’elle-même d’aucune autorité tutélaire, le cheminement du texte parvient à réfracter, en son effectivité opératoire, le mouvement d’invention de soi que n’ont cessé de tisser Kant, Hegel et Deleuze en des coordonnées qui leur sont propres. En ce réveil de problèmes tapis derrière des constellations de concepts, lors d’ultimes réversions, chevauchements, et entrecroisements de problématiques (devenir de l’argument ontologique, refonte du sublime, relance des sens de la limite, balancement entre genèse et conditionnement, modèle de la vice-diction, disjonction exclusive (Ens realissimum) et inclusive (Baphomet), héritage de la puissance génétique de l’intensité -Maïmon, Cohen, Deleuze-…), l’auteur en vient à faire se frôler l’affirmation deleuzienne du Hasard cosmique, l'”amor fati” d’une passivité s’adégalant à l’Evénément, se dispersant dans les forces du Dehors et l’antécédence dialectique d’un Soi qui devance, fait sien ce qui lui advient, fait retour à lui par médiation intériorisée de son autre et s’emploie à contrer l’adversité du hasard par son exorcisme actif. L’effleurement de deux dispositifs reconduits à leurs zones d’indiscernabilité, travaillés au niveau de leur entre-capture, s’emporte alors en une option dialectique : “qu’au départ soit le chaos, l’impensé, et peut-être l’impensable, cela n’empêche pas l’auteur de ces lignes de penser que si l’art de philosopher a une spécificité, c’est dans son effort pour mettre en forme ce chaos, au plus proche, et non dans son empressement à s’en transir et à s’y disperser. Pourquoi la philosophie (…) devrait-elle courir vers sa propre passivité? Pourquoi, sinon peut-être pour sortir grandie de l’épreuvre, “digne” enfin? “On ne peut rien dire de plus, jamais on n’a rien dit de plus : devenir digne de ce qui nous arrive… se refaire une naissance, rompre avec sa naissance de chair” (Deleuze). Si on ne peut dire plus, on peut dire autre chose : que la pensée n’est pas le lieu d’une dignité arrachée à l’incommensurable, mais celui de l’opération qui ne rencontre le chaos qu’à l’avoir déjà fait sien, qui ne peut être “en-proie-à” qu’à être simultanément “en-prise-sur”, dialectique vouée aux variations de sa propre cohérence, mais toujours auprès d’elle-même, pour le meilleur et pour le pire”. Où, en un soupçon du soupçon généalogique, le décochement d’une ultime flèche déchire le pas de deux entre cercles spéculatifs et circularité du virtuel et de l’actuel…