Lectures

L’Algérie hors la révolution

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La révolution algérienne marche sur ses quarante ans. Mais elle est morte depuis longtemps. Les jeunes les plus déshérités l’ont montré, en octobre 1988, lorsqu’ils sont descendus dans la rue contre le FLN, devenu symbole d’exploitation et d’oppression.
Pourtant, sous les cendres accumulées, des traces demeurent indélébiles : celles de la mobilisation d’un peuple qui a su imposer le retrait de la France et gagner ainsi son indépendance. A ce titre, la révolution algérienne est une des grandes heures du combat pour la liberté. Elle a marqué, pour l’Afrique tout entière, la fin de la colonisation directe. A un niveau moindre, elle a aidé à la formation, en France, d’une génération du refus – que l’on retrouvera en 1968. Pour toutes ces raisons, elle conserve son actualité.
Les leçons politiques que l’on peut tirer de ce grand mouvement, il ne faut pas les chercher dans les oeuvres des anticolonialistes de l’époque : toutes témoignent d’une grande force morale, d’une remarquable vigueur dans l’engagement et, en même temps, d’une notable absence de lucidité. « L’Algérie sera socialiste » est leur thème principal, sans que soit dit le pourquoi ni le comment de ce devenir. En fait, nous tous, révolutionnaires européens qui soutenions le FLN, projetions sur la lutte des Algériens nos propres désirs de changement social.
« Les damnés de la terre » de Franz Fanon, précédés d’une mémorable préface de Sartre, n’échappent en rien à cette critique. Leur lyrisme et la qualité de leur écriture ne sauraient effacer l’impression de vide politique que l’on éprouve à les relire aujourd’hui. E en va tout autrement du livre de Jean-François Lyotard[[Jean-François Lyotard, « La guerre des Algériens » – Ecrits 1956/ 1963, Paris, 1989, ed. Galilée. recueil d’articles publiés dans la revue Socialisme et Barbarie, au fil même des événements des deux côtés de la Méditerrannée.

LA GUERRE DES ALGÉRIENS

On est frappé de voir l’acuité du regard que porte Lyotard sur la « guerre des Algériens ». En dépit des difficultés qu’il y avait à l’époque à connaître précisément la situation exacte du peuple aussi bien que l’évolution exacte du FLN, il nous donne des événements, une analyse politique qui conserve sa valeur.
Il est difficile de rendre compte précisément du contenu des douze articles qui composent ce livre. On peut au moins en dégager sommairement les qualités principales. Lyotard montre bien ce qui a fait la force du soulèvement algérien : la colonisation française a détruit la société algérienne et nié l’identité de ses habitants. « … La conscience d’être exproprié de soi-même ne peut alors qu’être nationale » (p. 107). L’indépendance n’est pas alors une simple étape dans une lutte globale ; elle est un moment fondateur par lequel le peuple se donne les moyens de venir à l’existence.
La prégnance de la question nationale permet de mieux situer les discours qui affirmaient que la « transcroissance » de la lutte nationale en révolution socialiste serait quasi-automatique, du fait de l’ampleur de la mobilisation populaire. Lyotard, à de nombreuses reprises, montre bien que le débouché immédiat de la lutte ne pouvait être que la création d’un Etat, capable d’assumer la modernisation de l’Algérie par son intégration dans le marché mondial. Autour de la constitution de ce pouvoir nouveau s’affrontaient, au sein même du FLN, des intérêts sociaux opposés. Mais ces antagonismes étaient « enfouis » dans le mouvement d’une société en quête d’elle-même.
Dans ces conditions, la prise en compte des intérêts des travailleurs ne pouvait aller de soi. Elle rencontrait des obstacles que la tâche de la critique révolutionnaire était d’apprécier à leur juste importance. Ce que fait très bien Lyotard : attentif aux évolutions de la situation, il suit de près les fluctuations de la lutte armée, dans ses rapports avec la paysannerie (les passages où il montre que la guérilla est, en Algérie, une forme d’existence politique de la paysannerie sont excellents). 1 montre l’importance des manifestations dans les villes qui, en 1960, vont pousser de Gaulle à se dégager du bourbier qu’est devenue la guerre pour la France.
Cette accumulation de facteurs de lutte permet à Lyotard de parler d’une « situation révolutionnaire » dans l’Algérie de la veille de l’indépendance. Entendons par là que l’effondrement de l’Etat colonial, provoqué par le retrait de l’armée française, crée un vide qui renforce les potentialités de la mobilisation populaire. Rien de moins, rien de plus : le lamentable affrontement des clans issus du FLN, lors de l’été de l’indépendance n’était pas inscrit dans le destin de l’Algérie ; les événements auraient pu suivre un autre cours.
Mais le FLN était une organisation bureaucratique. Utilisant les analyses de Socialisme ou Barbarie sur la bureaucratie, Lyotard souligne justement que la situation coloniale de l’Algérie ne pouvait que faciliter le développement d’un appareil qui, affirmant parler au nom du peuple, se substitue à lui. Les cadres de la bureaucratie se recrutent tout naturellement dans les éléments instruits des classes moyennes, privés de débouchés professionnels par le colonialisme. La constitution de l’ALN des frontières, tout entière bâtie sur le modèle hiérarchique des armées classiques, contribue à accélérer le processus. Le point commun de toutes les composantes de la bureaucratie du FLN est de faire des masses un objet de mobilisation sans leur accorder aucune possibilité d’auto-organisation.
Comme l’ont montré aussi les travaux de Mohamed Harbi, la bureaucratie est née en même temps que le FLN. Elle s’est développée pendant le déroulement même de la révolution. Elle a pu, lors de l’indépendance, se constituer assez rapidement en classe dominante parce que sa position dans le mouvement national lui permettait d’assurer une fonction : elle était seule en mesure de (re)construire un Etat hiérarchisé, interlocuteur des grandes puissances et organisateur de la paix sociale à l’intérieur.
Les réflexions sur le vif de Lyotard permettent de comprendre que la bureaucratisation n’est pas un phénomène accidentel ; sa constitution est inhérente au développement même de tout mouvement révolutionnaire (ce que confirme toute l’expérience accumulée depuis, de l’Europe de l’Est à Cuba). Dans le cas algérien, la bureaucratisation précoce du FLN a permis de mettre l’Algérie hors la révolution l’indépendance a ouvert une nouvelle période, celle de l’exploitation et de la répression qui, à leur tour, ont entraîné une vaste régression des mentalités dont témoigne la crise actuelle de la société.

CLASSES ET IDÉOLOGIES

Il y aurait beaucoup à dire encore sur la Guerre des Algériens. Le temps est venu de formuler quelques réserves qui sont moins des critiques que des réflexions facilitées par l’expérience ultérieure. En dépit de l’originalité et de la finesse de la plupart de ses analyses, Lyotard n’échappe pas à un certain schématisme. 1 tente d’appliquer à la réalité algérienne les règles de l’analyse marxiste traditionnelle. Conscience de classe, bourgeoisie, petite-bourgeoisie, etc., reviennent constamment comme référents de ses démonstrations.
Ma conviction est qu’il est difficile de rendre compte du mouvement d’une société dite sous-développée à partir des concepts de classe empruntés à l’étude du capitalisme développé. C’est ainsi que, dans l’Algérie d’avant l’indépendance, les groupes sociaux que l’on peut distinguer ont des contours incertains. Les classes sont encore en formation et ne sont que très partiellement présentes en tant que telles dans les affrontements politiques. Certes, la paysannerie est majoritaire mais, comme le montre très bien Lyotard lui-même, elle est, de l’ouvrier agricole des grands domaines au fellah des terres pauvres, profondément diverse.
Dans ces conditions, il est assez peu opératoire de parler d’une « fraction bourgeoise du GPRA » ou de décrire Ferhat Abbas comme représentant de la bourgeoisie algérienne. En fait, dans une société déstructurée comme la société algérienne, la dynamique politique est déterminée par le rapport au pouvoir : dans l’immédiat, au cours de la lutte, l’hégémonie à l’intérieur du Front ; en perspective, lors de l’indépendance, la mainmise sur l’Etat. Cela signifie que le politique a, dans une large mesure, une autonomie très grande par rapport aux déterminations sociales – que dans une très large mesure il modèle.
Lyotard n’ignore pas ces problèmes. Mais la compréhension qu’il en a coexiste – pas toujours pacifiquement – avec un marxisme qui, pour être critique et intelligent, n’a pas
encore assez intégré les apports de Freud ou de Weber. C’est sans doute ce qui l’amène à sous-estimer aussi le poids des traditions, des idéologies et des croyances. Constatant que la participation à la guerre modifie les « rapports entre jeunes et vieux » et permet aux filles d’échapper à la « tutelle de leurs parents », il en tire, pour l’avenir, des conclusions que la suite des événements a démenti.
Cet optimisme semble lié à une foi dans le mouvement propre des masses, capable s’il atteint une ampleur suffisante de balayer les idéologies traditionnelles. Or tout dans l’histoire montre que la capacité d’auto-organisation populaire est une condition nécessaire mais non suffisante à l’évolution des mentalités. Il faut une longue durée pour que se transforment les croyances religieuses et les rapports hommes/femmes. Et la coexistence de l’ancien et du nouveau pose à tout révolutionnaire le plus redoutable des problèmes, auquel aucune réponse satisfaisante n’a été trouvée jusqu’ici.
Dans le cas de l’Algérie, l’utilisation de l’islam comme moyen de reconquérir une identité collective a contribué, jusque dans les moments forts de la révolution, à la subsistance d’un traditionnalisme conservateur: régionalisme replié sur lui-même, esprit de hiérarchie, sujétion des femmes, etc. Tous les dirigeants du FLN ont cultivé une vision de l’islam qui facilitait ces comportements rétrogrades, car cela facilitait leur hégémonie sur le mouvement. L’Etat né de l’indépendance a parachevé la tâche : en 1990, le Code de la Famille est rétrograde et les versions de la religion qui tendent à recueillir les plus grands appuis sont celles des intégristes.
On comprendra que je ne cherche pas une mauvaise querelle à Lyotard : il s’agit d’utiliser au mieux les leçons tirées de la Guerre des Algériens. Car il ne s’agit pas seulement d’une histoire, déjà ancienne. Les problèmes que l’Algérie a connus peuvent se poser, toutes proportions gardées, dans d’autres pays, africains, notamment. Plus généralement, les rapports entre mouvement des masses, organisations et bureaucratie sont partout d’actualité.
Il y a beaucoup à apprendre de l’Algérie. Le livre de Jean-François Lyotard nous y aide, même si la réflexion qu’il a amorcée au contact des événements doit être poursuivie, enrichie, corrigée.

Denis BERGER

La place me manque pour faire aux livres de Pierre Vidal-Naquet (L’Affaire Audin et la Raison d’Etat) la place qu’ils méritent. Il est pourtant indispensable de recommander chaudement ces livres remarquables qui sont à la fois chronique d’une lutte contre l’infamie de la répression française pendant la guerre d’Algérie et analyse exemplaire des mécanismes de négation pour le pouvoir des droits de l’homme et des droits des peuples. P. Vidal-Naquet a été de tous les combats contre l’injustice. Ses livres montrent que la défense des droits de l’homme, lorsqu’elle va jusqu’à la confrontation avec l’Etat, est, non seulement politique mais révolutionnaire. Là encore, on quitte l’histoire pour se confronter avec l’actualité, hélas trop nourrie en dénis de justice.

D.B.