Les transformations profondes dont l’Amérique latine est à l’heure actuelle le laboratoire sont aux antipodes de celles imaginées par la gauche il y a 20 ans. La tendance dominante est celle du néo-libéralisme, avec sa logique sociale perverse : d’une part, l’intégration des classes dominantes dans l’élite du système mondial et d’autre part l’exclusion sociale et économique de secteurs importants de la population, souvent majoritaires.
Pour les classes dominantes, les maîtres mots de ces dix dernières années sont : « ajustement structurel », formulation de politiques libérales pragmatiques, recherche de formules de gouvernabilité qui ne passent plus par la coercition militaire mais par un « consensus » parlementaire, en l’absence si possible de toute mobilisation sociale risquant de déborder le cadre institutionnel. Si l’exclusion socio-économique demeure et se développe, il faut donc, pour conjurer les éventuelles « crises de gouvernabilité », introduire des changements institutionnels qui donnent au moins l’illusion d’une intégration politique.
Démocratie sur fond d’exclusion sociale ?
Ce sera donc l’ère triomphante des « transitions démocratiques », dont les spécialistes font leurs choux gras, car on ne compte plus les études consacrées à ce thème depuis 10 ans. Cependant, au nom de la célébration du pluralisme et de la liberté d’expression – qui représentent certes un progrès immense par rapport aux dictatures des gorilles aux années 70 – trop de chercheurs préfièrent minimiser les faiblesses de cette nouvelle démocratie.
Pour notre part, nous avons choisi de centrer la problématique de cet ouvrage autour des questions suivantes : A quelle sorte de démocratie avons nous affaire ? Peut on parler d’une véritable citoyenneté ? De quels mécanismes de représentation oolitique s’accompagnent les nouveaux régimes ? Dans quelles circonstances socio-économiques concrètes naissent-ils ?
Une nouvelle orthodoxie politique et universitaire se réclame de la « démocratie sans adjectifs » car, dit on, la « démocratie sociale », la « démocratie économique ». etc., sont des notions soi disant trop entachées de marxisme. Et celui-ci ne s’est il pas définitivement discrédité par sa négligence, précisément, des droits dits « formels » ? A ces questions nous en opposons une autre : mais pourquoi y aurait il nécessairement contradiction entre « démocratie formelle » et « démocratie sociale » ? En tout cas il saute aux yeux que les nouveaux régimes démocratiques latino-américains se construisent sur des poudrières sociales, et souvent comme des remparts face à celles ci. La différence entre l’exclusion socio-économique que l’on éprouve sous la dictature et celle qui est parée des vertus démocratiques n’est pas toujours très claire pour les victimes de cette exclusion.
Face à un important courant de chercheurs qui mettent au centre de leurs études sur les transitions démocratiques, l’analyse des logiques stratégiques des acteurs d’élite, Marcelo Cavarozzi montre que ces transitions ne sont pas compréhensibles en dehors de leur contexte historique et politique, qui est celle de la transformation du système capitaliste mondial et de l’effondrement de ce qu’il appelle la « matrice étato-centrique », en vigueur en Amérique latine depuis les années 30. A partir du cas mexicain, Sergio Zermefio soutient que les transitions actuelles s’opèrent dans un contexte de « globalisation autoritaire », et exprime de fortes réserves par rapport à une pénible transition mexicaine qui se déroule sous le signe de la marginalisation sociale de vastes couches de la population. Paul Cammack décortique l’appareil conceptuel de la science politique dominante en montrant que celle-ci fait largement l’impasse sur le problème de la citoyenneté démocratique. S’appuyant sur les cas chilien, James Cohen montre quelques unes des principales limites concrètes des transitions démocratiques tant vantées : limites liées à la tutelle militaire qui perdure, aux effets sociaux du modèle néo-libéral, au non-traitement des cas de violation des droits de l’homme sous la dictature, enfin à l’adaptation des forces politiques de gauche à un processus de libéralisation perçu comme inévitable. Ambal Quijano, qui s’est distingué dans le passé pour ses études sur les mécanismes de la marginalité sociale dans les sociétés capitalistes périphériques d’Amérique latine, nous donne aujourd’hui un autre éclairage sur les transitions démocratiques en insistant sur des pesanteurs qu’on oublie trop souvent – mais que l’actualité mexicaine s’est chargée de nous rappeler – à savoir les mécanismes d’exclusion liés au racisme et à l’« ethnicisme ».
Globalisation et restructuration productive
La deuxième partie de l’ouvrage traite des changements économiques en cours et plus particulièrement de la globalisation financière et de ses conséquences précises dans le domaine de la production et de l’emploi et du travail. Helena Hirata, Martha Roldan et Michel Husson montrent les répercussions de la globalisation libérale sur le procès du travail et sur la division sexuelle du travail dans les trois pays les plus industrialisés de la réçyion : le Brésil, le Mexique et l’Argentine. Pierre Salama part du constat que la crise des années 80, combinée à la dynamique globalisante, a accentué la pauvreté partout en Amérique latine, mais il introduit une distinction entre niveau de pauvreté et dynamique d’appauvrissement, afin de montrer qu’il convient de formuler des jugements nuancées sur les conséquences des politiques libérales menées à l’heure actuelle. Alejandro Alvarez Bejar illustre en 54 thèses les effets sociaux négatifs du libre-échange nord-américain sur les travailleurs au Mexique.
Nouvelles formes de mobilisation
Le nouveau contexte économique et politique est plus propice qu’on aurait pu le croire à l’invention de nouvelles formes de mobilisation sociale et politique. Orlando Fals Borda dresse un bilan général des mouvements sociaux de ces 20 dernières années à 1 échelle du continent, en insistant sur leur ferme volonté d’autonomie et sur leur vocation de contrepouvoir. Hélène Le Doaré et Jules-France Falquet évoquent des expériences de mobilisation des femmes dans plusieurs pays latino-américains, en montrant 1 1 importance de leur rapport au politique et à l’Etat dans la constitution d’alternatives propres. Dans un autre registre, Oscar Landi montre comment les mass média, en particulier la télévision, conditionnent les formes de subjectivité des citoyens des régimes post-dictatoriaux et partant, jouent un rôle clé dans la formation de nouvelles façons de faire de la politique. Marilena Chaui analyse les pesanteurs sociales qui empêchent les citoyens des couches populaires de S ériger en sujets de la culture et montre,, a partir d’une expérience concrète de gestion politique au Brésil, en quoi peut consister une politique culturelle différente.
Et la gauche ?
reste apparemment peu de chose des mouvements à vocation de transformation sociale qui ont bouleversé la région dans les années 60 et 70, mais quand on y regarde de plus près, on découvre que les différentes formes de refus de l’ordre existant se sont souvent canalisées dans de nouveaux projets de changement, moins messianiques, mais pas nécessairement moins radicaux. Comment interpréter par exemple, le récent soulèvement des indigènes au Chiapas ? Il ne s’agit en aucun cas d’un mouvement révolutionnaire classique. Au début de ce volume, Luis Gomez situe la révolte de l’Armée de libération nationale zapatiste (EZLN) dans son contexte politique en montrant qu’en dépit des moyens radicaux employés, les revendications du mouvement sont apparemment typiquement « réformistes » : reconnaissance des droits fondamentaux des populations indigènes, élections sans fraude, et la répartition juste des terres selon les principes, oubliés depuis longtemps, de la révolution mexicaine du début du siècle. Mais si ces reformes se réalisaient, elles seraient, dans le contexte mexicain, des bouleversements radicaux.
Qu’en est-il des partis politiques de gauche ? Les politologues peuvent montrer sans problème que les partis politiques en général se distinguent en Amérique latine par leur faiblesse et leur incapacité a jouer un véritable rôle de représentation de catégories sociales déterminées. Quant aux partis de gauche, leur tâche est compliquée par la nécessité de réinventer un projet social, une stratégie politique et une forme de coexistence entre des tendances diverses et longtemps hostiles. Michaël Löwy montre que plusieurs partis de la gauche réformiste et révolutionnaire sont néanmoins, dès aujourd’hui, en mesure de se réunir et d élaborer des propositions dans le respect de leur diversité, et ce dans un cadre institutionnalise, depuis 1991, sous le nom du Forum de Sâào Paulo.
La perspective d’une arrivée au pouvoir de la gauche par la voie des urnes n’est pas à exclure en cette année électorale 1994. C’est pourquoi nous livrons ici des articles programmatiques de Cuauhtémoc Càrdenas, candidat du Parti Révolutionnaire Démocratique mexicain et de Lula Da Silva, candidat du Parti des Travailleurs brésilien. Mais, que pourrait faire réellement la gauche si elle était élue au pouvoir au Brésil, au Mexique ? Nous espérons que le lecteur trouvera ici des éléments d’analyse permettant de mieux comprendre la conjoncture difficile et complexe dans laquelle la gauche latinoaméricaine se trouve aujourd’hui.
J’ai compté avec la collaboration de Helena Hirata, Luis Go’mez et Saverio Ansaldi dans la préparation de cet ouvrage, qui doit beaucoup aussi au soutien du comité de rédaction de Futur antérieur.