L’avènement d’un « nouvel ordre mondial » fait s’est par la violence avec la « Guerre du Golfe ». L’Empire américain est au moins tout autant militaire qu’économique. Peut-on imaginer une résistance européenne à la logique mondiale de l’Empire qui s’affirmerait comme cohabitation fraternelle, victoire des peuples sur l’aristocratie mondiale émergente ?Parler de l’empire américain aujourd’hui parait une banalité, étant donné que nous avons déjà derrière nous dix années de « leadership unique » des Etats-Unis sur le monde, ce que Dante nommait la Monarchie et qu’il appelait de ses voeux pourvu que le clergé ne s’en mêle point. Pourtant la définition théorique de ce nouveau système nous manque encore. Est-il pacifique et « triomphant » ? s’agit-il au contraire d’une crise sans issue du système de l’économie libérale de marché qui nous promet la guerre de tous contre tous? L’Europe peut elle constituer un môle de résistance à quoi accrocher la gauche y compris à l’échelle mondiale ?
L’ouverture de la Guerre du Golfe
L’idée d’un « nouvel ordre mondial » avait été avancée par Bush dans un discours célèbre, peu avant le déchaînement de la guerre du Golfe, à un moment où on pouvait encore croire que la guerre n’aurait pas lieu : l’embargo allait faire céder Saddam Hussein, ouvrant ainsi sur une ère policée par la menace économique, une sorte de pacifisme accompagnait cette projection de force suspendue. Voila, pensèrent certains, le nouvel ordre mondial : la puissance économique se fait pouvoir politique et l’empire américain est l’empire de la rationnalité financière.
Cet avènement non-violent était peu probable pour plusieurs raisons dont l’une était le facteur politique et psychologique du nationalisme arabe, représenté par l’irrédentisme de Saddam Hussein, et qui lui interdisait de tenir compte du rapport des forces. Mais la raison principale et pratique fut que l’affaissement déjà visible de l’URSS allait laisser sans aucun usage (sans aucune valeur d’usage) l’énorme appareil militaire accumulé dans la guerre froide au moment même où il devenait le symbole et le symptôme de la supériorité américaine sur l’URSS et donc sur le monde. Il fallait rentabiliser l’objet. Bien sûr, on pouvait considérer à juste titre que l’effondrement des Soviétiques était dû à leur incapacité de gérer l’économie industrielle moderne dans le sens d’une croissance de la production et de la consommation, sur un mode compétitif avec le monde occidental. L’URSS s’effondrait économiquement et politiquement. Mais pour que le modèle libéral triomphe il fallait aussi que le concept d’Etat-Nation Tyrannique gestionnaire de la croissance fut battu militairement. L’URSS étant battue économiquement, L’Irak fut le prototype choisi pour être battu militairement.
C’était nécessaire pour le maintien du leadership militaire américain dans la phase de transition. L’ensemble du dispositif qui avait été conçu pour repousser et faire perdre la face à l’immense URSS se tourna donc contre le petit Irak et son dictateur. Sans aucun danger de riposte nucléaire, mais avec la mission d’écraser en lui le « proliférateur », on put assommer le pays sous les salves de bombes ordinaires ou guidées avec précision qui avaient été élaborées pour menacer les Russes d’une phase néo-classique d’escalade en Europe centrale. Ensuite, pendant les dix années suivantes on sut maintenir avec l’embargo l’image première d’un Monarque économique du nouvel ordre mondial.
Le Japon en 1945 avait sans doute été, lui déjà, victime du fait que l’utilisation réelle urgente de l’arsenal le plus moderne devait avoir lieu du point de vue américain, avant la défaite classique de l’Empereur et la paix conclue. Cet usage réel fonda ensuite pour plusieurs générations la vraisemblance du recours dissuasif à l’arme nucléaire.
Il n’est pas nécessaire d’imaginer un complot sinistre mais on a des traces d’une auto-manipulation américaine qui rendait inévitable le passage à l’acte de guerre contre l’Irak et qui rendait impraticable la pression de l’embargo prolongé. Kissinger l’expliqua très bien lors de sa déposition devant le Congrès le 28 novembre 1990. La décision majeure dit-il n’a pas été l’ordre de passer « de 200 000 hommes à 400 000 » hommes que le Président Bush avait affiché (trompeusement) le 8 novembre : « le Rubicon a été franchi dès le 19 août, dit-il, quand nous avons décidé de déployer 250 000 hommes » ; en effet au dessus de 200 000 hommes les Etats-Unis ne pouvaient plus maintenir la rotation des troupes plus de quelques mois, sans dégarnir l’Europe. Ils auraient donc été obligés de diminuer les troupes déployées au Moyen-orient avant d’avoir rien obtenu, et la pression de l’embargo se serait d’elle même effondrée.
Si ces détails méritent d’être rappelés c’est pour souligner que la cérémonie d’ouverture de l’Empire unique est bien une action de guerre. Ayant compris à divers indices, (dont l’attitude de Primakov jouant plutôt les bons offices), que l’URSS n’avait plus le pouvoir de se manifester comme puissance, les Etats-Unis ont voulu exhiber dans la crise non seulement le fait qu’ils étaient la seule puissance nucléaire, mais aussi qu’ils étaient une réelle et redoutable puissance « classique », dans le nouveau monde d’où l’escalade nucléaire avait été balayée soudain par l’évanouissement de la bipolarité au magasin des anciens accessoires.
L’Empire américain, un empire économique ou militaire?
Ce rappel historique nous permet de dire, ou en tout cas nous oblige à examiner l’hypothèse que, depuis la guerre du Golfe, l’empire américain sur le monde est au moins autant militaire qu’économique. Cette assertion semble presque une tautologie si l’on admet que l’idée d’empire, en latin comme en Français, depuis l’antiquité, signifie pouvoir exceptionnel d’un commandant en chef de l’armée (imperator). C’est un pouvoir exceptionnel de commandement qui (en temps de guerre) exige légitimement du libre citoyen l’obéissance immédiate sous peine de mort. Ce pouvoir s’exerce au dedans sur les citoyens mobilisés dans les légions et naturellement se reporte sur l’ennemi grâce à la parfaite obéissance des soldats, exerçant dans le combat contre l’ennemi la menace de mort et la mise à mort. L’imperium devient permanent paradoxalement quand l’état romain ferme les porte du temple de Janus, ce qui signifie la fin des guerres extérieures et le maintien d’un commandement militaire permanent interne de la société. Mais il est vrai qu’un jeu de mot transhistorique ne suffit pas à traiter le problème. Pour plusieurs raisons, il peut sembler excessif de considérer l’empire américain comme un véritable « empire » c’est à dires un système essentiellement militaire.
On peut dresser ici la liste des objections les plus courantes contre cette définition militaire de l’Empire :
1. L’Amérique est une démocratie et pas du tout une dictature militaire, elle est une société orgueilleuse surtout de sa supériorité économique et technologique et si elle est le centre d’un système de leadership c’est avant tout du fait de la supériorité économique de ses firmes nationales et surtout transnationales.
2. Une définition militaire de l’empire américain est indéfendable empiriquement si on admet que la logique (ou l’éthique) de l’empire, c’est la conquête et le maintien militaire des conquêtes et que, en dehors d’une période d’« impérialisme » limité, avant la guerre de 1914, et même dans le cas de l’Allemagne et du Japon, obligés à une reddition sans conditions, (et de la Corée et du Vietnam, qui furent autant conquis que perdus et constituent des échecs relatifs), les Américains refusent toujours de prendre possession des états qu’ils soumettent et occupent, et évitent en tout cas de les annexer formellement, de les conquérir au sens traditionnel.
3. L’objection théorique, c’est donc que les Etats-Unis ayant renoncé statutairement à toute conquête refusent totalement la charge de Protecteur, c’est à dire de Souverain du Monde, au sens que donne Hobbes à ce mot dans le Leviathan. La défaite du Vietnam les ayant encore renforcés dans le rejet de toute occupation permanente, ils n’allaient certes pas vouloir assumer ce rôle car précisément l’économisme néo-libéral interdit la prise en charge des sociétés soumises et refuse la responsabilité de les mener au progrès en les intégrant dans le noyau dominant. On a même pu le vérifier lors de la guerre du Golfe. Le Général Schwartzkopf qui aurait volontiers poussé jusqu’à Bagdad, et qui a osé le dire un peu trop librement, a dû se rétracter publiquement en avril 1991, dans un style digne du stalinisme, pour ne pas subir de sanctions graves. Ne pas conquérir les pays soumis militairement fait partie en effet du crédo américain ; l’organisation de l’occupation militaire comporte un double risque de péché politique : celui du militarisme et celui du dirigisme économique. Une intervention militaire doit toujours être transitoire et restaurer seulement l’économie de marché et la démocratie. Si possible sans débarquer les troupes, ou en obtenant la reddition préalable par téléphone comme à Haïti.
Sans doute, tout historien de l’Empire Romain considèrera de façon dubitative ces barrières idéologiques républicaines dressées contre tout glissement vers l’Empire conquérant. Assassin de César, Brutus fut d’emblée un has been. Rome aussi avait conquis la Grèce pour y « proclamer les libertés des Grecs »; elle s’est emparée de l’Egypte en y laissant règner la Ptolémaïde Cléopâtre, puis en admettant que, en Egypte, l’empereur est seulement Pharaon et qu’elle ne touche pas au système de production spécial qui s’y reproduit depuis des milliers d’années. Sous Ponce Pilate, la monarchie juive hellénisée d’Hérode et le Grand Prêtre sont parfaitement en place, le Romain joue le rôle des ambassadeurs américains dans les républiques centre-américaines, sans plus, etc. Les peuples et royaumes, soumis à Rome, sont des Alliés du peuple romain et les annexions viendront plus tard. Mais l’empire libéral d’Auguste tient bien par ses légions et l’organisation autour des légions de légions auxiliaires et de corps alliés et même barbares.
En fait l’Empire américain fut d’abord l’OTAN, et ce fut bien une alliance, inégalitaire, mais tout de même une alliance entre états souverains, qui s’unissaient pour faire face à un ennemi commun considéré comme barbare. L’essence de l’alliance américaine serait la défense du système capitaliste démocratique de libre marché contre le système communiste non démocratique et dirigiste. L’organisation militaire est celle d’une alliance militaire non celle d’un empire.
L’Empire militaire de l’après guerre froide
Mais c’est précisément ce qui change sous nos yeux. Si bien qu’on peut aujourd’hui réviser cette évaluation par des propositions inverses :
1. Le pouvoir américain est sans doute vainqueur économique de la Russie il n’a pas battu militairement la Russie ; mais il a remporté une victoire politique sur un système économique essentiellement « militarisé » et c’est aussi par la militarisation d’une partie non négligeable de son économie, l’économie de commande d’armement, le « capitalisme pentagonal » que cette victoire aux points a été remportée sous Reagan. Comme il arrive dans les conflits majeurs, l’ennemi a influencé son vainqueur. Cette influence néfaste de la confrontation soviéto-américaine a été répertoriée dès la fin de la guerre froide par les idéologues anti-militaristes démocrates ou républicains, prônant le retour à la vraie tradition américaine : il fallait impérativement maîtriser la prééminence de l’Exécutif, le rôle extravagant qu’avait acquis la fonction présidentielle, le Président en tant que Commandant en Chef qui glissait vers la fonction d’Empereur nucléaire. Cette usurpation s’expliquait surtout par les contraintes techniques objectives de la stratégie nucléaire qui attribuait au commandant en chef le droit de déclencher la fin du monde dans l’instant de la décision sans délai et sans vote dont il avait reçu responsabilité. Une fois disparus la bipolarité et l’ennemi nucléaire soviétique, le Président, pensait par exemple le sénateur démocrate de New York Moynihan, devait rentrer dans le rang. Se faire plus modeste. Mais les anti-exécutif, majoritairement Républicains d’ailleurs, ont échoué : Clinton comme président est aussi important et même plus que Bush. C’était compter sans l’Empire système qui devenait Empire unique et réclamait un empereur visible pour des raisons non nucléaires.
2. Le leadership américain a cessé dès la guerre du Golfe d’être une alliance contre un autre empire. Le phénomène qui suit la guerre du Golfe c’est en effet que le système américain ne parvient pas à vouloir se débarasser de l’OTAN, malgré la disparition de l’ennemi, ni du leadership militaire de l’occident, et travaille au contraire à reconditionner soigneusement les moyens, l’organisation, le rôle et les missions, les principes de base de l’Alliance Atlantique et de ses forces militaires. Ils parviennent à l’englober dans une structure en cercles concentriques, comportant quatre statuts en couronne : les Alliés de l’OTAN, les « Partenaires » du Partnership for Peace où sont désormais tous les anciens états communistes et les « Pactés » des Pactes Fondateurs OTAN-Russie et OTAN-Ukraine. Au delà il n’y a que des amis plus ou moins associés à différents types d’entrainements, de missions et d’armements, et qui s’étendent virtuellement au monde entier.
Restent désormais hors de l’Empire, dans le rôle des Barbares « extérieurs », mais bien à l’étroit, quelques « états voyous », rétro-communistes, terroristes, les réseaux mafieux ou narco-traficants qui s’appuient sur des Iles de la Tortue dont la liste concerne plutôt des confettis que des espaces extérieurs menaçants, et qui sont voués à s’autodétruire par quelques manipulations.
Mais surtout, deux espaces conservent un statut incertain. La Russie et la Chine, surtout la Chine. Ce ne sont pas des ennemis mais on leur a trouvé un nom générique, qui ne s’applique pas nécessairement ni uniquement à eux, mais peuvent éventuellement s’appliquer à des alliés, celui de « rivaux de rang égal » (peer competitors). Ce terme est directement issu du vocabulaire élaboré autour du concept de « Révolution dans les affaires militaires » (RMA : Revolution in Military Affairs) une mutation techno-scientifique (l’irruption hégémonique de l’électronique d’observation, de ciblage, de guidage et de traitement de l’information) capable de bouleverser complètement les principes de la supériorité militaire. Un peer competitor est un rival possible dans le domaine de la Révolution dans les affaires militaires. (S’il est capable de viser l’égalité ou la supériorité militaire par l’électronique d’observation et de ciblage, il est d’ailleurs aussi un rival dans l’électronique de production et de commercialisation).
En somme, au moment même où disparait l’ennemi, l’alliance se fait triple carcasse militarisée de l’empire unique et lieu par excellence d’une supériorité techno-économique américaine qui interdit qu’on se défasse d’une définition militaire de la supériorité et donc de l’Empire au sens romain. L’Empire américain par sa culture de l’observation et de la décision d’intervention en temps réel est complètement et profondément un empire militaire, expéditionaire et opérationnel. CQFD.
Détermination économique et décision électronique
Il y a plusieurs manières d’évaluer laquelle de ces deux hypothèses sur l’empire américain est la plus vraie et s’il existe une différence entre l’approche américaine et l’approche européenne. L’une serait d’examiner de près en tant qu’historien et anthropologue quels sont les critères d’intervention et d’action qui ont joué entre la guerre du Golfe la guerre du Kosovo (1999) ou la guerre de Colombie (2000) et si les critères militaires paraissent l’emporter ou non sur les critères économiques. Au cours de crises et de guerres limitées des expéditions humanitaires de tous types se sont mises à proliférer depuis la guerre de Somalie : la guerre de Bosnie, les guerres du Rwanda et du Zaïre etc. Quel rôle y ont joué réellement les Etats-Unis, l’OTAN, les troupes alliées et amies, les organes économiques, les grandes multinationales pétrolières et autres, le FMI, la BM, l’ONU, le G8 etc.
L’autre serait de poser finalement la question « théorique » et de reprendre le débat sur la détermination en dernière instance par l’économie qui est le lieu commun du marxisme, mais en se demandant si quelque chose de nouveau n’aurait pas remis en cause depuis 10 ou 15 ans la conception même de détermination celle d’instance, celle d’économie, de telle sorte que la définition de l’Empire américain n’ait plus à se plier à cette question archaïque qui fait partie d’une problématique du XIXe siècle.
Gramsci, Dans un passage minuscule des les Cahiers de prison[[A. Gramsci, Note sul Macchiavelli, ed. Riuniti, p. 68-72. mettait en évidence la spécificité plutôt que la dominance de la notion de détermination (économique) et son hétéronomie ainsi que sa différence de temporalité par rapport à la notion de décision (militaire). Pour tout dire, il semblait sans doute à Gramsci que la détermination économique se situait dans les chaînes des causalités du long ou moyen terme liées aux processus de production et de commercialisation, à la temporalité déterminée et déterminante du cycle de reproduction du capital. En revanche, en disant que l’action militaire est « décisive au coup par coup » il plaçait l’instantanéité de la décision non pas dans la liberté du sujet décideur (en tant que tel il reste soumis à la détermination des processus économiques) mais dans l’essence même de la décision militaire qui est de se manifester par un processus de destruction. La temporalité et l’irréversibilité de la destruction est d’une autre forme que la temporalité et l’irréversibilité de la production et de l’accumulation.
Indiscipline de la dernière instance
La question de l’économie causalité en « dernière instance » m’apparait donc aujourd’hui mal posée pour des raisons que j’aurais tendance à considérer comme un défaut d’interdisciplinarité de crise. Lorsque la structure du Monde change à tel point, en quelques années, il devrait être entendu qu’il soit nécessaire de considérer les disciplines universitaires comme des subdivisions corporatistes révisables et sujettes à remaniements plutôt que comme des domaines épistémologiques réellement séparés. Nous avons vu le monde passer d’une bipolarité (militaire politique économique idéologique) à une mondialité unifiée par le néolibéralisme triomphant et la prépondérance militaire absolue des Etats-Unis.
La stratégie nucléaire, la science politique démocratique et marxiste, l’économie keynésienne, marxiste, libérale, la philosophie politique, nous servaient du temps de la guerre froide, chacune dans leurs domaines disjoints ou conjoints, à qualifier la division du monde. On pouvait même traiter ainsi le refus de la bipartition, représentée par le neutralisme tiers-mondiste.
Depuis, disons, la guerre du Golfe, les frontières entre les qualités de résultats attendus du recours aux différentes disciplines deviennent floues. Nous avons besoin de considérer l’économie (libérale) comme un combat entre spéculateurs prenant des décisions abstraites ultrarapides qui font (involontairement) des victimes, des morts de faim ou conduisent les peuples affolés à des guerres fratricides ; la stratégie militaire satellitaire préventive (informatisée) peut apparaitre aussi comme un savoir qui transmet des opinions, une sorte de scrutin-sondage, des faits saisonniers, un service de Renseignements Généraux, un flicage permanent, mais pas directement sanglant et les interventions militaires surtout si elles se veulent essentiellement destinées à prévenir les guerres peuvent passer pour des actions humanitaires.
Que deviennent l’économie déterminante en dernière instance à long terme par la production, et l’action « militaire » décisive au coup par coup, à court terme par la destruction, comment s’organisent-elles aujourd’hui entre ces deux pôles, palpitants de décisions électroniques et déconnectées de finalités économiques et militaires traditionnelles (la conquête, l’asservissement, l’exploitation et la soumission des hommes) ? La militarisation du temps mène à une militarisation de l’économie, domaine d’activité autrefois profondément liée à la militarisation de l’espace géographique, au territoire. Mais la causalité reste indéterminée. Par définition les sciences sociales sont des sciences de la liberté relative de l’homme par rapport aux déterminations naturelles ou menaçantes. Il y a des cas, ou des moments, où la dernière instance causale peut redevenir cette liberté. Il est certain que la liberté n’est pas seulement économique, elle est par définition indisciplinée.
L’Europe est-elle en voie d’être souveraine ?
Le problème qui se pose politiquement à nous, nous Français, ou nous citoyens européens ou nous prophètes, c’est donc de savoir si l’Europe sera un morceau de l’Empire ou si au contraire elle se donnera la forme d’une résistance à la logique globaliste de l’Empire. Cette remontée d’une école européenne plus territoriale où la territorialité s’affirmerait comme cohabitation fraternelle, pourrait très bien être tout autre chose qu’une victoire de l’Europe sur les Etats-Unis, mais devenir une victoire des peuples sur l’aristocratie mondiale émergente ou quelque chose de ce genre.
L’Union européene fait elle partie de l’Empire ou au contraire se prépare-t-il au sein de l’Union européenne, pour l’instant économique et libérale, une identité autonome, capable de résister à l’entropie que l’Empire américain semble gérer inconsciemment?
Sans doute, derrière l’apparence d’une alliance sous hégémonie US entre les Etats-Unis et l’Europe se cache l’existence d’une unité Impériale profonde dont la tête ne serait pas plus les Etats-Unis que l’Europe, mais le machin que Antonio Negri à l’extrême gauche européenne, comme d’ailleurs Patrick Buchanan, à l’extrême droite américaine, appellent l’Empire[[Michael Hardt, Antonio Negri, Empire, Cambridge Mass. Harvard, 2000., 278 p., notes bibl. Patrick Buchanan, A Republic not an Empire, reclaiming America’s Destiny, Washington, Regnery, 1999, p. 437. pour le rejeter. Cette formation unique et « globaliste », dominée par une nouvelle classe dominante mondiale d’une richesse excessive et d’une indifférence réelle à l’égard du sort des peuples et des nations, serait une aristocratie sans peuple, accompagnée d’une bureaucratie transnationale des nouvelles lumières. Aucune sérieuse sécession identitaire ne pourrait plus surgir de ces classes réellement déterritorialisées. Il faudrait donc, selon Negri, accepter de se glisser dans cet internationalisme global et d’y refonder des solidarités de classe internationales. Selon Buchanan, au contraire, il faudrait récupérer en quelque sorte les peuples de droite en réaffirmant les identités fondatrice des Etats-Unis, celles des Etats.
Le processus d’unification globale des marchés s’accompagne d’un affaiblissement des Etats-nations. Cela semble vrai en Europe comme aux Etats-Unis et en outre, bien entendu, dans l’ensemble du Tiers monde, où l’état nation a à peine eu le temps d’apparaître qu’il est déjà congédié. Partout la détermination économique semble s’imposer au jeu politique. Mais en Europe l’affaiblissement des Etats se fait, en tout cas jusqu’à présent, au profit d’une entité européenne, non d’un flou impérial mondial. La souveraineté des Etats, érodée, se reporte à une forme de souveraineté européenne défective mais néanmoins organisée, sur le mode non démocratique du rapport entre Conseil des Ministres et Commission; mais le Parlement européen, qui n’en est pas un, pourrait souhaiter le devenir. Il se pourrait que la « pression des peuples » trouve en Europe un point d’accrochage qui freine la décomposition de la souveraineté démocratique sans ce pur repli équivoque sur le local, la souveraineté des Länder ou des States ne présageant qu’une mystification de souveraineté et le triomphe probable des souverainetés d’Entreprises trans-(Länder, States, Nations).
L’Europe est le lieu de naissance de la démocratie républicaine. On peut supposer que ses citoyens ne souhaitent nullement la disparition de la définition du peuple comme souverain. C’est l’endroit où la culture politique populaire s’opposera le plus vivement à une disparition qui laisserait toute la place à la souveraineté de l’Empire ou à celle des entreprises privées. C’est ce qu’il faudra observer attentivement dans les années qui viennent.
Mais il n’est pas question de céder à l’optimisme. Je renvoie donc également au pamphlet de Susan George, le Rapport Lugano [[Susan George, le Rapport Lugano, trad. de l’anglais par William Oliver Desmond, Paris 2000, p. 262. selon qui dans le cadre de la recherche de profit de l’économie néolibérale le nombre des hommes devrait être réduit massivement, soit qu’on organise soit qu’on orchestre les massacres, on rejoindrait ainsi la permanence d’un empire du désordre face auquel, si le modèle européen ne produit pas le contre-feu, ne pourait surgir qu’une forme nouvelle de nazisme.