Insert : lettre de loin

L’Empire et la traite des esclaves

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L’un des instruments essentiels de gouvernement des marchés mondiaux a été mis en échec, pour la première fois, par la mobilisation des citoyens. Ce genre d’évènement, totalement nouveau a pourtant laissé la gauche brésilienne tout aussi désemparée que le gouvernement néo-libéral du Président Fernando Henrique Cardoso[[Sociologue internationalement reconnu pour sa “théorie de la dépendance”, Fernando Henrique Cardoso provient des rangs de l’opposition démocratique à la dictature militaire qui gouverna le Brésil dés 1964 jusqu’à la fin des années 1980. Il fut l’auteur du Plan Real (de stabilisation monétaire) lancé en juillet 1994, lorsqu’il était Ministre du Trésor du Président Itamar Franco. Sur la base du succès de la lutte contre l’inflation (et de l’augmentation du pouvoir d’achat des couches les plus pauvres , – c’est-à-dire de la majorité de la population que la stabilisation monétaire a permis dans un premier temps) Fernando Henrique Cardoso a réussi à gagner, au premier tour, les élections directes à la présidence de la République en 1994 et en 1998., sinon davantage. Pour comprendre ce désarroi paradoxal, posons-nous d’abord une première question : que représente Seattle pour la gauche brésilienne ? La réponse est à la fois claire et dramatique : le printemps de Seattle ne peut pas être reconnu par les forces hégémoniques au sein de la gauche brésilienne parce qu’il mine les fondations mêmes d’un discours politique qui repose encore sur l’inertie pernicieuse de l’idéologie socialiste du travail d’un côté et sur l’État Nation de l’autre.[[Un discours qui est, par ailleurs, le frère jumeau des critiques néo-souverainistes à la mondialisation menées en Europe et bien représentées par l’aspect le plus rhétorique du Monde Diplomatique.
Un an après la crise financière qui a plongé son économie dans le cycle vicieux d’un retour rampant à l’inflation accompagné d’une récession profonde et d’une nouvelle explosion de sa dette extérieure, le Brésil constitue un point d’observation privilégié sur les événements de Seattle : le printemps qui s’y annonce ouvre un horizon nouveau, comme la sortie du long hiver tropical qui, au cours des dix dernières années du vingtième siècle, a pesé sur le débat politique et social au Brésil.
On aurait pu s’attendre à ce que la première grande lutte sociale au sein de la mondialisation rencontre un énorme écho auprès des forces politiques engagées, au Brésil, dans la critique des politiques néo-libérales menées depuis 1993 , luttes qui se sont exacerbées à la suite de l’accord signé entre le gouvernement brésilien et le Fond Monétaire International en novembre 1998. Il n’en est rien !
L’énigme que Seattle représente pour la gauche est parfaitement illustrée par l’ épisode suivant : au cours d’une visite au Brésil, une semaine après celle des représentants de l’OMC, le Secrétaire du Trésor nord-américain, Lawrence Summers, a fait siennes les déclarations du Président Clinton sur la nécessité d’inclure les clauses sociales (notamment la lutte contre le travail des enfants dans certains pays, parmi lesquels le Brésil) dans les négociations commerciales. Mais en même temps, Summers faisait un vibrant éloge d’un Brésil qui avait réussi à rembourser plus de 5 milliards de dollars du prêt d’urgence octroyé par le FMI et le Trésor des États Unis en novembre 1998 : ” Le Brésil est en train de montrer que notre confiance a été bien placée ” affirmait-il[[“Restrição comercial trabalhista pode virar protecionismo”, in Gazeta Mercantil, 6 décembre 1999. . Il est vrai que le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso fait face de manière relativement simple (et fondamentalement cohérente) aux injonctions de l’Empire : il continue à honorer ses engagements auprès du FMI tout en demandant à l’OMC de ne pas faire obstacle à cet effort. Pour la quasi totalité[[La défense de l’État Nation fait l’objet d’un très fort consensus parmi les différents courants politiques et intellectuels de la “gauche” au Brésil. C’est une unanimité transversale qui recouvre, malgré tout, des trajectoires différentes (dont on ne pourra rendre compte dans le cadre limitée de notre ” lettre “). Mais en même temps, cette unanimité montre une telle identification aux problèmes d’affirmation d’un État souverain brésilien que les divergences théoriques et politiques essentielles passent, volens nolens, en arrière plan. Ainsi, nous retrouvons, dans ce “front uni” , des positions qui défendent la construction d’un capitalisme “national ” et celles qui se situent dans une perspective de critique de l’économie politique. José Luís Fiori cite Braudel pour défendre la nécessité d’un État souverain car le capitalisme s’est toujours développé grâce à l’État (Cf. ” Globalização, Hegemonia e império ” in J.L. Fiori e M.C. Tavares. Poder e Dinheiro. Ed. Vózes. Petrópolis. 1997). La philosophe spinoziste Marilena Chauí adopte des positions semblables et, pour critiquer la rencontre de Florence du 21 novembre 1999, évoque le fait que, pour le ” catéchisme de la Troisième Voie, la N ation est une donnée culturelle et non pas économico-politique, de sorte que la question de la souveraineté de l’État Nation ne peut plus être traitée comme souveraineté politique et comme régulation économique ” (Cf. ” A pastoral de Florença e a guerra de Seattle ” in Cadermo Mais, Folha de São Paulo. 19 décembre 1999). de la gauche et, de façon plus globale , pour l’ensemble de l’opposition, depuis Seattle le scénario est devenu terriblement plus compliqué et franchement gênant : la mobilisation citoyenne de Seattle révèle crûment la paresse théorique, l’idéologie politique et le corporatisme social d’une gauche qui continue à placer tous ses espoirs futurs d’une mutation sociale radicale et urgente dans les avatars d’un passé particulièrement détestable celui de l’État Nation brésilien . Le phare de Seattle surprend, impitoyable, les pelotons clairsemés d’une gauche bureaucratique, corporatiste qui s’empêtre un peu plus dans la gadoue peu reluisante des raccourcis nationalistes et qui s’enterre, une fois de plus, dans les incohérences suicidaires et foncièrement conservatrices d’une rhétorique creuse de la résistance.
À Seattle, la mondialisation est apparue comme un nouveau terrain de lutte sociale et politique. Ce n’est pas l’État Nation que défendaient les manifestations contre l’OMC . Ce n’est pas l’Organisation Mondiale du Commerce en tant qu’organisme supranational qui s’est trouvé attaquée. Au contraire, la cible a été ses modes de fonctionnement opaques et bureaucratiques, ses dimensions étatiques précisément .
La critique radicale, nouvelle et post-nationale, s’oppose au gouvernement impérial, mais elle renvoie l’État nation aux poubelles de l’histoire. Dans ces conditions, quelle perspective peut-il bien rester à un discours d’opposition qui mise sur le maintien de toute espèce de frontière (géographique, culturelle, économique etc.) et donc sur la reconstitution d’une voie nationale, “l’option brésilienne”[[“Option brésilienne”, il s’agit du titre d’un ouvrage collectif organisé par un intellectuel proche du Movimento dos Sem Terra (MST), César Benjamin, et signé par plusieurs militants et intellectuels de gauche, parmi lesquels João Pedro Stédile, un des dirigents nationaux du MST. Cf. A opção brasileira, Ed. Contraponto, Rio de Janeiro. 1998. Cette même thématique a été reprise par la revue d’une des plus importantes ONG de la gauche brésilienne (FASE). Cf. Proposta, “Opção Brasileira”, Ano 23. N. 82. Rio de Janeiro, Setembro/novembro de 1999., contre la ” déconstruction de la nation ” [[Du titre du livre organisé par Ivo Lesbaupin, O desmonte da nação, Ed. Vózes. Petrópolis. 1999. Voir aussi Marcha Popular pelo Brasil. Carta aos lutadores do povo. Pará de Minas. 23 août 1999. menée par le capital ” cosmopolite et apatride ” ?
La gêne de la gauche brésilienne a été patente : non seulement l’interdiction publique de ce conclave privé des États nationaux n’a pas été saluée avec l’enthousiasme que l’on aurait pu espérer, mais une quasi unanimité s’est faite autour des intérêts des ” exportations ” … nationales face au protectionnisme impérialiste … qui condamne le travail des enfants.
Nous voilà revenus à la traite des esclaves : par son interdiction de la traite , en 1809, puis de l’esclavage en 1834, la flotte anglaise avait consacré son statut de nouvelle puissance coloniale de l’Amérique Latine ; en 1865, les troupes Yankees écrasaient l’économie esclavagiste des fermiers du Sud des États Unis et constituaient le marché du travail nécessaire à l’industrialisation du Nord. Certains, filant la métaphore, ne craignent pas de tracer un vigoureux parallèle . L’inclusion, par les États Unis, des clauses sociales dans les traités réglant le commerce mondial ne ferait que renforcer leur stratégie ” visant à démanteler la base industrielle du Brésil, à s’assurer du contrôle de son marché interne et à accélérer le programme de privatisation en cours ” de manière à ” jeter les bases d’une rapide re-colonisation de l’économie brésilienne de la part du capital étranger (…) “[[Michel Chossudovsky. “la recolonisation programmée du Brésil”. Le Monde Diplomatique. Mars 1999.. Mais commen t être solidaires du refus des pays en voie de développement (PVD) d’inclure les clauses sociales (et environnementales) dans les négociations commerciales sans devenir complices des élites nationales de ces mêmes pays ? !
Déjà, la paresse théorique qui régit les reliquats d’idéologie étatisante d’origine socialiste avait laissé la voie libre aux politiques néo-libérales qui ont pu ainsi monopoliser le terrain des ” réformes ” en général et de la ” Réforme de l’État ” en particulier. La défense de la souveraineté nationale jointe à un tiers-mondisme des plus éculés, souvent brandi à partir du ” premier monde “[[Nous faisons, encore une fois, reférence à Le Monde Diplomatique et notamment aux initiatives militantes que ce journal organise et/ou appuie. Parmi celles-ci, on peut citer le meeting d’ATTAC à La Ciotat, où Bernard Cassen a accueilli le gouverneur de l’État de Minas Gerais , Itamar Franco, comme un symbole de la “lutte contre la mondialisation”. Or, qui est-ce cet homme politique que plusieurs centaines de militants français ont applaudi ? C’est l’ex-vice-président de Fernando Collor. Collor, élu contre Lula en 1989 grâce à une poignée de voix, fut destitué (pour cause de corruption) en 1992 et remplacé par Itamar Franco, qui gouverna jusqu’en 1994. L’actuel Président, Fernando Henrique Cardoso, était son Ministre du Trésor et c’est en juillet 1994, sous sa présidence, que le Plan Real a été lancé. Sous la “régence” d’Itamar ont eu lieu des massacres de civils sans défense (Vigário Geral, Carandirú, Candelária) aussi horribles que ceux de Eldorado de Carajás et Corumbiára, sous Fernando Henrique Cardoso. Dans tous les cas, aucun de ces massacres ne relève du pouvoir politique central, mais de la forme et des modes de fonctionnement de l’appareil de l’État (et surtout des États de la Fédération)., aboutit au brillant résultat de laisser à l’Empire américain et a ses succursales le terrain du changement et de la ” lutte ” contre le travail des enfants.
Nous ne pouvons pas proposer, dans le cadre de cette ” lettre “, une analyse approfondie et détaillée des composantes internes du discours néo-souverainiste qui tenaille la gauche brésilienne[[Ce que nous essaierons de faire dans le dossier sur les problénatiques du développement, programmé pour le numéro 5 de Multitudes. . Nous nous limiterons simplement à en dessiner un portrait synthétique, à partir de ses trois traits fondamentaux : (1) le discours sur l’éthique du travail; (2) la foi dans le rôle de l’État et, enfin, (3) l’analyse des formes et du contenu du processus de mondialisation.
(1) Dans un récent Manifeste, intitulé ” En défense du Brésil, de la démocratie et du travail ” et signé pratiquement par toute la gauche brésilienne (politique, syndicale et intellectuelle)[[L’unanimité (signé par l’ensembles des représentants des différentes “tendances” du Parti des Travailleurs – PT-) et le nombre (116) des adhésions à ce Manifeste cache, naturellement, des nuances trés importantes, qui apparaîssent aussi dans les incohérences internes au texte. En même temps, ce pluralisme implicite montre l’énorme pouvoir consensuel que le discours étatiste détient et le rend, indirectement, encore plus préoccupant. on pouvait lire qu’il est ” nécessaire de reprendre la lutte, de défendre le Brésil, de construire la démocratie et de valoriser le travail, non pas seulement en tant qu’élément des rapports de production, mais aussi comme valeur éthique fondatrice de la civilisation “[[Em defesa do Brasil, da Democracia e do Trabalho, Cit. Novembre 1999. . Passons sur le manque de nuances quant aux différentes dimensions du travail , passons aussi sur le clin d’oeil sidérant (et franchement réactionnaire ) à ses qualités disciplinaires. Limitons- nous à la relation qu’implique ce type d’approche entre le travail et l’emploi . En effet, dans la même veine , l’un des fondateurs de la théorie du développement de la CEPAL ( co-signataire du Manifeste cité ci-dessus), l’économiste Celso Furtado, écrit dans son dernier livre : ” (…) si l’objectif (de l’État-Nation – sic ! – ) est d’atteindre le bien-être social, il n’y a pas de raisons d’investir dans des techniques intensives en capital qui éliminent la main-d’oeuvre (labor saving) comme on est en train de faire actuellement au Brésil “.[[Celso Furtado. O longo amanhecer. Ed. Paz e Terra. São Paulo. 1999. P. 37.
Inutile de souligner à quel point cette vision qui confère au travail salarié un caractère central proprement moral du travail et qui en viendrait à justifier aussi une planification destinée à limiter le développement des forces productives, est particulièrement perverse dans un pays comme le Brésil où l’accumulation capitaliste s’est faite (depuis les plantations de canne à sucre jusqu`au cycle du café), sur la base du bridage systématique du salariat[[Cf. Yann Moulier Boutang, De l’esclavage au salariat. Économie historique du salariat bridé. Éd. PUF. Paris.1998. Voir notamment le chapitre 17, sur la “Transition brésilienne”.. Cette ségrégation sur laquelle a reposé historiquement le contrôle du marché du travail n’a certainement pas disparue avec l’abolition tardive de l’esclavage (1888). Elle a profondément marqué le processus d’industrialisation qui a fait du Brésil (de la ” révolution ” de 1930 jusqu`au ” miracle ” des années 70) à la fois une puissance industrielle d’envergure mondiale[[“Nous avons construit le plus important système productif du Tiers Monde, avec la plus grande base industrielle et une revenu par tête d’habitant relativement élevé” A Opção Brasileira. Op. Cit. p. 25. et le champion mondial de l’inégalité dans la répartition des richesses. Mais l’idéologie socialiste du ” travail ” détient encore une force d’inertie inattendue . De manière complètement schizophrénique, Celso Furtado souligne les bienfaits d’une ” industrialisation intensive en main-d’oeuvre ” et prône le retour à des politiques économiques destinées à ” maximiser les avantages relatifs (d’un pays du Tiers-Monde) et, parmi ces avantages (…) , la main d’oeuvre pas chère “.[[Celso Furtado. Op. Cit. pp. 76-7.
Le faible coût de la main d’oeuvre est en effet , un avantage comparatif revendiqué, contre la mondialisation et au nom de la souveraineté nationale. C’est le monde à l’envers : alors que, dans le cas du Brésil, nous avons sous les yeux la démonstration empirique la plus dramatique du fait que l’industrialisation taylorienne n’implique pas nécessairement un cercle vertueux de partage des gains de productivité et de croissance de la demande interne tirée par les salaires réels, la plus grande partie de la gauche continue à ressasser les stratégies de maximisation de l’emploi à n’importe quel prix et les bienfaits de la ” plus value absolue “. Les salaires réels n’auraient pas tiré la croissance ” à cause (…) d’un excédent structurel de main-d’oeuvre (…)”.[[A Opção Brasileira. Op. Cit p. 27. On continue donc à insister sur l ’emploi, et en plus sur l’emploi ” pas cher “, alors que la question est celle de la qualité de l’emploi. Une qualité qui ne saurait progresser qu’en fonction de la distribution du revenu. C’est la distribution du revenu qui peut et doit alimenter un cycle effectivement nouveau de l’emploi et non pas le contraire !

(2) Ce renversement économiciste (anti-keynésien et pré-fordiste) du sens du rapport entre salaires et emploi est la conséquence inévitable de la deuxième caractéristique du discours néo-souverenainiste de la gauche brésilienne : le changement social comme poursuite d’une voie de ” construction nationale “[[A Opção Brasileira. Op. Cit pp 57 a 65. qui passe par la défense du rôle de l’État. Un étatisme outrancier qui oblige la gauche à résoudre ses contradictions internes criantes par une curieuse théorie des élites-vendues-aux-intérêts-du-capital-étranger. D’une part, il y aurait l’État (et le ” peuple “[[Seul un aveuglement idéologique particulièrement tenace peut expliquer l’utilisation de cette notion générique de ” peuple ” dans les mêmes pages où l’on reconnaît par ailleurs que la société brésilienne est hautement raciste, segrégationniste et la plus inégale du monde. brésilien), grâce auquel le ” Brésil ” a réussi l’exploit de devenir une puissance industrielle et pourrait continuer à réguler le marché. De l’autre, il y aurait une élite ” irresponsable, indifférente et passive “[[Em defesa do Brasil, da Democracia e do Trabalho, Cit. face aux intérêts de la Nation et qui constituerait, elle, le véritable obstacle au fonctionnement démocratique, c’est à dire souverain, de l’État. Cette ” théorie des élites ” plonge ses racines dans différentes traditions théoriques et politiques. Elles forment, comme dans le cas des religions au Brésil , un véritable syncrétisme. Mais, sans vouloir réduire cette complexité, nous pouvons facilement en indiquer deux dimensions particulièrement nettes : la première est liée aux classiques de l’historiographie et de la sociologie brésiliennes qui ont souligné l’importance de l’héritage de la colonisation portugaise[[Cf. Sergio Buarque de Hollanda. Raízes do Brasil., publicado em 1936. dans la formation économique et sociale du Brésil ; la deuxième est plutôt liée à une littérature plus récente sur le développement de l’État-Providence dans les pays industriels et sur les questions posées par ses dimensions contraintes au Brésil.[[On peut faire reférence, à ce niveau, à Eli Diniz, Crise, Reforma do Estado e Governabilidade. Brasil 1985-1995. Ed. FGV. Rio de Janeiro 1997. Par delà la variété des filtres théoriques et disciplinaires, ces deux apports convergent dans un discours qui fonctionne à peu près de la manière suivante : les conditions historiques de la formation des élites brésiliennes (la colonisation portugaise) auraient empêché la construction nationale ; ce seraient donc ces élites non-nationales, complètement séparées du peuple[[Cf. Darcy Ribeiro. O povo brasileiro. A formação e o sentido do Brasil. Ed. Companhia das Letras. São Paulo 1995., et non pas l’État, qui ” se sont appropriées les fruits de l’accumulation économique dans une proportion scandaleusement élevée “[[Em defesa do Brasil, da Democracia e do Trabalho, Cit. Le paradoxe de ces approches est que, tout en étant mobilisée contre l’ingérence étrangère, elles finissent par soumettre la dynamique socio-économique du pays à des déterminants purement exogènes et franchement ” européano-centristes “. Ainsi, l’universalisation des droits du travail (et de la citoyenneté) en Europe aurait été le fait de l’État et de la tradition démocratique des élites européennes et non pas de la force des mouvements sociaux . Le keynésianisme[[La notion de fordisme est totalement absente du débat. Non que la littérature soit ignorée. Tant s’en faut, mais elle est inacceptable puisqu’elle endogénéise la dynamique de la croissance dans les rapports de forces internes au rapport salarial. Dans ce genre d’approche, on ne saurait même pas tolérer les positions pourtant ambiguës des régulationnistes français sur le rôle des institutions et de l’Etat. est vu comme une sorte de fruit de la civilisation britannique combiné aux capacités d’ingéniérie planificatrice des européens. Se trouve ignoré délibérément le fait que la ” grande transformation ” , marquée par l’interventionnisme économique de l’État, après la seconde guerre mondiale , a justement été le fait, d’une part, de son affaiblissement face à l’émergence victorieuse des luttes ouvrières et, d’autre part, de l’évolution que sa forme a subi pour qu’il puisse se constituer comme représentant du capital collectif . Pas question non plus d’imaginer que l’État démocratique n’est pas un médiateur, mais un acteur du conflit de classe. On s’échine dans cette perspective, à sauver et à défendre, contre vents et marées, le rôle de l’État, alors que le modèle de croissance et d’industrialisation que le Brésil a connu , à partir de la ” Révolution ” de 1930 (qui a mené au pouvoir le Général et dictateur , Gétulio Vargas) jusqu’à la ” Révolution ” de 1964 (qui a mené au pouvoir les militaires pendant vingt ans), pose précisément la question de penser un développement non-autoritaire qui ne saurait s’affirmer sans une réduction draconienne du rôle et du poids de l’État[[L’idéologie étatique arrive même à réduire la portée politique d’une des expériences les plus intéressantes de gouvernement local de la gauche: celle la Mairie de Porto Alegre, depuis 12 ans contrôlée par le Parti des Travailleurs (qui vient aussi d’élire le gouverneur de l’État de Rio Grande do Sul dont Porto Alegre est la capitale. Internationelement reconnu comme un moment d’approfondissement de la démocratie par ses méthodes d’organiser la “participation” directe des cityoens à la gestion du budget (appelée : orçamneto participativo”), le gouvernement de Porto Alegre est analysé comme une preuve que « des institutions d’État, en général criées d’en haut, peuvent induir l’activisme civique dans les communautés avec peu de d’expériences de coopération » » et pourtant d’une situation où les « acteurs étatiques peuvent promouvoir l’associativisme » et la participation. Rebecca Abers, « Do clientelismo à cooperação ». In Cadernos IPPUR. Rio de Janeiro. 1998, p.50 (article publié par Les Annales de la Recherche Urbaine). C’est vraiment le comble : la critique pratique de la représentation démocratique, et donc l’affirmation d’éléments constituants, est vue comme exaltation (et fruit) des dimensions « constituées » du gouvernement.. La richesse du Brésil n’est certainement pas le fait de l’intervention étatique (pas plus qu’en Union Soviétique !), mais des dynamiques sociales qui se sont déterminées par en bas, malgré et contre l’État et ses lois. Alors que les industries d’État bradaient à bas prix un pays réduit à l’état de commodity, en vrac (ce que Furtado voudrait continuer à faire), les migrations internes, violemment et dramatiquement autonomes, affirmaient, dans l’un des processus d’urbanisation les plus rapides de la planète, la puissance de la vie du peuple, la force de sa volonté d’appropriation de la richesse. Ce sont les villes brésiliennes, avec leurs espaces auto-construits, qui constituent aujourd’hui la plus importante richesse du pays : une richesse basée sur la puissance de production des territoires, de la vie, malgré et contre l’État et ses plans d’occupation de l’espace vide de la nation dans ses différentes versions de la colonisation interne.

(3) Enfin, ce qui est plus grave, en appréhendant la mondialisation comme un nouveau cycle impérialiste, l’idéologie étatiste empêche la gauche de comprendre la force des politiques ” dites ” néo-libérales et le pourquoi du renversement ” du sens du mot <> “[[A Opção Brasileira. Op. Cit. p. 11 à un double titre.
En premier lieu, la défense de l’État empêche la gauche de voir que les privatisations ne constituent pas un problème du fait qu’elles casseraient l’industrie et les services ” publics “, mais parce qu’il ne s’agit en réalité que d’une mesure purement formelle. Les politiques néo-libérales ne sont pas critiquables parce qu’elles réduisent le poids de l’État, mais parce qu’elles ne le réduisent pas assez : les néo-libéraux se limitent à moderniser les vieux modes d’appropriation privée de l’espace public et, dans ce but, ils continuent à dis poser d’un instrument fondamental dont ils n’ont aucune envie de se priver : l’État.
En deuxième lieu, _et ici nous touchons à un élément décisif_, la foi idéologique envers le rôle du pouvoir constitué (l’État) une fois qu’il aurait été conquis par un projet véritablement ” progressiste ” empêchent d’analyser avec lucidité les bases matérielles des plans de stabilisation monétaire en général, et du plan ” Real ” en particulier. Comme autant de fils trahis, les différents intellectuels assument le rôle d’orphelins de la Constitution de 1988. Le véritable pêché mortel de l’ancien intellectuel de gauche et actuel Président de la République, Fernando Henrique Cardoso, serait d’avoir trahi les ” espoirs démocratiques qui nourrissaient la Constitution de 1988 “[[Em defesa do Brasil, da Democracia e do Trabalho, Op. Cit Voir aussi José Luís Fiori, ” De volta à questão da riqueza de algumas nações ” in José Luís Fiori (sous la direction de) Estados e moedas no desenvolvimento das nações. Ed. Vózes. Petrópolis. 1999. p. 35-6.. On concentre ainsi toute l’attention sur les dimensions formelles du processus constitutionnel et on perd complètement de vue la question de ses bases matérielles, c’est-à-dire de ses dimensions et forces constituantes. Ce que le Plan de stabilisation monétaire a réalisé est une solution technique et institutionnelle adéquate à une inflation très élevée . Ce niveau d’inflation était fondamentalement engendré, tout au long des années 1980, par les effets de course-poursuite que déterminait l’ouverture démocratique sans mutation réelle des rapports de force entre les classes . C’était la conquête d’une constitution formelle sur la base de la persistance de l’ancienne constitution matérielle qui alimentait le processus inflationniste : toute conquête sociale faisait à la fois l’objet d’une codification corporatiste (et de corruption-cooptation) et se trouvait revalidée dans la dynamique des prix. L’addition d’un corporatisme particulièrement proche des mécanismes les plus pervers de la corruption (notamment en matière de droit du travail) et de la cooptation (dans les administrations populistes) rendait l’impact inflationniste sur la structure des prix relatifs encore plus injuste et amplifiait de façon démesurée le mécanisme des droits conquis (dans la constitution formelle de 1988) en privilèges acquis. C’est parce qu’il a compris ce phénomène que Fernando Henrique Cardoso a utilisé les techniques macro-économiques de stabilisation monétaire pour transposer (et non pas résoudre !) la question de l’inflation. L’actuel Président de la République a clairement compris les véritables dimensions de la constitution matérielle en vigueur et, face à ce blocage, il a parié sur les bienfaits (sociaux, mais aussi politiciens) de l’excès international de liquidités qui permettait de substituer à l’inflation des prix celle des taux d’intérêt . Si les marchés internationaux (et les firmes multinationales) se sont remplis les poches grâce à l’épargne publique et privée des Brésiliens, les conditions de ces exploits sont complétement endogènes au blocage politico-institutionnel national, un blocage qui dérive, en grande partie, du rôle répressif que l’État Nation joue encore au Brésil et qui dans certaines situations, s’apparente à une véritable politique exterminatrice .
Dans cette perspective, la mondialisation constitue, sans faire preuve d’ aucun déterminisme, une porte grande ouverte sur un autre avenir pour les multitudes qui luttent et produisent dans les grandes métropoles du Brésil. L’un de ces grandes occasions à saisir est, après Seattle, la critique radicale de l’État et de la souveraineté nationale .

Rio de Janeiro, 26 décembre 1999.