Acceptant l’idée avancée dans Empire que les réseaux de langage
constituent un lieu primordial pour les multitudes dans la lutte contre
l’Empire global, ce bref article se demande comment les problèmes de
l’interlocution sont engagés à l’intérieur d’un texte, ou de quelle
façon ils pré-figurent un certain type d’interlocution chez les
intellectuels du non-Occident. En ce sens, Empire et ses critiques — en
l’occurrence des intellectuels de Taïwan — forment un exemple fascinant
de « co-figuration » exigeant qu’y prêtent attention ceux qui trouvent
dans la notion de multitudes une mobilité conceptuelle adéquate à
l’ex-position de la souveraineté non-subjective et aux lignes de fuite à
l’égard du capital.La nouvelle praxis des multitudes semble depuis toujours confrontée à un problème critique insuffisamment théorisé : celui d’une langue commune ; il est symptomatique que la langue d’un projet intellectuel qui s’y réfère, la revue Multitudes n’existe que dans une seule langue nationale – anciennement impériale : la langue française. Celle-ci joue un rôle intéressant dans son rapport à la langue globale qu’est l’anglais, dans la mesure où elle signale une division du travail à l’intérieur de l’unité supposée de l’Occident – notamment en ce qui concerne le rôle rédempteur attribué à l’esthétique, suite à l’effondrement de l’éthique. Elle est par ailleurs relativement autonome vis-à-vis de l’anglais, tout en étant linguistiquement proche, ce qui permet un flux de traduction très rapide entre les deux. Tout cela doit être pris en compte dans notre jugement sur les effets pratiques pour les multitudes de ces modes de communication. À partir de là, il devrait être possible de construire une généalogie du rôle du français en tant qu’approximation d’une méta-langue théorético-critique de dimension globale.
Langage commun des multitudes ?
Dans leur ouvrage à deux mains Empire, Michael Hardt et Antonio Negri (ci dessous en abrégé H-N) reconnaissent que l’un des problèmes importants des luttes politiques d’aujourd’hui tient à leur incapacité à articuler un problème au delà de son intérêt immédiat et local (à moins de passer immédiatement à la dimension globale). « Il n’y a pas », disent-ils, « de truchement commun aux conflits qui puisse “traduire” la langue particulière de chacun en un espéranto cosmopolite…Cela aussi suggère une tâche politique importante : construire un nouveau langage commun…. Peut-être cela nécessite-t-il un nouveau type de communication qui fonctionnerait non sur la base des ressemblances mais sur celle des différences »[[Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, traduction française, Exils, p.88. . Si vrai que cela puisse être, toutes les différences ne sont pas les mêmes, et nous devons être très prudents dans notre analyse, en précisant comment ces différences apparaissent. H-N semblent être conscients de l’enjeu lorsqu’ils nous rappellent que, alors que même la communication doit être repensée sur la base de la différence, « le contrôle du sens et de la signification linguistiques et des réseaux de communication devient une affaire de plus en plus vitale pour la lutte politique »[[Empire, p.485. .
Acceptant l’idée avancée dans Empire que les réseaux de langage constituent un lieu primordial pour les multitudes dans la lutte contre l’Empire global, ce bref article se demande comment les problèmes de l’interlocution sont engagés à l’intérieur d’un texte, ou de quelle façon ils pré-figurent un certain type d’interlocution chez les intellectuels du non-Occident. En ce sens, Empire et ses critiques – en l’occurrence des intellectuels de Taïwan – forment un exemple fascinant de « co-figuration » exigeant qu’y prêtent attention ceux qui trouvent dans la notion de multitudes une mobilité conceptuelle adéquate à l’ex-position de la souveraineté non-subjective et aux lignes de fuite à l’égard du capital.[[Pour l’« ex-position » et la non-relation qu’elle révèle comme le lieu de la communauté moderne, voir Jean-Luc Nancy, La communauté désœuvrée, Paris, Bourgois, 1986 ; pour une discussion de la pensée d’une « souveraineté non-subjective », voir Nancy, « Ex nihilo summun », La création du monde, ou la mondialisation, Paris, Galilée, 2002).
Préfacer l’édition taiwanaise d’Empire
La relation qui existe entre Taïwan et le cadre conceptuel défini par H-N dans Empire n’est pas fortuite. La théorisation par H-N du développement historique de la souveraineté nous permet largement de comprendre la situation depuis longtemps ambiguë de Taïwan et sa position à l’intérieur de l’Empire global centré sur les États-Unis[[Cf. Jon Solomon, « Taiwan Incorporated : a survey of biopolitics in the sovereign police`s Pacific Theater of Operations », Traces : a multilingual series of cultural theory, Vol.3 (à paraître, 2003).. La redéfinition de l’internationalisme accomplie par H-N, rejetant le cadre restrictif des subjectivités politiques basées sur la normativité de l’État-nation, sans pour autant tomber dans la mythologie anarchiste ou dans la catharsis compensatoire d’une soi-disant « âme globale », est sûrement l’un des apports durables de leur travail. Malheureusement, la portée critique de cette perspective globale et non (inter)nationale est souvent compromise dans Empire par l’absence d’une critique complète du nationalisme américain. Je ne discuterai pas des raisons pour lesquelles H-N sous-estiment l’importance de cette critique, puisqu’il est tout à fait concevable – et d’ailleurs impératif – d’articuler la dialectique croissante qui se développe entre l’Empire et le nationalisme à l’intérieur du cadre déjà déployé par Empire. Il va sans dire que le nationalisme ne s’est jamais fondamentalement opposé à l’impérialisme, et c’est certainement dans le cadre de cette histoire que devrait être compris l’amalgame américain du nationalisme et de l’impérialisme.
L’édition taiwanaise d’Empire est préfacée non par un, mais par cinq essais de longueur variable (de deux à presque vingt pages). Une telle mobilisation a évidemment pour but de créer la représentation d’une intelligentsia nationale à destination des lecteurs ayant accès au chinois sur le marché taiwanais. Ce nombre important et inhabituel d’introductions écrites par des intellectuels locaux laisse immédiatement suggérer combien sont complexes les politiques du savoir qui accompagnent l’économie, ou plutôt la guerre de la traduction (souvent unilatérale) entre les langues nationalisées centrales et périphériques. Il va sans dire que parallèlement à cette économie de la traduction (et du silence) entre centre et périphéries (ou encore entre Occident et non-Occident), on suppose que l’opacité hétérogène du texte traduit contraste avec la clarté homogène de la communication « originelle » dans la langue nationale. Par conséquent, chaque préface prend sur soi la responsabilité d’ « introduire » le texte pour le lecteur taiwanais, consacrant plus ou moins de temps à distiller les principaux arguments d’Empire. Quand, après avoir lu une à une les quatre premières introductions, le lecteur s’apprête à en attaquer une cinquième, celle de Kuan-hsing Chen, il lui est difficile de ne pas se souvenir que le même Chen, dans une préface écrite il y a quelques années à une traduction chinoise d’un livre en anglais sur l’impérialisme culturel, qualifiait l’écriture même d’une préface d’entreprise hygiéniste de « désinfection et de stérilisation ».
Dans cette conjoncture postcoloniale, s’interroger sur les prémisses latentes de telles métaphores (pathologie sociale, normalisation) présente peu d’intérêt. Il est bien plus productif de comprendre l’inlassable visée « introductive » de cet arsenal de préfaces comme la performance d’une répétition incantatoire faite, un peu à la manière de Starhawk, pour « jeter un cercle » comme l’on jette un sort. Il ne s’agit pas de permettre aux discours féconds d’Empire de se démultiplier de façon inédite, mais de protéger l’économie restreinte d’une tautologie plus vieille que l’Empire, celle d’un nationalisme poursuivant son cycle de substitutions infinies entre marché, sol, sang et langue. La position de l’intellectuel, en tant que gardien privilégié du secret de ce cercle, est bien connue. D’ailleurs, le thème de l’accès au pouvoir et à l’autorité est au cœur du raisonnement de deux des critiques les plus virulents du livre, Chen et Wang.
Intéressons nous d’abord à la façon dont ces préfaces fonctionnent à travers la construction d’une langue homogène liant les lecteurs aux auteurs par un pacte de traduction homogène. Le premier, et sans doute le plus important, des points clef pour comprendre cette construction touche au déploiement de la voix auctoriale, en particulier par l’usage de la première personne, avec de fascinants glissements entre le singulier et le pluriel, dont nous ne discuterons pas ici. Chacun de ces auteurs, à l’exception d’un seul, dont le « nous » renvoie implicitement aux analyses de classe de la gauche « orthodoxe », pose la question de savoir comment « nous » devrions lire Empire. Il n’est pas difficile de comprendre que derrière cette utilisation omniprésente du « nous », le référent est ici la communauté particulière et limitée circonscrite autour du nom propre « Taïwan ».
La langue devient, bien sûr et inévitablement, le sujet principal de ces préfaces. Kuan-hsing Chen se réfère sans autre explication à la différence existant entre « le monde anglophone » et « le contexte linguistique du chinois ». À propos du dispositif théorique du texte et du récit historique du développement de l’immanentisme comme moteur de libération politique, Chen observe : « En tant que personnes vivant dans une aire de langue chinoise, bien que nous soyons en mesure d’appréhender intellectuellement cette histoire, nous ne sommes pas vraiment capables d’intégrer concrètement le contenu corporel et affectif de la sécularisation… Ne pouvant incorporer l’expérience historique de la sécularisation euro-américaine, il nous est impossible de comprendre la spécificité de la modernité euro-américaine »[[Kuan-hsing Chen, « «Diguo » yu qudiguohua wenti » (« « Empire » et le problème de désimpérialisation »), Diguo (Taipei: Shangzhou, 2002), tr. Ben Wei et Shangyuan Li, p.30.. Chen s’appuie sur le même argument, fondé sur l’expérience historique collective, pour expliquer pourquoi les européens ne peuvent pas comprendre comment la morale domine sans cesse l’espace public aux États-Unis. Il y a sans doute une certaine vérité dans ce type de formulations extrêmement hâtives. Baudrillard utilise le même genre d’argument à propos de l’impossibilité d’une compréhension mutuelle entre les deux rives de l’Atlantique. Ce qui est inquiétant dans ce genre de formules, ce n’est pas leur tendance à l’essentialisme culturel (qui leur donne justement leur force imaginaire), c’est plutôt la relation implicite établie entre texte et expérience pour garantir que le sens de certains énoncés sera plus transparent pour les membres d’une même communauté. Il s’agit d’une stratégie classique de desti-nation énonciative dans laquelle, d’une part, le destinataire est connu à l’avance et préfigure le sens de l’énoncé, et d’autre part le pronom « nous », en tant qu’adresse (qui ne désigne, au fond, qu’un rapport performatif) est confondu avec la constitution d’un groupe capable de se communiquer le même contenu.
Traduire ou ne pas traduire « multitudes » ?
De toutes les préfaces, celle qui s’investit le plus dans le texte est sans aucun doute celle de Kuan-hsing Chen, dont la lecture est non seulement sensible aux histoires du colonialisme, de l’impérialisme et de la guerre froide qui ont imprégné ou déformé l’émergence des luttes de libération à la fois locales et internationales, mais reconnaît également les aspects vraiment novateurs de ce qui est identifié dans le texte comme une figure non-anthropologique des luttes biopolitiques. Pourtant Chen donne finalement une appréciation négative de ce texte. L’une de ses plus virulentes attaques contre les auteurs d’Empire vise leur incapacité à articuler une critique sérieuse du nationalisme américain. Dans l’après coup du 11 septembre, Chen conclut que cette absence cruciale de critique révèle les failles du dispositif politique du texte dans son ensemble, surtout apparentes dans son analyse « fort maigre » de la constitution des multitudes.
Dans l’avant dernière partie de sa préface, consacrée à la question des multitudes, Chen revient sur la nouveauté essentielle du concept, rapporté à la fois à l’avènement de la production immatérielle et au concept de peuple, désormais privé de toute valeur libératrice. Il est significatif que Chen dise que « dans le champ linguistique chinois, il est difficile de trouver une traduction exacte du terme »[[Chen, p.36., préférant conserver le terme anglais. Il explique en revanche que ce terme équivaut à celui de « subalterne », se référant essentiellement aux groupes « faibles » (ruo) par rapport aux dominants considérés sous l’angle du mouvement et de la mobilité (shi). Notons que les traducteurs chinois du livre de H-N ont pour leur part choisi le terme conventionnel de qunzhong, qui a longtemps servi d’équivalent à celui de « masse ». Il est certain qu’en refusant de traduire le terme de « multitudes » par « qunzhong-mass », Chen a reconnu en quoi le terme « multitude » marque une différence avec le trio politique bien connu masse-classe-peuple. Toutefois, notre propos n’est pas de déterminer si oui ou non Chen a bien compris « le Concept », mais plutôt de nous interroger sur le champ de relations dans lequel les corps deviennent connaissants. Selon cette perspective, le fait que Chen laisse le terme non traduit n’est pas simplement « orthogonal », il est surtout activement « anti-diagonal », en ce sens que cela interdit l’émergence d’un nouveau terme, et donc d’une nouvelle subjectivité articulatoire, qui surgirait du chinois.
Pour Chen, la constitution du champ de signification et, à l’intérieur de celui-ci, la dispersion des corps, est indiscutablement conditionnée par l’expérience historique. Bien sûr, Chen a déjà établi une connexion immanente entre la compréhension historique et la constitution présente de la communauté – plus particulièrement dans sa spécificité linguistico-culturelle. Bien que nous rejetions les présupposés conceptuels de cet argument, il doit néanmoins être considéré dans son opacité corporelle. De façon à bien saisir les relations en jeu, il est nécessaire de se référer directement à ce qu’en dit Chen :
« Même si nous considérons Empire comme un dialogue à l’intérieur de la pensée de gauche, nous devons voir que si l’expérience historique a prouvé que le développement du capitalisme et les mouvements de la classe ouvrière dans les différentes régions du monde possèdent des spécificités différentes, l’effacement de cette diversité déboucherait sur un double affaiblissement : en pouvoir explicatif, mais aussi en possibilité de découvrir quels sont les réels points d’articulation et les principes de ces nouvelles articulations. De la même manière, l’aire historique euro-américaine qui constitue l’Empire ne peut être séparée de la multitude [ce terme est toujours en anglais dans le texte, N.d.T.. La multitude est immanente à l’Euro-Amérique / à la postmodernité. Si on n’arrive pas à comprendre les attributs spécifiques de la multitude dans les différentes régions du monde, alors les connexions de la multitude en son devenir sujet anti-impérial ne peuvent être qu’occasionnelles. Ce vide d’articulation fait finalement disparaître toute la lecture théorique de l’ensemble du livre. Le fait que le livre se termine par une discussion sur les militants engagés montre clairement que les auteurs considèrent que les mouvements révolutionnaires anti-impériaux doivent passer par un lien, une articulation, une organisation, et c’est précisément là que nous en revenons au problème de l’historicité : le sujet articulé du mouvement n’existe pas dans le vide et ne peut plus accepter les commandements unifiés émanant des quartiers généraux anti-impériaux. Si un lien trans-régional devient possible, la découverte d’un ennemi commun n’est qu’un point de départ et la forme démocratique n’est qu’une médiation. Si le travail d’organisation consiste à libérer le désir de libération, il ne peut se dé-lier de la connaissance des histoires et des cultures locales spécifiques. C’est ce que j’appelle la nécessité d’une dialectique ininterrompue entre le nouvel internationalisme et le localisme. Dans la mesure où les positions du globalisme et sa position énonciative manifestent une attitude anti-impériale, il est difficile de faire accéder le sujet à son propre pouvoir de résistance, immanent à l’histoire»[[Chen, pp.39-40. Pour exprimer cet « accès du sujet à son propre pouvoir de résistance », Chen utilise le termeanglais « empower», qu’il ne traduit pas en chinois.
Il y aurait beaucoup à dire, mais je serais bref. Il est clair que Chen comprend l’horizon infranchissable de l’expérience historique d’une façon conventionnelle et herméneutique : communauté et langage sont les supports d’une accumulation culturelle, faite de multiples couches déposées au fil du temps. Pourtant, dans la mesure où Chen considère le sens politique comme un tissu de rapports où l’on doit calculer la position de chaque sujet et mesurer sa trajectoire, il ne sert à rien de juger ces remarques comme témoignant d’un simple essentialisme culturel. En réalité, la position de Chen est exactement inverse, et met l’accent sur la mobilité absolue des sujets dans le présent. La véritable signification de la position de Chen, mélangeant l’essentialisme de l’expérience historique la plus commune et le non-essentialisme d’une logique de positionnement dans un tissu de rapports, se trouve plutôt dans la constitution d’une barrière linguistique distinguant, de façon non-égalitaire, l’unité supposée (que la traduction est supposée avoir opérée) entre le chinois et l’anglais.
Comment la communication des multitudes peut-elle créer des liens par delà les débris de subjectivités liés à la violence des « langues nationales » créées dans le sillage de l’avancée déterritorialisante du capital à travers un espace supposé « ouvert », lui même issu de la création d’une ligne de division entre communauté « légale » des nations – l’Occident – et reste du monde sans loi ? Cette question est irréductible à l’analyse historico-théorique menée en termes de souveraineté et d’immanence dans Empire et dans ses différentes traductions-mutations. De ce point de vue, nous pouvons voir que l’incapacité de Chen à traduire le terme de « multitude » est d’abord performative et, en ce sens, n’indique pas un manque négatif mais bien un refus positif. Les lecteurs de H-N reconnaîtront certainement dans ce refus l’opération d’une action politique dont la signification touche – ou a réellement pour centre – le problème la transformation dans Empire/dans l’Empire.
L’anglais, langue de l’avant-garde impériale
Le problème est toutefois que ce problème central ne peut être considéré comme tel que de l’extérieur du régime unilatéral de traduction qui relie le chinois et les langues centrales et impériales (en premier lieu l’anglais, mais aussi, d’une façon qui devrait être analysée, le français et l’italien, par exemple). La relation entre l’anglais et les langues de Taiwan (mandarin, taiwanais, hakka, aborigène…) est celle d’une traduction unilatérale. On traduit, bien sûr, « librement » d’une langue à l’autre, mais il n’est guère besoin d’une analyse statistique pour savoir que le sens écrasant de la traduction est structuré par un marché qui encourage des flux de données traduits du chinois en anglais et des flux d’écriture théorique traduits de l’anglais en chinois. La direction de ces flux produit des types de subjectivité très différentes. Les subjectivités produites en anglais restent virtuellement autonomes à l’égard de ce qui est dit en chinois, tandis que l’anglais ne devient pas seulement un moyen de production sociale, mais surtout le seul moyen de reconnaissance sociale du chinois dans l’Empire global. De fait, la matrice de différences et de contrôle a besoin d’être transformée. Comme le disent H-N, cela signifie que « la connaissance doit devenir action linguistique et la philosophie, une réelle réappropriation de connaissance »[[Empire, p.486.. Cette réappropriation ne peut pas cependant se penser sur des lignes de différence sans que l’on ait au préalable considéré de quelle façon les corps deviennent connaissants d’une manière asymétrique sous le régime de la traduction unilatérale. Les lecteurs d’Empire se souviendront bien sûr que H-N rejettent scrupuleusement les théories purement intellectuelles du biopouvoir (visant les écrits français et italiens des années 90) comme négligeant les aspects corporels de la production sociale. En réponse à ces positions trop intellectualisées qui se concentrent « presque exclusivement sur l’horizon du langage et de la communication »[[Empire, p.56. et, de fait, ignorent les affects somatiques, H-N mettent l’accent sur les aspects fondamentaux du travail immatériel, et plus particulièrement de la production et de la manipulation des affects, qui conduiront à une reconnaissance puissante d’une nouvelle figure du corps biopolitique collectif. Dans le cheminement disciplinaire du langage-apprentissage qui, inévitablement, comprend une phase de traduction, nous pourrions voir une technologie subjective qui, par elle-même, annule la distinction entre corps et intellect.
Il devrait être maintenant clair que l’absence cruciale, dans Empire, de critique du nationalisme impérial des États-Unis, est intrinsèquement liée à la biopolitique du langage, et plus spécifiquement au régime de traduction institué par l’anglais global. Ce que nous pourrions simplement appeler « l’amplification technologiquement assistée de la voix» -et nous entendons d’abord par « technologie » la formation subjective dans le déplacement du politique – est l’une des lacunes les plus importantes des multitudes dans le travail de H-N, d’autant plus frappante que leur dispositif biopolitique aurait dû les conduire d’emblée au delà de ce problème. En résumé, cela voudrait dire que l’on doit changer la notion d’ « adresse » implicitement codifiée dans les divisions disciplinaires des savoirs à l’intérieur des Sciences Humaines. Le fait que le travail de H-N soit écrit en anglais n’est pas, pour reprendre leurs termes, « superstructurel, externe à la production ». Depuis la Seconde Guerre Mondiale, l’anglais tient lieu de modèle de traduisibilité intégrale[[Cf. « The Technique of the Modern Political Myths », dernier chapitre du livre anglais posthume de Ernst Cassirer, The Myth of the State (1946), dans lequel l’histoire de la rationalité contre celle du mythe qui forme la construction de la politique à l’Ouest, se fonde finalement sur l’intraduisibilité du DEUTSCH Nazi axé sur le mythe, et sur la transparence implicite et complète de l’anglais. Toutefois, les disciplines qui se spécialisent dans la production théorique sur les problèmes globaux – nous savons qu’elles existent aussi bien en français qu’en anglais (et nous exprimons ici quelques réserves sur la division du travail entre les deux) – cette théorie globale, donc, n’est pas responsable au sens derridien du terme, c’est-à-dire n’a pas de faculté de répondre de la façon dont ce type d’intervention est disséminé dans d’autres langues. Le privilège unilatéral dont jouit l’anglais (avec une sorte de « réserve française » pour la théorie radicale) ne peut finalement être maintenu que par une discipline institutionnelle négligeant à la fois le besoin d’engager un processus dialogique de traduction, de réfraction et de retraduction, et celui de ne pas confondre ce processus dialogique avec la construction d’un monde.
Est-il nécessaire, comme le pensent H-N, de créer un « langage commun » basé sur la singularité de la traduction comme mode de production sociale? Si la réponse est sans aucun doute positive, cela signifie que ce nouveau langage « commun » – la pratique sociale de la traduction elle-même – doit être conçu à partir de trois points essentiels, largement esquissés par Naoki Sakai[[Cf. Naoki Sakai, Translation and Subjectivity: « Japan» and Cultural Nationalism (Minneapolis: University of Minnesota, 1996). : 1. la « traduction » désigne surtout une technologie subjective (poièsis) où l’ex-position de l’extériorité ne peut pas être réduite à la manière dont un référent demeure extérieur à une signification; 2. la temporalité de la pratique de traduction reste radicalement hétérogène à la spatialité de la représentation ; le dispositif discursif qui rend possible la représentation de la traduction à l’époque des langues nationales constitue « le schème de la cofiguration », selon la terminologie kantienne employée par Sakai ; 3. (ceci étant le plus important pour repenser la politique) dans la mesure où elle reproduit la logique de la souveraineté, la position « d’exception » configurée jusqu’ici dans ce schème au traducteur (par rapport à la relation personnelle entre locuteur et destinataire, mais aussi par rapport à l’observateur « indifférent ») doit être totalement retravaillée : on parlera de « désistance », de « non-relation » ou de « l’étranger » (liste évoquant les approches divergentes qui permettent à J.-L. Nancy de « désœuvrer » la souveraineté, à G. Agamben de révéler son exceptionnalisme, et à F. Laruelle de proposer une nouvelle identité, au-delà de la logique souveraine…). Si l’on ne réussit pas à inverser les pôles de positionnement relatifs qui deviennent visibles quand Empire est traduit d’une langue centrale en une langue périphérique (puis « retraduit » dans les circuits du réseau des langues centrales, comme nous le faisons maintenant), deux résultats prévisibles s’ensuivront : d’un côté, la position de Chen trouvera son expression uniquement dans une exacerbation des politiques d’identité du tiers-monde et/ou du nationalisme linguistico-culturaliste chinois; de l’autre, le cadre global de H-N ne communiquera, dans un régime unilatéral de traduction, que la forme bio-affective d’une directive du Parti Central de la soi-disant avant-garde impériale.
traduit de l’américain par Bérénice Angremy, Brian Holmes, François Matheron et Charles Wolfe