Bien([[Ce texte est extrait de Passages pasoliniens, écrit avec Giorgio Passerone (à paraître).) qu’il soit impossible de voir dans Salò une illustration des Cent vingt journées de Sade, il n’y a pas, toutefois, comme on l’a souvent prétendu, schématisation et trahison. Pasolini se sert de la référence, de « l’outil » Sade, dans son ambiguïté, pour exposer et démonter les conséquences d’une logique paradoxale des Lumières, de leur éthique utilitariste et hédoniste. La sexualité, traitée comme consommation pure, devient dispositif et instrument de pouvoir et de destruction. À travers Salò , ce n’est pas le fascisme historique, première manière, qui est visé, mais le second, invisible encore, de la société de consommation, ainsi que l’effondrement du corps et de l’eros dans le langage de la communication et de la transparence intégrale des affects.
Thème. Il s’agira ici de : « Salò o le cento venti giornate di Sodoma », 1975, d’après Les cent vingt journées de Sodome de Sade.
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Qu’a donc été Sade, pour Pasolini ? Quelle fut sa lecture ? Largement guidée, comme le montre le générique du film, par toute les études sadiennes, la « sadologie » contemporaine, constituée par les préfaces et commentaires de Klossowski, Bataille, Blanchot, Barthes ; ou encore Sollers, dont il cite, à propos de Sade, L’écriture et l’expérience des limites.
L’écriture : l’interprétation pasolinienne, ou, mieux, l’usage pasolinien de Sade s’appuie, tout autant et plus encore que sur le contenu narratif de la sexualité et de ses « crimes », sur des considération concernant l’instrument même de la narration, la forme du récit, la langue.
Pasolini a abordé Sade en sémiologue, à partir des propriétés de son langage. Et si, sans aucun doute, il ne peut être compté parmi les admirateurs inconditionnels de l’auteur des Cent vingt journées, s’il n’est pas « sadien » assurément, c’est que fait défaut à ce langage ce qui le porterait au plus haut niveau de l’œuvre littéraire : l’expressivité. Le langage de Sade est dénotatif, « constatif » ; il recense les corps et les attitudes à la manière d’un récit pornographique qui ne se préoccupe que des objets de la jouissance immédiate, de la consommation hédoniste, qui ne connaît qu’un seul sujet, celui, dominateur de la représentation possédante, et ne sait donner vie et sentiment à aucune autre créature.
Il sera fait état plus loin, de façon plus détaillée, de la fonction de l’expression, de l’expressivité (espressività) chez Pasolini et, particulièrement, dans le cinéma.. Il suffira ici de la définir et de la traiter selon l’acception donnée par la linguistique, de Bühler à Jakobson ([[Karl Bühler, Sprachtheorie, Iena, 1934 ; Roman Jakobson, Essais de linguistique générale, Paris, 1963.): la fonction d’expression qui manifeste l’attitude du locuteur, ses sentiments, ses dispositions subjectives. Le manque d’expressivité est le défaut de Sade. Dans un texte contemporain à Salo, en mars 1974, à propos du compte rendu d’un livre de Guido Almansi, L’esthétique de l’obscène, Pasolini écrit que « la raison pour laquelle Sade (De Sade) ne peut être considéré comme un des plus grands écrivains du monde (l’étant pourtant potentiellement) est claire : non seulement il n’utilise pas l’expressivité, mais paraît l’ignorer tout à fait. Sa page n’est jamais (au sens spécial que les linguistes donnent à ce mot) « expressive », et pas même vivante ».([[Saggi sulla letteratura e sull’arte, p. 2002.)
Le langage de Sade est purement informatif, communicatif, ou, ce qui, dans le vocabulaire et la pensée de Pasolini, est équivalent, « journalistique » (giornalistica, libellistica). Ses romans deviennent « d’énormes litanies » (litanie) avec peu de variantes (qui en augmentent le caractère « obsessionnel » (ossessionalità) ».
Un passage du même article éclaire admirablement de quelle manière Pasolini a eu recours à Sade et en a fait usage ; passage pour nous d’autant plus précieux qu’il contient une référence à une autre œuvre sur laquelle le cinéaste s’est appuyée et qui avait inspiré un précédent film, le Decameron de Boccace : « Dans un roman (Les cent vingt journées) Sade a tenté une expérience extraordinaire. Il a pris le schéma du Decameron, il l’a rendu infiniment plus grossier (rozzo), dépouillé (disadorno), mécanique, numérique ; et, dans ce schéma, il a inséré six cents récits – qui sont, au reste, à peine plus que des informations – racontés par quatre narratrices, avec des fonctions diverses exactement calculées ».
Indication précieuse encore, en ce qu’elle se complète d’une autre référence : à Dante dont on a souligné également la constante présence : « Il n’est pas dit que Sade n’a pas aussi tenu compte de la Divina Commedia, de sa forme pyramidale, construite avec de brefs blocs narratifs ». Rapprochement immédiatement nuancé, dévalorisé par un mode narration et d’écriture, une superficialité « de papier », comparée à la matière robuste et profonde de Dante (di puro tufo, peperino o marmo in Dante, di cartapesta in De Sade).
Chez Sade, il n’y a que surface, légèreté et lisibilité de la page. L’expressivité – car il en a une qui le différencie de la simple obscénité d’un récit dépourvu de prétention littéraire – vient de l’accumulation, de la répétition des situations : une accumulation itérative infinie (una infinita accumulazione iterativa).
La page isolée est simplement informative, mais l’ensemble atteint à une « dilatation » grandiose – et encore est-ce peu dire (si caricano a vicenda fino a una dilatazione che chiamar grandiosa é poco).
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Il y a un sublime sadien qui l’emporte sur toute obscénité simple du détail. On aperçoit comment il serait possible, à partir de ces indications de Pasolini, de tirer Sade de ce côté là, d’un sublime parodiant, détournant celui qu’analyse Kant dans sa conception esthétique d’une idée incommensurable de la raison que l’imagination évoque sans pouvoir l’atteindre (Kant, Critique de la faculté de juger, L. II, §§ 23 et suiv.). D’autant mieux que, si Pasolini n’entre pas dans l’évocation du sublime, il voit et dit bien que l’effet expressif de Sade est obtenu par ce mouvement excessif qui est celui d’une Raison poussé jusqu’à son extrême limite, et au-delà (« Français encore un effort »). Pousser la logique, et de la description pure du corps avec ses postures sexuelles (pornographie), et de la jouissance possessive des corps, jusqu’à l’excès, jusqu’à la monstruosité de l’excès, une fois que le corps et ses actes ont été intégralement désacralisés par l’examen de la raison et l’exercice de ses « lumières ».Chez Sade, le monstrueux est porté par la logique même des Lumières. La sauvagerie, les aberrations de son univers ne sont pas en opposition avec la raison, mais sont la conséquence de son exercice systématique. De ce point de vue, ce n’est pas le sommeil, mais l’éveil de la Raison qui engendre des monstres, à condition qu’elle n’hésite pas à suivre imperturbablement sa ligne jusqu’à l’infini.
Merveilleux et ambigu pouvoir d’une faculté qui, dans son obsession tournée contre tout ce qui est sacré, en arrive à se désacraliser en se retournant contre elle-même : « De Sade- questo meraviglioso provocatore che, attraverso la razionalità illuministica, ha dissacrato non solo ciò che l’illuminismo dissacrava, ma l’illuminismo stesso, attraverso l’uso aberrante e mostruoso della sua razionalità »([[Œuvres (Tutte le Opere), Saggi, o.c., t. II, p. 2005. ).
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Premier point, donc, que le spectateur de Salò doit tenir en mémoire, s’il veut comprendre l’usage de Sade dans ce film, concevoir ce qu’a été Sade pour Pasolini, le De Sade ambigu de Pasolini. Il est l’homme de la raison hyperbolique qui a enfanté des monstres. Tout autant, mais pas plus, d’ailleurs, ajoutons, entre parenthèses, que ne l’a fait un autre auteur rationaliste et ambigu, lui aussi, l’étrange Spinoza qui apparaît dans la pièce de théâtre Porcherie([[Il n’en sera pas question dans le film du même nom, seulement dans son projet (voir infra)) et abjure, devant le fils de l’industriel fasciste, Julian, une raison bourgeoise d’où sont issus les déviations et les crimes de la société et de l’Etat modernes([[Sur ce « Spinoza de Pasolini », voir infra.).
Un tel rapprochement avec l’apparition incongrue de Spinoza dans Porcherie permettra de mieux situer la rencontre de Sade et de la république fasciste de Salò, dans le film que, de manière explicite, Pasolini a défini comme une « métaphore » – pas plus comme une illustration d’un Sade mis à la sauce de quelque metteur en scène en mal de modernité, que comme une peinture de supposées « mœurs secrètes » des nazis historiques.
Donnons d’abord son interprétation telle qu’il l’a exposée devant un public universitaire de Lecce en octobre 1975 : « J’ai fait un film qui s’appelle Salò, tiré de Sade, où se voient des choses effroyables qui, en réalité, prises une à une, seraient pornographiques, vues en dehors de leur contexte ; mais, dans leur contexte, je pense qu’elles ne le sont pas, parce que le contexte est celui de la commercialisation que le pouvoir fait des corps, et alors, tous ces rapports sexuels sont une métaphore de la transformation en marchandise des corps par le pouvoir (della mercificazione che il potere fa dei corpi), c’est-à-dire de la réduction des corps à une chose, et alors tous ces rapports sexuels sont une métaphore de cette marchandisation ».([[Ibid., p. 2858.) Explication complétée par une référence à Hitler qui a pratiqué physiquement, réellement, un génocide : le même – c’est ce que le film veut rendre sensible – que le nouveau pouvoir capitaliste est en train de pratiquer aujourd’hui. Génocide généralement non décelé, que la métaphore de l’image filmique a pour fonction de manifester, par la conjonction d’une représentation de la violence sexuelle associée au nom de Sade et des images d’un fascisme historique qui, pour le commun des spectateurs incarne le maximum de toute horreur possible.
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La métaphore, d’ailleurs, n’est pas simple. Elle ne désigne pas quelque chose de clair, d’évident ; mais de subtil qui ne peut être que suggéré, et à travers des détours, des bifurcations. Le choix de Sade le montre, précisément parce que Sade est souvent, sinon toujours, à double entente et qu’il y a une expressivité secrète de son écriture apparemment informative, une épaisseur insondable de sa lisibilité (leggibilità). La seule clarté serait celle des organisateurs de l’orgie, dignitaires du régime, magistrat, capitaliste et ecclésiastique, encore que ces figures perdent de leur lisibilité s’il faut comprendre que ce fascisme grossier (le premier fascisme dans la terminologie pasolinienne), n’est qu’une métaphore du second, l’objectif réellement visé par le film, c’est-à-dire celui de la nouvelle société de consommation, le consumérisme (consumismo).
S’il y a métaphore, elle n’est pas simple, mais faite de plusieurs couches ou perspectives emboîtées. Il vaudrait mieux dire, peut-être, qu’il y a mise en contact de deux univers, deux blocs : celui du fascisme ancienne manière et celui de Sade : un « agencement », comme diraient Deleuze et Guattari. Ou encore, que le fascisme de la république de Salò et les Cent vingt journées forme les données d’un « théorème » à partir desquelles il s’agit de déduire ce qui va se passer. Pasolini lui-même prête à cette interprétation théorématique, à ce procédé auquel, outre Théorème proprement dit, il fait, en certains passages, allusion.
Le théorème : étant donné que Sade peut être pris pour le paradigme de l’hédonisme jouisseur et que le fascisme porte en lui, virtuellement ou actuellement, la destruction systématique des corps, le génocide, ce pouvoir destructeur, appliqué à l’hédonisme de la conception nouvelle, marchande, de la sexualité, transformera celui-ci, l’hédonisme, en en fascisme. Autrement dit, Salò est l’exposition visible d’une formule analogue à : ce n’est pas le fascisme qui est hédoniste, mais c’est l’hédonisme qui est fasciste. Étant entendu par hédonisme le nouveau « dispositif de sexualité », pour parler comme Foucault, de la société consumériste.
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Une telle référence à Foucault n’est pas arbitraire. Même si sa conception de la périodicité historique n’est pas celle de Pasolini, il donne une version analogue de la fonction du « sexe » dans la société contemporaine, de l’invention du sexe comme opérateur de vérité Ses propos contre « ce morne désert de la sexualité », contre « la monarchie du sexe » livrent des images très proches de celles par lesquelles Pasolini dénonce la nouvelle manière consumériste (consumismo) de concevoir et de vivre la sexualité. L’un et l’autre se rejoignent dans le constat ou la déploration de formes précédentes de vie et de sensualité. L’hédonisme (edonismo) de la société marchande n’est plus celui de « l’usage des plaisirs » (Foucault) ou de la naturalité et de l’innocence (Pasolini) des corps ; et, à plus forte raison, n’a rien à voir avec l’idée spinoziste de la joie. Une visibilité et une lisibilité réelle ou intentionnelle du « sexuel » ont fait disparaître tout un langage indirect avec ses allusions, ses silences, ses secrets.
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Mais ce n’est pas seulement par analogie, par rapprochement de commentaires que Foucault peut et doit être évoqué à propos du cinéaste. Il a su retenir et faire sienne une des nuances les plus subtiles de la critique pasolinienne à l’égard de la société de consommation : la défiance à l’égard d’une tolérance qui se pose comme progressiste et libératrice, alors qu’elle est humiliante et reconduit ségrégation et oppression. Tolérance, piège et venin des sociétés contemporaines d’autant plus dangereux que sont séduisants ses dehors. Comme bien d’autres valeurs spécieuses, la tolérance, sous sa forme actuelle d’un mot d’ordre décrété consensuel, ne vaut qu’opposée à son contraire : l’intolérance. Mais elle n’a rien, en elle-même, de positif, d’affirmatif. Ce n’est pas une acceptation entière, mais une dérobade ; et plus pernicieuse parfois qu’une franche opposition.
« Les matins gris de la tolérance », titre donné par Foucault à la recension d’une des œuvres les plus rarement vues (en France du moins) de Pasolini : Comizi d’Amore (1963) curieusement traduit par « Enquête sur la sexualité » contresens (intentionnel ou non ?) sur l’esprit et les nuances que ce film met en valeur : qu’il ne s’agit pas directement ni seulement de sexualité, mais d’amour, avec la largeur d’acception et l’imprécision de ce terme ; et que ce n’est pas une « enquête » d’interviewer de télévision, mais bien plutôt un « congrès », une « rencontre », avec un caractère de fête que Foucault suggère avec raison. « Très loin du confessionnal, très loin aussi d’une enquête où, sous prétexte de discrétion, on interroge les choses les plus secrètes, ce sont des Propos de rue sur l’amour », écrit Foucault stigmatisant, tout de même que l’a fait Pasolini, la transformation profonde des manières d’être et de se situer par rapport au « sexe », contemporaine de « cette confidence publique du sexe que nos médias aujourd’hui diffusent »([[Michel Foucault, Dits et écrits, tome III, Paris, Gallimard, l994, p. 269-271, « Les matins gris de la tolérance », Le Monde, 23 mars 1977.). Et l’on retiendra, comme un excellent commentaire de ce que, à la veille de son assassinat, Pasolini lançait en constat et avertissement aux étudiants et enseignants de Lecce : « Ce qui traverse tout le film ce n’est pas, je crois, la hantise du sexe, mais une sorte d’appréhension historique, d’hésitation prémonitoire et confuse devant un nouveau régime qui naît alors en Italie, celui de la tolérance ». Un « régime » (mot voisin du « dispositif » et le complétant) qui touche et inquiète aussi bien les vieux que les jeunes. Les premiers parce qu’il bouleverse leurs « ajustements douloureux et subtils qui avaient assuré l’écosystème du sexe » – autre expression parfaitement adaptée aux préoccupations pasoliniennes, en d’autres domaines aussi (architecture, urbanisme) de nature écologique (ou « écosophique » selon Guattari) ; les seconds, les jeunes parce qu’ils se méfient et doutent que cette permissivité de surface supprime « les inégalités de l’âge, de la fortune et du statut », parce qu’ils s’interrogent sur la réalité des droits qui accompagnent « ce mouvement d’expansion-consommation-tolérance dont Pasolini devait faire, dix ans après (le film date de 1963) un bilan ».
Projeté de nos jours, Comizi d’amore risque fort de ne pas être compris et de se trouver renvoyé aux vieilles lunes, au « nous avons changé tout cela » : relativement à l’avortement, l’homosexualité, etc. qui « sont entrés dans nos mœurs ». Voire ! Il n’est pas sûr que ce « pas en avant » ne soit un « deux pas en arrière », non seulement en ce qui concerne tout cet accompagnement, cette aura imprécise qui entoure et pare tout exercice humain de la fonction sexuelle, mais du simple point de vue d’une liberté, d’une aisance du comportement dans les relations sociales que l’on pourrait sans emphase appeler « bonheur » ou « joie » de vivre. Un sourire, un geste, la joie dans le regard des garçons de Ragazzi di vita, d’Amado mio, Atti impuri, de Douce ou des Anges distraits ; celle qu’évoque aussi la même conférence dont je parlais ; ou certains passages de Pétrole encore. Un bonheur, une joie de la jeunesse qui ont fait place aux « jeunes » actuels, exsangues et névrotiques([[Cf. Pasolini, loc.cit., p. 2858 et suiv.). Il semble que nous venons de passer à une autre époque, de franchir une ligne de démarcation entre deux périodes de l’histoire.
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Et, de nouveau, il faut revenir à un : Pourquoi « Salò » ? sous un éclairage un peu différent. Celui, précisément, de cette rupture et de cette fin qu’ont en commun, que « métaphorisent » (j’aimerais mieux écrire « allégorisent ») à la fois « Sade », « Salò » et leur étrange convergence.
Oui, c’est cela, l’allégorèse de Salò, la conjonction allégorisante de deux lignes se confondant, se fondant à leur terme, pour former une ligne unique marquant la clôture d’un monde révolu : opposant une barrière infranchissable à la confiance en un Progrès de l’Histoire. Fin de l’Histoire, mais fin aussi de « l’innocence du devenir » ? L’ambiguïté – on dirait « l’indécidabilité » – du film, soulève les deux questions, au point où les lignes se nouent : celle de la Démocratie s’achevant en fascisme, celle de l’hédonisme traduit en pourriture et ravage des corps. L’histoire de la raison courant s’enfoncer dans le maelström tourbillonnant d’un Enfer. Pourquoi « Salò » ? Pour, justement, éveiller par l’image, par « la langue écrite de la réalité » qu’est le cinéma, à la conscience de ce destin historique paradoxal.
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On ne gagnera rien, toutefois, à trop vouloir expliciter toutes les implications de cette voie expressive, déplier des implications qui ne valent, précisément, qu’en tant qu’elle resteront prises dans « le pli ».
C’est ce que suggérera, pour conclure, la lecture d’un autre texte, encore, faisant allusion à Sade et à la république fasciste, une « Présentation pour le festival Andy Warhol » à Ferrare en 1975([[« Ladies and gentlemen », Presentatione per la mostra Andy Warhol a Ferrara, Palazzo dei Diamanti, octobre 1975, Saggi sulla litteratura, o.c., p. 2710.). Pasolini y aborde de front et d’emblée la question de cette incompréhension des intentions et du sens de sa dernière œuvre. Que vise-t-elle, que signifie ce « Salò » ? L’interlocuteur avisé que fut Man Ray, dit-il, s’y est trompé et a pris « Salò » pour un « Salaud » français ; confusion qui, d’ailleurs, n’était pas pour, personnellement, lui déplaire (« con mia completa soddisfazione »). Mais, sans doute, Andy Warhol, – lui, certainement non sadien à l’inverse de Man Ray, féru de Sade comme le furent les surréalistes – aurait-il manifesté la même ignorance du lieu, de l’existence même de la petite république fasciste en cette année 1945 qui fut, pourtant, aux yeux de l’Italie et de l’Europe, la fin significative d’une époque …
La position de Pasolini, dans cet article, presque testamentaire, est que seuls ceux qui ont vécu et pensent l’histoire à partir d’une périodicité tragique, sont capables de comprendre le sens d’une telle occurrence, d’une telle conjonction.. Ceux qui conçoivent ce qu’est la « rupture » historique, la ligne de rupture. Car l’important est de savoir ce qui – quelle date, quel nom – dit à quelqu’un quelque chose. Quelles questions forment un « nœud » (groviglio). Et Salò, Sade, les Lumières, 1945 sont de celles-là : les points remarquables qu’ils occupent dans l’espace ou dans l’histoire, ces points si singuliers qu’ils n’acceptent aucune interprétation claire et simpliste, sont des nœuds de significations et d’affects.
Ou alors, on aura, à la ressemblance de Warhol, comme Pasolini le découvre ou le suppose à partir des œuvres de l’artiste, la conception d’un monde installé pour l’éternité, le monde américain, et la vision « byzantine » d’un art qui consiste en variations sérigraphiques sur la même image. Un monde excluant toute possibilité « dialectique » (esclude ogni possibile dialettica) dit Pasolini.
Ajoutant toutefois que la vision « sclérosée » de l’artiste véhicule, dans son jeu funèbre et cruel d’embaumement, ce qui fait défaut à la vision historique et qui, pour cela, reste inappréciable : « une substantielle et incroyable innocence » (una sosstanziale e incredibile innocenza).
L’innocence des tueurs, l’innocence du « Margherita », le dernier mot de ce film redoutable.