Majeure 3. L'Europe et l'Empire

L’Europe comme enjeu politique

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Le débat intellectuel actuel est marqué par l’absence de toute tentative pour penser politiquement l’Europe. La pensée critique se divise entre un conservatisme social-démocrate, centré sur la défense de l’État-nation, et une critique de la mondialisation désormais privé de forme politique. L’Europe est pourtant bien la forme nécessaire d’organisation politique du moment, et justement celle qui permettrait de résister à une mondialisation néo-libérale. Des voies contemporaines indiquent quel pourrait être ce projet d’Europe, fort différent des « traditions politiques européennes ».« L’Europe est-elle une formation politique possible ? » Cette question s’était déjà posée bien avant que Lucien Febvre ne la soulève à nouveau en conclusion de son cours au collège de France à la fin du second conflit mondial. Elle continue par ailleurs de se poser avec insistance et, étonnamment, un certain degré de scepticisme a été suscité par les traités de Maastricht et d’Amsterdam longtemps après la création d’un entité politique[[« Entité politique » traduit le terme « polity » Note du traducteur. européenne. Selon nous, la question devrait être reformulée ainsi : « Quelle formation politique est possible pour l’Europe ? » Cependant, avant d’en arriver à ce point, il semble que nous soyons forcés de revenir à la première question. À de rares exceptions, l’Europe n’a jamais été pensée politiquement, et surtout par des observateurs critiques du temps présent. Les raisons de ce manque doivent tout d’abord être assignées [[Des conversations avec Toni Negri ont fourni l’inspiration à l’origine de l’écriture sous cette forme de la présente discussion. La présentation de la position des « conservateurs sociaux-démocrates » a bénéficié de conversation avec Patrizia Nanz..

L’Europe impensable

Il y a au sein de la pensée critique une longue tradition profondément enracinée qui analyse les formes politiques et leurs transformations historiques en relation étroite avec l’économie, et parfois aussi aux développements culturels. Dans une telle perspective, la situation présente semble pouvoir être décrite sans équivoque comme une crise de la social-démocratie à base nationale face à la « globalisation » économique et culturelle.
Ce diagnostic est développé, souvent seulement implicitement, avec comme toile de fond les « Trente glorieuses », durant lesquelles des formations politiques plus ou moins réformistes ont essayé de gérer prudemment le capitalisme et de redistribuer les surplus pour construire des États-Providence et des infrastructures publiques. Alors même que les partis sociaux-démocrates étaient rarement en position de gouverner, ce fut l’ère de leur plus grand succès. Partis du révisionnisme des années 1890, ils étaient devenus de plus en plus un regroupement social-réformiste orienté vers les États-nations existants. Après la rupture de la Première Guerre Mondiale, qui mit une fin – provisoire – à bien des sortes d’internationalisme, ils obtinrent des positions gouvernementales, bien que brièvement pour la plupart, dans quelques États-nations durant les années 1920 et 30. Plus important est le fait qu’ils s’imposèrent, à la fois en soutenant et en étant soutenus par les syndicats, comme des gouvernements-fantômes non sans influence et persistants face aux majorités Chrétiennes-Conservatrices, qui votèrent elles-mêmes la redistribution et les politiques sociales. Dans une vision quelque peu à courte vue, le problème constant de cette social-démocratie est associé avec le fait que les sociaux-démocrates gagnèrent leur propres majorités de gouvernement trop tard. Cette arrivée trop tardive devint évidente en France en 1981 et en Italie durant les années 1990. Mais même en Allemagne de L’Ouest l’arrivée en 1969 des sociaux-démocrates, vieux parti de gouvernement, était à bien des égards trop tardive, étant données les turbulences économiques du début des années 1970 qui culminèrent dans la crise de 1974-1975, qui avaient déjà signé la fin du keynésianisme.
La crise de cette forme politique, l’État-Nation social-démocrate européen, est donc intimement liée au constat que l’économie capitaliste ne peut plus être conduite depuis une base nationale ou contenue à l’intérieur d’un espace national. Le nom à la mode pour ce phénomène, « mondialisation », est souvent empiriquement trompeur, puisque toutes les pratiques économiques ne se « mondialisent » pas, loin de là. Il est tout aussi conceptuellement malheureux, puisqu’il porte à croire que l’alternative contemporaine serait entre essayer de protéger ou de sauver les acquis de l’État-nation d’une part, et de l’autre envisager, dans une optique intégrante ou excluante, la mondialisation comme l’avenir. La plupart des positions politiques de gauche (à la fois du centre-gauche aujourd’hui souvent au pouvoir, et de la gauche radicale), si l’on peut encore s’exprimer ainsi, sont en effet marquées par cette alternative.
Appelons ceux qui choisissent l’ancienne voie des conservateurs sociaux-démocrates. Ils ont tendance à voir l’État-nation comme le réceptacle de la démocratie, le seul que nous ayons, aussi déficient qu’il puisse être, de même qu’ils voient la solidarité comme la plus grande extension que les sentiments d’appartenance puissent effectivement avoir. Conjointement à ces deux réalisations, certains soulignent qu’un gouvernement efficace est possible seulement sur cette base. À l’opposé, les forces du capitalisme mondialisé sont placées au centre de la scène dans l’autre vision, que nous pourrions appeler les théories critiques de la mondialisation. Dans les versions plus modérées, telle la « Troisième voie », l’augmentation de liberté et de productivité créée par la mondialisation est véritablement la bienvenue. Dans les versions plus radicales, elle est considérée comme la cible d’une résistance de principe qui pour autant n’a pas de forme politique. Cette dernière pensée est une continuation de cette forme de théorisation critique qui englobe le social. Quoique d’origine marxienne, elle a trouvé son expression la plus remarquable dans la dernière école de Francfort et le premier Foucault.
Les conservateurs sociaux-démocrates et les théoriciens critiques de la mondialisation n’ont rien d’important à dire à propos de l’Europe. L’Europe est une non-entité entre l’État-Nation, que certain pensent obsolète et que d’autres veulent protéger, et l’économie mondiale, que certains veulent mettre en harmonie avec leurs vues et que d’autres veulent combattre. Une Europe politique n’est pensable depuis aucune de ces perspectives. Mais sidifficile à penser que soit une Europe politique, il y a pour chacune de ces visions des problèmes, tant historiques que conceptuels, qui les rendent intenables.
Parmi les conservateurs sociaux-démocrates d’aujourd’hui se trouvent, d’une façon quelque peu surprenante, certains de ceux qui critiquèrent avec acharnement la société et la nature restrictive des politiques nationales durant de nombreuses années, souvent, pour donner une date, après 1968. Ils se retrouvent maintenant à défendre ces mêmes formes politiques, soucieux des conditions de leur maintien. Il est Pourtant possible de discuter des réalisations démocratiques dans l’histoire de l’État-Nation européen sans négliger ses défauts principiels, comme l’avait fait par exemple Hannah Arendt dans Les origines du totalitarisme. Au contraire d’Arendt, certains auteurs contemporains se portent au secours de l’État-nation en s’appuyant même sur des théories politiques et sociales dont la nature problématique devrait être reconnue depuis bien longtemps. Ce sont soit des théories fondées sur l’idée d’une entité pré-politique inchangée par l’histoire, le peuple, dont les membres sont tenus ensemble par un langage commun, soit des théories essentiellement technocratiques, plutôt que démocratiques, puisqu’elles font dériver la légitimité de l’efficacité. Nous nommons ces penseurs des conservateurs, parce que leur revendication de base est que chacun garde ce qu’il a l’acquis national, pour ainsi dire, et que l’on soit magnanime quant à ses imperfections devant le tumulte mondial. Ce qui ne les empêche pas d’être en même temps sociaux-démocrates, puisque l’acquis est défini comme une solidarité institutionnelle et une démocratie organisée sur une base nationale.
Les théoriciens critiques de la mondialisation pourraient partager nos vues sur ces conservateurs sociaux-démocrates. Adaptant le Manifeste communiste aux temps nouveaux, ils pourraient soutenir que la mondialisation, partout où elle a la mainmise, a « foulé aux pieds les relations nationales, coutumières et idylliques. Elle a brisé sans pitié les liens nationaux hétéroclites [… pour ne laisser subsister, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, la dure loi du paiement au comptant. » En effet, Marx et Engels visaient déjà la mondialisation : « Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. » À lire cette phrase 150 ans plus tard, nous ne pouvons nous empêcher d’en être saisis, quand bien même l’histoire des États-nations et des économies nationales entre 1850 et 1950 n’en fait pas véritablement un bon exemple de prévision. Plus remarquable et mémorable est le fait que les auteurs du Manifeste appelaient « réactionnaires » ceux qui voulaient résister au progrès des forces productives qui menaient à la mondialisation : « Au désespoir des réactionnaires, elle a enlevé à l’industrie sa base nationale. » Ceux qui aujourd’hui aspirent à protéger l’emploi en se contentant de sauvegarder les règles et convention nationales ne seront certainement pas en mesure d’appeler Marx à leur secours, lui qui parlerait sans doute – mutatis mutandis – des liens nationaux hétéroclites menacés et voués à une destruction inévitable.
Cependant le problème avec les théories critiques de la mondialisation, comme avec certains lectures de Marx, est la combinaison de deux caractéristiques : la totalisation théorique de l’observation d’une tendance historique et le dénigrement du politique – ou de la possibilité même du politique – face à cette tendance. Ces théoriciens affirment qu’il ne peut y avoir aucune forme politique après et au-delà de l’État-nation. Une sorte de révolution anthropologique aurait lieu et assoirait la prédominance ultime de l’économique sur le politique, et en même temps celle de l’individu sur toute tentative de délibérer sur le bien commun.
Chacune de ces positions, conservatisme social-démocrate et critique de la globalisation, sous-estime la signification de l’émergence (ou ré-émergence) de « l’Europe » dans le processus actuel de la prétendue intégration européenne. En opposition à chacune de ces deux positions, nous observons en Europe d’importants développements sociétaux et politiques qui exigent une perspective différente, à savoir une perspective qui accorde la possibilité de l’émergence d’une nouvelle entité politique et vise à comprendre cette possibilité en termes à la fois historiques et politiques.
Toute réalisation de cette possibilité d’une nouvelle entité politique dépend selon nous d’un examen minutieux du genre d’Europe qui serait en train d’émerger. Nous en arrivons donc à ce que nous posions comme la question la plus importante : « Quelle formation politique est possiblepour l’Europe ? » Elle doit être posée de deux points de vue – la nécessité de l’Europe face aux transformations économico-culturelles de notre époque, et sa possibilité étant données les ressources disponibles parmi les sociétés européennes existantes. Un débat sur la première question donne à voir l’enjeu de notre questionnement. Toute Europe qui pourrait émerger ne serait pas forcément une Europe pour laquelle lutter. Après avoir définis les enjeux, nous aurons à analyser la situation européenne pour établir si l’Europe nécessaire est vraiment possible. Sans cette étape, toute exploration de ce genre en resterait au wishful thinking, ou, politiquement parlant, à un volontarisme sans fondement.

L’Europe nécessaire

Notre compte rendu des débats actuels peut avoir l’air fort déformé puisque que de nombreux membres des élites politiques parlent très positivement de l’Europe, à la fois comme nécessité et comme possibilité. Dans certains pays, comme l’Italie, il est très difficile de trouver quelqu’un qui ne parle pas positivement de l’Europe. On peut cependant soutenir que beaucoup de ces pro-européens voient l’intégration européenne comme une étape à franchir pour rendre leur pays – leur économie et leur société – prêt pour la mondialisation. Si ce n’est pas le cas, ils voient l’Europe comme la meilleure façon de défendre l’État-nation, que ce soit en considérant l’Union Européenne comme une bouée de sauvetage pour les États-Nations, ou en construisant l’UE sur le modèle des États-Nations. L’avantage de l’Europe serait alors simplement sa plus grande taille, une taille qui permettrait de maintenir les acquis nationaux sous une forme modifiée. Ces deux visions cachent derrière un mot, le nom d’Europe, des conceptions de quelque chose qui a bien peu à voir avec ce nom. La nécessité de l’Europe doit au contraire être démontrée en faisant voir qu’elle peut aller plus loin que les entités politiques réduites que sont les États-nations européens, tout en faisant la différence dans les circonstances d’une mondialisation sans partage.
Au lieu d’être les réceptacles de la démocratie que se représente une vision acritique, les États-nations européens montrent depuis longtemps des caractères d’Ancien Régime, et les mouvement politiques issu de 1968 ont essayé de les ouvrir à des formes de communication et de délibération moins restreintes. On entend souvent que le désir de liberté et de démocratie, devenant peu à peu incontrôlable sous le flot des informations du monde entier, fut une des raisons de la chute du socialisme soviétique. Mais il a ensuite été très difficile de maintenir cette impulsion contre les vieilles élites renaissant dans de nouvelles conditions. On observe moins souvent que les entités politiques occidentales ont été lentement démocratisées d’une façon similaire dans l’après-68, et qu’elles sont confrontées au mêmes problèmes de résistance aux changements à venir. De l’échec des enquêtes sur la corruption au coup d’arrêt au progrès des libertés civiques en passant par le conservatisme structural des universités, le tableau est semblable en bien des points.
Selon nous, il y a des raisons de penser que les mouvements mondiaux pour un cosmopolitisme, les droits de l’homme et des citoyens, la démocratie et la solidarité, pour important qu’ils soient, ne réussiront pas grand-chose s’ils ne sont pas liés à des formes politiques viables. Pour autant, il y a aussi des raisons de penser que la lutte politique au sein des entités politiques nationales favorisera toujours, hormis dans les moments de crise ouverte, les élites existantes, qui sont profondément enracinées dans des réseaux et des hiérarchies de dépendance et de soutien. La construction d’une entité politique européenne doit être située dans ce contexte, et devrait être orientée précisément vers cet objectif. Elle devrait tendre vers une entité politique qui conserve les caractéristiques décisives de délibération et de décision à propos de ce qui doit être traité en commun, et ne s’en dépare pas en faveur d’un monde de flux mondialisés. En même temps, elle doit tendre à transformer les diverses politiques nationales hiérarchisées, conventionnalisées et socialement sédimentées, en un ordre politique démocratique libre et plus ouvert. Alors même que les institutions actuelles de l’UE sont très certainement éloignées de ce projet, tels sont bien les deux enjeux politiques.
Au-delà de cette exigence politique, il y a des aspects sociaux et culturels de l’Europe qui doivent être pris en considération, même si l’UE jusqu’à présent a échoué à répondre aux exigences d’une nouvelle renaissance européenne. Depuis la fin du XIXe siècle, et particulièrement depuis la Seconde Guerre Mondiale, les États-nations européens, même si c’est de nouveau à des degrés extrêmement variés, ont institutionnalisé un fort engagement à la solidarité sociale parmi les membres de ces entités. Depuis maintenant un quart de siècle, l’État-providence est de plus en plus considéré comme étant en crise, à la fois du fait des ressources collectives dépensées pour son fonctionnement, et de son prétendu effet désincitateur sur l’emploi et la productivité. Pour le moment, aucun État continental n’a abandonné ou fondamentalement remis en question l’engagement à la solidarité.
Il est vrai que l’existence d’une variété de dispositifs parfois fort différents parmi les membres de l’UE constitue un obstacle pour un Système européen institutionnel de solidarité sociale. Durant une phase de l’intégration européenne il est même apparu que le projet d’un « Europe sociale » disparaîtrait du fait du principe de l’intégration négative. Dans ce cas, la construction de l’Europe n’aurait vraiment été qu’une étape sur la route de vers un Nouvel ordre mondial libéral. Il apparaît cependant aujourd’hui clair que la diversité des institutions sociales à travers l’Europe peut aussi être la source de nouveaux développements, et que l’engagement à la solidarité sociale est largement intact. Pour toutes les sensibilités politiques, l’idée que la solidarité sociale est une spécificité de l’Europe qui lui confère des avantages en termes de compétitivité et en fait un endroit plus vivable a gagné du terrain.
Tout comme la solidarité sociale, la richesse culturelle et la diversité de l’Europe a aussi été considérée comme la propriété des nations européennes plutôt que celle de l’Europe prise comme un tout. En même temps qu’elle rend cette diversité visible, cette perspective tend également à la réifier dans le forme stable des traditions nationales. On néglige ainsi le fait que ces traditions nationales ne sont évidemment pas immuables à travers l’histoire, mais ont pris forme en interactions avec d’autres traditions, et ont donc collectivement formé une histoire croisée plutôt que parallèle. Pour donner un seul exemple : il y avait une Université européenne et une vie intellectuelle européenne à la fin du Moyen-Age et au début de la modernité, avant que les États émergents ne transforment ces institutions pour les mettre à leur service, et avant que les langues nationales ne deviennent la forme principale d’expression savante. « L’école française de sociologie » et «l’histoire économique allemande » n’étaient en aucun cas des excroissances de traditions intellectuelles autochtones, mais des consolidations nationales spécifiques de façon de penser largement plus répandues.
Bien sûr, il reste vrai même sous cet éclairage que les formes nationales de vie intellectuelle et culturelle se sont renforcées, en particulier durant la phase nationaliste de l’histoire européenne, de 1870 à 1945. Une telle diversité pétrifiée est certainement un obstacle et non une ressource pour construire l’Europe. Mais il serait faux de conclure que la seule alternative est entre lutter pour ces pétrifications, et dissoudre toutes les formes de diversité dans une culture mondiale aussi plate qu’étendue (comme cela est en train de se produire dans l’édition universitaire de langue anglaise). L’Europe doit bien plutôt être pensée comme un espace culturel et intellectuel dans lequel existe une active diversité, aux formes expressives s’engageant mutuellement les unes les autres, dans et à travers la variété des langages, sans rester séparées les unes des autres ni se dissoudre dans une morne plaine culturelle.

L’Europe possible

Politiquement, socialement et culturellement, il y a par conséquent un antécédent pour une Europe qui transcenderait progressivement les formes nationales dans lesquelles elle existe actuellement, tout en maintenant et développant les spécificités de la modernité européenne. Arrivé à ce point, le raisonnement n’est pas encore complet, puisque demeure le doute quant à sa possibilité. Le scepticisme affiché par beaucoup au sujet de l’Europe a à voir avec deux genres très différents de doutes. Soit l’on affirme que les ressources nécessaires – matérielles, institutionnelles et culturelles – ne sont pas suffisamment disponibles pour transcender les formes nationales de la vie européenne et ni donc pour opposer une résistance à l’homogénéisation mondiale. Soit on pose que cette réalisation n’est pas désirable parce les spécificités revendiquées de l’Europe ne sont pas si bénignes ni aussi peu problématiques que dans notre présentation.
À y regarder de plus près, il est difficile de nier l’existence de quelques importantes spécificités de l’Europe. Il n’y aurait autrement pas autant de discours dans les pages économie à propos d’une Europe traînant derrière la modernisation économique, ou à propos d’une persistante nécessité de déréguler, de flexibiliser, d’individualiser, etc. Cependant en tournant la question ainsi, on suggère déjà que la discussion porte sur la seule résistance, et non sur des alternatives. Souvent on croirait que le néo-libéralisme comme économie politique et l’individualisme rationaliste comme théorie générale de la société forment la seule position cohérente et soutenable, et que tous les autres points de vue son désespérément sur la défensive. Le cas européen en particulier, est alors caractérisé par l’impossibilité de surmonter les arrangements nationaux enracinés sans tomber dans un régime néo-libéral. Voilà qui est précisément ce que signifierait l’adoption de « l’intégration négative » comme principe dominant : une voie pour réussir à construire l’Europe, mais une Europe qui ne vaut pas d’être construite. Ce serait une Europe relativement aisément accessible, mais qui ne serait pas indispensable.
Inversement, toute vision d’une Europe émergente apparaît non seulement comme moins accessible, mais souffre aussi d’un manque de désir. L’histoire européenne plus que tout autre est aussi une histoire d’oppression, de violence, de domination et d’exploitation, à l’intérieur comme à l’extérieur. Depuis potentiellement toutes les perspectives critiques, il n’y a aucune raison évidente pour laquelle l’Europe devrait fournir un point d’orientation important pour un projet politique. Les critiques du capitalisme, du colonialisme et du militarisme, de la domination masculine, de la destruction environnementale, du racisme et du totalitarisme pourraient tous s’unir sur l’idée que l’histoire de l’Europe est la cible la plus importante de la critique bien plutôt qu’une source d’inspiration. Et une « nouvelle Europe » ne continuerait-elle pas à être fondée au moins en partie sur la reproduction de vieilles structures de domination et de restriction de liberté? La critique bien connue de l’Europe-forteresse, est par exemple partie prenante de ce genre de raisonnements.
Le problème n’est donc ni dans la disponibilité des ressources ni dans le désir de les mobiliser. Le problème est la combinaison convenable des deux, c’est-à-dire dans la mobilisation de celle des ressources qu’il est désirable d’employer. La construction de l’Europe qui est nécessaire n’est pas la continuation d’une histoire de la raison qui aurait été relativement brièvement interrompue par divers genres de guerres. C’est bien plutôt une lutte politique pour recouvrer et réaliser un certain héritage et certaines formes politiques, qui doivent être identifiés et rendus pertinents parmi beaucoup d’autres. Dans les termes de Massimo Cacciari, la contre-attaque européenne contre la révolution anthropologique vers l’homme économique ne peut être un retour à une quelconque tradition européenne, elle doit bien plutôt être la victoire de l’Europe, ou mieux, sa venue. Ou, en paraphrasant Theodor W. Adorno, ce n’est pas par des tentatives d’identification de ce qui est européen que l’on peut conjecturer sur le sens de ce qui peut toujours être maintenu dans son concept. En fait, au dénouement se trouve le devenir de l’humanité comme telle. Comme l’a dit Benjamin, la délivrance est contenue dans les possibilités qui étaient là, mais n’avaient jamais été réalisées.
Où donc pouvons-nous identifier les traits qui peuvent pousser quelqu’un à penser l’Europe nécessaire comme une Europe possible ? Dans un contraste saisissant avec les anciens intellectuels critiques, qui oscillent aujourd’hui entre défaitisme et conservatisme, des Européens de toutes sortes semblent adopter une attitude de plus en plus positive envers le projet européen. Ce n’est pas vrai seulement en Europe du Sud ou de l’Est, où ces attitudes sont les plus prononcées, mais aussi en France et en Allemagne, dans une certaine mesure même en Scandinavie où la répugnance à bouger les traditions politiques vers une Europe plus large a longtemps été la plus forte. Il y a de nos jours quelque chose comme un espace social européen, qui est expérimenté comme tel, et dans lequel les citoyens des autres États ne sont plus envisagés comme les intrus qu’ils étaient dans les décennies de l’immédiat après-guerre. Bien que la manifestation ne puisse qu’être rare et diffuse, des processus plutôt étendus d’européanisation sociale semblent avoir lieu. Significativement, ils donnent souvent l’impression d’être pour partie motivés précisément par le désir de surmonter l’histoire violente de l’Europe, et d’échapper aux hiérarchies et aux restrictions des entités politiques nationales. Par-delà leur valeur de propagande pour les élites politiques pro-européennes, les slogans qui lient la liberté et la diversité trouvent là un soutien populaire.
Mais si cette européanisation sociale n’est certainement pas suffisante, au moins est elle une pré-condition nécessaire pour une Europe politique viable. Dans un second temps, il faut considérer les tendances à la dénationalisation et à l’européanisation de certaines ressources culturelles et philosophiques. À commencer par la théorie politique, qui est actuellement toujours engluée dans l’impasse créée par le débat, essentiellement centré sur les États-Unis, entre libéraux et communautaristes. Ce débat a montré à quel point la théorie politique s’était orientée vers le libéralisme individualiste face aux répercussions du totalitarisme. De la fameuse défense de la liberté négative par Isaiah Berlin au raisonnement individualiste de John Rawls en faveur de politiques de redistribution limitées, différentes versions de l’individualisme dominaient la scène. Le communautarisme fut alors proposé comme réponse à cette prédominance et comme défense des vues holistes et/ou collectivistes sur le monde politique et social. Mais dans ce retour de vieilles controverses, le communautarisme fournit l’argument historiquement le plus faible jamais employé. Les traditions intellectuelles européennes de catholicisme politique, de nationalisme, de socialisme ou de communisme avait donné une autre épaisseur à la vie politique. Quoiqu’il en soit, ils sortirent tous, à l’exception du catholicisme (ce qui au vu de son passé historico-institutionnel, est assez surprenant) discrédités de la Seconde Guerre Mondiale, et plus encore après l’effondrement du socialisme soviétique.
Le discrédit des alternatives au libéralisme individualiste opère avec succès seulement sur la base de l’image réductrice de la théorie politique que fournit n’importe quelle contre-position à l’individualisme ou au collectivisme. La pensée politique européenne, depuis ses origines gréco-latines jusqu’au républicanisme ou au romantisme, a souvent travaillé avec des registres conceptuels bien plus riches. Le choix théorique n’a pas à être fait entre la liberté abstraite de l’individualisme ou la pré-définition de l’extension de la liberté admissible par une communauté forte. Le rejet du totalitarisme n’implique pas nécessairement l’adhésion à des représentations du monde social comme le lieu où l’autre est seulement visible comme un compétiteur sur un marché ou l’ennemi potentiel d’une guerre perpétuelle, et où l’allégresse est dénombrable. Dans de tels mondes, écrivait Brecht en exil, toutes les relations humaines acquièrent un caractère infâme et indigne. Le défi intellectuel européen, au contraire, a toujours été de tenter d’élaborer des entités politiques, c’est-à-dire des ordres collectifs de délibération, dont les membres sont des êtres humains libres qui reconnaissent les autres dans leur altérité et leur mêmeté.
Au moment où les Anciens Régimes ont commencé à s’écrouler, au moment de la Révolution française, la tentation était d’adopter l’individualisme comme seule voie de sortie des ordres sociaux pré-ordonnés. Présentement, après le totalitarisme et après l’essor de l’américanisme, la tentation est la même. Mais les penseurs du XIXe siècle ont résisté à cette tentation, eux qui ont su embrasser la liberté nouvelle sans aller la vendre sur la place du marché. Et aujourd’hui à nouveau il est possible d’y résister, et d’ailleurs on y résiste. Aussi incomplètes que leurs tentatives puissent être, les écrits d’auteurs politiques tels que Hannah Arendt, Claude Lefort, Jacques Derrida et Massimo Cacciari pointent dans ces différentes directions. Et pour ce qui est des deux derniers, la « géophilosophie » de l’Europe est légitimement le point d’orientation explicite.
Significativement, les approches de ce type sont plus enracinées dans les pratiques sociales de l’Europe continentale que le libéralisme individualiste et le collectivisme ne l’ont jamais été. Ces auteurs insistent tous sur l’ouverture qui est au principe des situations et rejettent les pré-définitions ontologiques. Ils pointent donc l’exigence d’interprétation des situations et emploient un riche registre de dispositifs interprétatifs, qui va bien plus loin que les oppositions simples entre individuel et collectif, ou rationalité et tradition, ou émotion. Ils en extraient alors une tradition d’action – et non seulement de pensée – interprétative-herméneutique, qui est caractéristique de l’Europe. Elle permet autant qu’elle exige d’agir selon la compréhension de situations qui doivent être communiquées – et combattues – sur la base d’une variété de registres politiques et moraux disponibles, plutôt qu’avec des dérivations d’une règle sans détours. Pour voir à quel point cette pensée est vivante en Europe, il suffit observer l’incompréhension – et souvent la consternation – dont font montre les Européens lorsqu’ils sont témoins de la judiciarisation formelle qui est si caractéristique de la vie de nombreuses couches sociales aux États-Unis.
Quoique nombreuses, ces observations des lignes de forces socioculturelles et intellectuelles de l’Europe échouent quant à développer un programme pour une Europe politique. Mais elles suggèrent véritablement qu’en principe les ressources sont disponibles pour développer une alternative à l’hégémonie néo-libérale – ou nous pourrions maintenant dire en termes de théorie politique, libéral-individualiste – sans se contenter de protéger les ordres politiques restreints des États-nations existants, ni avoir recours à des philosophies politiques droitières et discréditées. C’est la tâche politique de notre temps que celle d’empêcher ces éléments du monde social de l’Europe contemporaine de devenir les éphémères attributs culturels d’un capitalisme flexible par ailleurs parfaitement dépolitisé, et d’en faire les ingrédients socio-intellectuels d’une entité politique Européenne qui mérite son propre nom.
– TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR GERMINAL PINALIE