2. Europe constituante ?

L’Europe en guerre

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– L’Europe politique est née avec l’accord des opinions publiques contre la guerre en Irak, malgré les divisions entre gouvernements. Quelques pays où les gouvernements sont en phase avec cet accord vont devenir le noyau de la construction européenne tandis que les autres en restent au marché commun. Ce noyau va avancer de pair avec le mouvement social global.
Les moments de guerre ont souvent été des moments de révolution, c’est historiquement indéniable. La guerre anglo-américaine contre l’Irak ne semble pourtant contenir aucune possibilité de transformation socio-politique positive, du moins à première vue. Tout ce qu’on peut espérer, semble-t-il, est que la situation globale ne se détériore pas considérablement en ouvrant une spirale sans fin de violence et de guerre qui n’épargnerait aucune société ni aucun territoire.
Néanmoins il y a un nouvel élément dans la situation actuelle qui comporte un potentiel de changement significatif, c’est la formation d’une Europe politique. Les sceptiques peuvent mettre en doute le fait que ce processus ait la moindre signification. Ils peuvent affirmer que l’alliance formée autour de la France et de l’Allemagne s’est nouée plutôt par hasard, pour des intérêts électoraux à court terme côté allemand, et pour essayer de regagner un statut de puissance internationale du côté de la France. Ils n’hésiteront pas à pointer les intérêts commerciaux derrière ces deux gouvernements, en ajoutant que la guerre est l’expression d’une compétition typiquement impérialiste que les forces Anglo-américaines ont amenée sur le terrain militaire, parce que le Continent européen grandissait de manière dangereuse sur les terrains économique, financier et politique. Et ils souligneront que la fin des opérations militaires, le jour où elle arrivera, conduira à une forme quelconque de rétablissement des relations d’amitié transatlantique asymétriques, dans lesquelles l’Europe restera la force inférieure et comme telle assujettie au commandement des Etats Unis.

La nouvelle interaction européenne entre mouvement et gouvernement

Bien qu’il y ait du vrai dans tout cela, ce n’est qu’une vérité partielle. Et la part de vérité que ces observations contiennent ne deviendra claire qu’à travers les luttes politiques des mois et peut-être des années à venir. Il y a trois éléments significatifs dans la constellation actuelle qui pointent dans des directions différentes : d’abord l’alliance sans précédent entre les mouvements sociaux européens et l’opinion publique européenne, d’une part, et certains gouvernements européens d’autre part ; ensuite la profonde division entre les gouvernements européens au milieu d’une phase complexe de l’intégration européenne ; enfin, à travers cette division, l’émergence d’une vision plus claire de la forme possible et nécessaire de l’Europe politique à venir, une Europe future qui émergera à travers une rupture avec l’Europe existante.
L’interaction entre mouvements et gouvernements pendant la dernière demi-année a évolué selon une dynamique rarement vue auparavant. Les sociaux-démocrates et les verts allemands ont pris en main la campagne électorale de l’été dernier en connectant de manière tellement directe leur victoire et leur nouveau mandat au vote populaire contre la guerre, qu’il n’y avait ensuite plus moyen de reculer vers une position plus modérée devant une opinion publique persistant dans son opposition à l’aventure militaire. Étant donné la vigueur de l’alliance franco-allemande, un gouvernement français de complexion euro-gaulliste, si l’on peut dire, lui-même largement élu tout juste un an et demi plus tôt, a saisi cette chance de réaffirmer la vieille position de défi à l’hégémonie américaine qui avait toujours caractérisé la politique française dans la première période de l’après guerre, mais n’avait plus semblé viable ensuite par manque de force. L’engagement dans l’intégration européenne, promu très énergiquement par le ministre allemand des affaires étrangères, mais considéré tout au plus comme une nécessité dans les cercles nationaux et conservateurs français, a désormais ouvert des perspectives vraiment positives. Les deux gouvernements, qui sont soutenus dans les deux pays par une opinion pro-européenne solide, et qui peuvent également compter sur les gouvernements de la Belgique et de la Grèce, s’appuient donc sur la reconversion croissante des nouveaux mouvements globaux autour de l’enjeu de la guerre, qui ont connu leur premier sommet au Forum social européen de Florence en novembre 2002. Depuis, l’activité du mouvement n’a pas seulement empêché les gouvernements de battre en retraite, elle a aussi maintenu au centre du débat politique la question de la guerre et de l’hégémonie américaine.
Cette articulation plutôt nouvelle entre groupes protestataires et gouvernements à l’échelle européenne ne devrait pas signifier un retour au débat sur les relations entre mouvements et institutions qui a hanté la gauche européenne, en particulier italienne, pendant presque un siècle, en tout cas pas dans les mêmes termes. Les nouveaux mouvements globaux n’ont aucune raison de laisser les partis politiques restreindre leurs activités. Ils opèrent plutôt en conquérant directement l’opinion publique et donc en poussant les partis et les gouvernements à prendre des positions plus courageuses et à élargir leurs horizons. Il est d’un intérêt limité de subodorer ce que les ministres Fischer et Villepin pensent vraiment. Ils ont osé ou ont été forcés de prendre des positions claires sur le caractère injustifiable de cette guerre, sur le primat du droit international, sur le besoin d’une coopération à l’avenir plus étroite face à l’hégémonie américaine, et ce en partie parce qu’ils étaient soutenus ou pressés par une forte activité politique à travers toute l’Europe. Ce qui était en grande partie impensable il y a un an seulement ; le membre radical du parlement allemand, représentant le parti des Verts, Hans Christian Stroebele, qui s’était souvent opposé à Fischer pendant le premier gouvernement rouge-vert, a appelé cela un quasi-miracle.
C’est notamment en ce sens qu’une république européenne à venir transcenderait les vieux États-nations La politique officielle ne serait jamais plus poursuivie en référence à des alliances intangibles entre partis politiques et intérêts sociaux particuliers, alliances dont les partis socialistes et communistes étaient si souvent de simples partenaires trop complaisants. La déstructuration de la scène politique nationale dans toute l’Europe durant les dix dernières années, et de la manière la plus frappante en Italie, a mis fin à cette forme de politique. La tâche qui s’impose à nous est celle de la reconstruction, une tâche difficile sans laquelle les régimes populistes-médiatiques comme ceux de Blair et de Berlusconi gouverneraient pour toujours des administrations nationales d’importance décroissante, les décisions significatives étant prises, sans aucune communication politique, entre technocrates et élites du monde des affaires. Cependant l’expérience de la mobilisation contre la guerre préfigure la possibilité d’une nouvelle forme d’action politique dans le contexte de l’Europe politique, en tant que site d’une reconstruction qui peut et devrait arriver.

Europe patchwork

On peut objecter que ce résultat a été obtenu au prix d’une division profonde entre les gouvernements européens, avec la Grande Bretagne, l’Espagne et l’Italie d’un côté, la France, l’Allemagne, la Belgique et la Grèce de l’autre, les autres pays gardant plutôt un profil bas. Certains doutes se font jour quant à la possibilité pour l’ensemble du projet d’intégration européenne d’avancer très vite après cet éclatement ; d’autres font l’hypothèse que le processus peut bien continuer, mais que le projet européen aura perdu beaucoup de sa substance, car les gouvernements resteront divisés entre eux sur beaucoup d’enjeux cruciaux. Ces deux évolutions sont possibles, mais il y a une troisième possibilité qui, actuellement, ne semble pas du tout hors d’atteinte.
Les hommes politiques européens ont longtemps entretenu l’illusion selon laquelle une intégration politique complète de l’Europe à quinze membres était possible, et qu’on pourrait finalement gérer l’élargissement à l’Est avec dix membres de plus. La négociation avec les gouvernements de l’Europe de l’Est et du centre a été guidée par cette hypothèse, de même que le processus de construction constitutionnelle entrepris par la Convention européenne. L’effet de la crise à propos de la guerre est précisément de déchirer maintenant le voile de cette illusion. Les vieilles élites européennes ont peut-être reconnu qu’il y a trop de différences entre elles et leurs voisins de l’Est, et elles ont trouvé une confirmation de ce que les idées britanniques sur le monde sont souvent incompatibles avec les leurs. La crise liée à la guerre n’est pas un simple accident, créé par une constellation particulière d’intérêts. Les politiciens européens savent trop bien que le travail de la Convention sur les problèmes économiques et sociaux ne peut aboutir à cause de la résistance britannique. Le cas de l’Espagne et de l’Italie est différent. Pour ces deux pays, il ne faut guère qu’un changement de gouvernement pour qu’ils reviennent sur le chemin européen, même si un tel changement risque davantage d’arriver et aura des effets plus significatifs en Espagne qu’en Italie.
Le résultat serait un développement, actuellement promu activement par les gouvernements belge, français et allemand, dans lequel un noyau de pays européens avancerait beaucoup plus rapidement que prévu vers une intégration politique complète. Il y aurait une plus petite Europe qui formerait une entité politique véritable, et une plus grande Europe qui ne serait guère plus qu’un marché unique. Le grand avantage d’une telle perspective est de permettre la création d’une Europe riche de contenu et engagée dans une activité normative. Nous avons pu constater que ces pays du noyau, qui sont, ce n’est pas un hasard, la plupart de ceux qui ont fondé la Communauté européenne et tracé leur mémoire collective par leurs expériences de guerre et de destruction sont d’accord pour se soumettre au droit international et chercher des moyens pacifiques de résolution des conflits. En même temps, ils résistent à l’hégémonie américaine à cause du modèle économique promu par les États Unis. Dans ce noyau, il y a un fort consensus pour mettre en œuvre une solidarité sociale organisée et une coordination économique soutenue par des moyens légaux et politiques.

Europe et puissance

Il n’y a vraiment qu’un intérêt limité à soutenir la création d’une Europe politique avec pour seule perspective de créer une deuxième puissance dans le monde, à côté des États Unis et en compétition avec lui, comme l’a indiqué Toni Negri dans le dernier numéro de Global. Cependant la création d’une telle seconde puissance peut se justifier pour procurer le support structurel nécessaire en termes institutionnels et territoriaux ; on en voit clairement le besoin en temps de guerre, même dans une ère de déterritorialisation supposée : ce support structurel est nécessaire pour le développement d’une alternative au modèle de la société-entreprise actuellement promu à partir du territoire américain . Une telle alternative, semble-t-il, a les plus grandes chances d’être développée en Europe par l’implication de ceux, parmi les élites européennes, qui sont conscients de la situation. Mais cela n’arrivera pas sans la pression des nouveaux mouvements globaux sur la bourgeoisie éclairée de notre temps, si tant est qu’elle existe, et cela ne restera pas confiné au territoire européen, du moment que les enjeux en présence sont globaux.

Une révolution globalisante en Europe n’est pas pour demain ; mais peut-être ses racines ont elles été déjà été plantées.

Berlin, Florence, 5 avril 2003

(traduit de l’anglais par Anne Querrien)