En Tête

L’Europe trou noir

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Le vide de l’Europe est impressionnant. Quand on parle d’elle, c’est pour se plaindre : de sa banque centrale, de ses absences. Il faut avoir la foi du charbonnier pour gratifier cette grandeur négative de l’énergie d’un trou noir. Et pourtant…

La vérité est que le fédéralisme franc, seule culture politique possible pour sortir l’Europe de sa torpeur, se porte peu cet hiver : les confédéralistes semblent triompher. Mais les circonstances mondiales exigent une ligne clairement alternative à la gestion bushienne du monde. Elles réclament qu’elle soit portée par l’Union Européenne, qui est au-delà des nationalismes .On attendrait donc logiquement un fédéralisme à toute épreuve. En fait un seul pays a fait son coming out fédéral, c’est l’Allemagne. Face aux populismes divers, les fédéralistes honteux continuent de jouer le « pas vu pas pris ». Presque tous les politiques déclarent la main sur le cœur que Bruxelles manque de démocratie, que les Nations demeurent souveraines. Jacques Delors a jeté l’éponge du combat fédéraliste en se repliant sur une notion chèvre-chou d’Europe Fédération d’États-nations, formule qui redonne aux confédéralistes l’espoir de détricoter les traités.

On sait qu’en 1787 les confédérés américains de la Convention de Philadelphie ont dû à Madison, Hamilton et Jay de sortir de cet inextricable guêpier en acceptant la division de la souveraineté par un gouvernement partagé . Depuis trente ans, l’Europe fonctionne avec des éléments totalement fédéralisés et des composantes hybrides ; la décentralisation constitue une forme complémentaire de ce partage. Les souverainistes mènent une lutte obstinée pour noyer les éléments fédératifs et réintroduire les règles de l’unanimité, mais la mondialisation marginalise les prérogatives des États-Nations en requérant des unités de dimension impériale (dans la politique industrielle, dans celle de la recherche, dans la défense). Et l’élargissement se retourne contre la logique du Conseil, très difficilement gouvernable à 25 ou 32 États.

Après avoir fait l’euro, l’Europe des onze avait juré la pause. La réforme des institutions devait se cantonner à une mesure technique et surtout ne pas réveiller le dragon constituant. Après l’échec de Nice, l’idée minimale d’unifier l’amoncellement des traités et des piliers a été acceptée, et la Convention lancée. La consultation de parlementaires mandatés pour préparer des propositions de constitution aura été très institutionnelle : aucun mouvement social, aucun grand événement politique ne l’aura nourrie et précédée. Mêlant toutefois députés européens et parlementaires nationaux, elle échappe aux limites des simples groupes de travail technique. Devant les cafouillages du Conseil Européen, la Convention devient un enjeu fort. La France et l’Allemagne y envoient désormais leurs ministres des Affaires étrangères.

Les propositions reflètent une peur des crispations souverainistes. En France, à droite comme à gauche, on trouve le même confédéralisme rampant. On reprend de toute part l’objection jadis opposée à Madison par les confédéralistes: il n’existe pas de peuple américain en 1787, il n’existe pas aujourd’hui de peuple européen .

Ouvrons Une constitution européenne de Robert Badinter : «Nous, représentants des États». Évidemment, puisque l’expression « représentant du peuple » des constitutionnels français ne peut plus renvoyer à un peuple dans le cas européen, et qu’il n’est pas question de renvoyer aux divers peuples qui incluraient aussi les peuples minoritaires (basques, bretons, corse). Refus d’autant plus remarquable que la Convention réunit des Parlementaires européens comme des « nationaux » et que la Convention n’est en aucun cas une pure émanation du Conseil des Ministres européens. Mais il ne s’agit pas d’un lapsus : dans les premiers articles se trouve affirmé qu’à la différence des États-Unis d’Amérique, l’Union Européenne est une fédération d’États souverains, destinés à le rester. La messe est dès lors dite : il s’en suit une constitution confédéraliste dans son principe intime. La légitimité du Président européen est purement tirée du Conseil, c’est-à-dire de l’union des gouvernements. La commission est rabaissée à une administration ; le Parlement peut être dissous par un exécutif qui demeure un pouvoir législatif. Le comble étant atteint avec des ministres européens qui seront à la tête des quatre cents millions d’habitants et devront être en même temps ministres dans leur propre gouvernement national !

L’erreur typique des confédéralistes, réduisant la communauté à du droit international, à des alliances entre États et non entre populations, est à l’œuvre dans son exclusion de la Turquie. Giscard croit à la lente constitution d’un peuple européen, mais son peuple doit demeurer unitaire et cohérent, c’est-à-dire chrétien Ce qui contredit à la fois les principes géopolitiques des partisans d’une realpolitik européenne, et la tradition politique chèrement acquise que la religion ne saurait façonner l’ordre politique démocratique.

Devant la Chambre des députés français, Giscard a réaffirmé la double nature de l’Europe : union des États et union des peuples, comparée à la réunion des deux lobes cérébraux. Pour lui l’aspect fédéral se limite à la gestion des compétences communes qui existent déjà (monnaie, commerce international, concurrence). Tout le reste (les politiques sociales, la diplomatie, la défense) sera géré de façon nationale et confédérale.

Souci de caresser la bête souverainiste qui sommeille en chaque Parlement national, ou conviction profonde ? On se contente de rationaliser dans un seul traité ce qui a été la pratique de l’Union Européenne. Mais un tel projet est déjà dépassé car les domaines de compétence de la Commission s’accroissent (politique étrangère, politique économique, diplomatie, défense, immigration et, dans les années qui viennent, politique sociale). La véritable crise des traités des communautés tient précisément à ce débordement permanent, à cette montée en puissance du fédéral que même le Conseil est en train d’admettre sous la forme des coopérations renforcées et sous celle d’une banalisation de la prise de décision à la majorité qualifiée (la moitié des États et la moitié de la population), avec un domaine de plus en plus limité pour les décisions à la majorité qualifiée renforcée, ou à l’unanimité.

La contribution de R. Prodi, est plus fédéraliste sur la division des pouvoirs : la Commission devient un véritable exécutif, le Conseil des ministres un législatif confédéral et le Parlement un législatif fédéral. La présidence est responsable devant les deux instances. Le caractère tournant de la Présidence de l’Union rend les États peu capables d’une action continue, tandis qu’un poste de vice président aux affaires étrangères consacre la fédéralisation de la politique étrangère. Mais le fédéralisme bruxellois de la Commission limite soigneusement le rôle du Parlement européen, qui doit presque toujours réunir la majorité renforcée des deux tiers pour renverser le Président, alors que le Conseil des Ministres peut le révoquer simplement. D’autre part l’égalité, la cohésion sociale demeurent absentes du domaine de compétence fédérale.

Les architectures dessinées par la Convention et la Commission restent très en deçà de la position fédéraliste de J. Fischer, pour qui le Parlement européen devient l’instance législative de l’Europe: il élit un Président et un gouvernement fédéral ; la Commission de Bruxelles, quand elle fait partie du gouvernement, devient responsable devant le Parlement ; sinon elle est une administration fédérale. Le Conseil subit la même clarification; il abandonne ses prérogatives législatives, transférées à une chambre des États-Nations, et s’intègre au gouvernement responsable devant le Parlement. À terme, la diplomatie, la défense, les finances, la sécurité, les politiques économiques et sociales d’enjeu global relèvent des compétences fédérales. L’éducation, la culture, l’aménagement du territoire restent, eux, du ressort des États (qui deviennent des équivalents des Länders allemands).

Mais le fédéralisme conséquent (qu’avaient derrière la tête, sans en parler jamais, les pères fondateurs de l’Europe des Six) a sauté une génération. Joschka Fischer est de la génération politique de 1968. Il a également été éduqué dans un pays fédéral. La Convention sera donc confrontée au dilemme suivant : ou elle devient constituante, c’est-à-dire porteuse d’un projet politique fédéral, ou elle tente de figer les institutions pour maintenir en vie un confédéralisme réactionnaire, et elle deviendra une commission croupion. Deux éléments peuvent bousculer le deuxième scénario : la guerre et le Forum social européen. La guerre en bonne et due forme, en Irak ou au Pakistan, peut accentuer les velléités européennes de promouvoir une politique mondiale, un modèle d’autre mondialisation. Dans ce cas les États européens peuvent aller à un Canossa du souverainisme et accélérer une fédéralisation de la défense et de la politique étrangère.

Hormis la politique étrangère, les dirigeants européens n’ont pas de culture fédérale. Les raisons de la misère du fédéralisme sont à chercher dans l’absence des mouvements et de leur représentation dans l’enceinte des constitutionnalistes et des politiques, qui sur-représentant les vieilles nations, tout comme le mouvement syndical tend à devenir une organisation de retraités, tandis que le précariat lui échappe. Seule l’expression des multitudes dessine le peuple européen introuvable. L’Europe ne se lancera pas dans une politique de puissance, dans un nouveau nationalisme, si elle incorpore dans une culture commune le rejet de la guerre, du racisme et de l’antisémitisme, du colonialisme externe et interne à l’égard des minorités, du fanatisme religieux ou de l’inégalité sociale, toutes catastrophes qu’elle a connues intimement, de l’intérieur. C’est l’universalité négative, faite d’accès à l’horizon du non-pouvoir qui constitue le véritable préambule de la constitution .

La discussion sur le caractère non absolu de la souveraineté, sur son caractère « inutile et incertain» n’est donc pas une marotte des partisans d’un mouvement abstrait des multitudes, à mille lieu de la discussion institutionnelle. Elle se trouve au cœur de l’affrontement en cours. L’Europe fédérale est un palais désert. La Convention suit le tropisme de très vieux confédéraux : le souverainisme. Les fédéralistes, eux, n’ont pas la force de se transformer en Constituante. Seuls le Forum mondial sur la société de l’information, le Forum social européen, en occupant l’édifice par une sorte de squatt institutionnel, peuvent aller plus loin et donner un contenu à cette Europe sociale que fuient la Commission, comme le Conseil.