La révolution prolétarienne est la critique
de la géographie humaine à travers laquelle
les individus et les communautés doivent
se créer des lieux et des évènements
appropriables non seulement par
leur travail, mais par toute leur histoire.
Guy Debord, La société du spectacle.
Les temps sont durs, mais (post)modernes.
Adaptation d’un proverbe italien.
Christopher Jencks (1984,9) date symboliquement la fin de l’architecture moderne et le passage au post-moderne du 15 Juillet 1972 à 15h32, quand l’immeuble d’habitation Pruitt-Igoe (autre version de la machine à habiter de Le Corbusier) a été dynamité en tant qu’environnement invivable pour les personnes à faibles revenus qu’il abritait. Peu de temps après, le Président Nixon a déclaré officiellement la crise urbaine terminée.
1972 n’est pas une mauvaise date pour symboliser toutes sortes d’autres transitions dans l’économie politique du capitalisme avancé. C’est grosso modo depuis ce moment que le monde capitaliste, brutalement tiré de la torpeur suffocante de la stagflation qui avait amené le long boom de l’après guerre à une fin filandreuse, a commencé à évoluer vers un régime d’accumulation du capital apparemment nouveau et très différent. Mis en marche durant la sévère récession de 1973-75, et consolidé ensuite pendant la déflation également sauvage de 1981-82 (ce qu’on appelle la récession de Reagan), le nouveau régime est caractérisé par une flexibilité sidérante en ce qui concerne les processus de travail, les marchés du travail, les produits et les modèles de consommation. (voir Amstrong et al, 1984; Aglietta, 1974; Piore et Sabel, 1984; Scott et Storper, 1986; Harvey, 1987). Cela a entrainé, en même temps, de rapides changements dans les formes des inégalités de développement aussi bien entre secteurs qu’entre régions géographiques – processus aidé par la rapide évolution de systèmes financiers et de marchés entièrement nouveaux. Ces pouvoirs renforcés de la flexibilité et de la mobilité ont permis au nouveau régime de s’imposer à une force de travail déjà affaiblie par deux moments sauvages de déflation au cours desquels le chômage a atteint des niveaux sans précédent depuis la guerre dans tous les pays capitalistes avancés (excepté peut-être au Japon). Les déplacements rapides des pays capitalistes avancés vers les pays nouvellement industrialisés ou des emplois industriels qualifiés vers les emplois de services non qualifiés ont démontré la faiblesse du mouvement ouvrier et son incapacité à résister à un fort chômage de caractère durable, à une destruction et reconstruction rapide de qualifications, et à des accroissements de salaires modérés voire nuls. Les circonstances politiques et économiques ont aussi diminué le pouvoir de l’Etat de protéger le salaire social, même dans les pays dont les gouvernements s’étaient sérieusement engagés à défendre l’état-providence. Malgré des politiques de résistance variables, l’austérité et les réductions d’impôts parfois accompagnées de la résurgence d’un néoconservatisme virulent, se sont répandues dans tout le monde capitaliste avancé.
Il est remarquable que la vie intellectuelle et culturelle depuis 1972 ait été également transformée de manière radicale, et parallèle à ces transformations politicoéconomiques. Considérons par exemple les pratiques hautement modernes du style international de 1972. Le modernisme avait alors perdu tout aspect de critique sociale. Le programme protopolitique ou Utopien (la transformation de toute la vie sociale par la transformation de l’espace) avait échoué (Jameson, 1984) et le modernisme était devenu étroitement lié à l’accumulation du capital à travers le projet de rationalisation fordiste caractérisé par la rationalité, la fonctionnalité et l’efficience. En 1972, l’architecture moderniste était aussi étouffante et alanguie que le pouvoir social qu’elle représentait. La stagflation dans la pratique architecturale accompagnait la stagflation du capitalisme (ce n’est peut-être pas un hasard si Venturi, Scott Brown et Izenour ont publié leur Learning from las Vegas en 1972. Certes la critique de la modernité était à l’ordre du jour depuis longtemps (le livre de Jane Jacobs Death of great american cities a été publié en 1961) et en un sens bien sûr le mouvement culturel révolutionnaire s’était façonné comme réponse critique à la rationalité, la fonctionnalité et l’efficience en toute chose. Mais il a fallu la crise de 1973 pour secouer suffisamment la relation entre art et société pour permettre au post-modernisme de devenir à la fois autorisé et institutionnalisé.
Post-modernisme est cependant un terme qui prête à discussion. Pour beaucoup il suggère une réaction contre le modernisme. Mais comme le sens de ce terme est confus, les réactions à son propos le sont doublement. Cependant il paraît y avoir un certain consensus sur le fait que le produit typiquement post-moderniste est drôle, pluraliste, dérisoire et même schizoide; et qu’il réagit à l’autonomie austère du vrai modernisme en embrassant sans pudeur le langage du commerce et de l’usage. Plus encore, son attitude envers la tradition culturelle est celle d’un pastiche irrévérencieux et sa superficialité systématique sape toutes les solennités métaphysiques, en recourant parfois à une esthétique brutale, sordide et choquante (Eagleton, 1987). Mais même dans le champ de l’architecture où le produit est clairement visible et où des auteurs comme Jencks (1984) ont essayé de définir ce qu’il fallait entendre par post-modernisme, le sens et la définition du terme prêtent toujours à discussion. Dans certains champs où le post-modernisme s’est combiné avec le post-structuralisme, la déconstruction, etc… la chose est encore plus obscure (Iluyssen, 1984). Dans le contexte urbain, par conséquent, je caractériserai simplement le postmodernisme comme la rupture avec l’idée que la planification et le développement doivent passer par des dessins à grande échelle, de style international, austères et fonctionnels, technologiquement rationnels tandis que les traditions vernaculaires et l’histoire locale ainsi que les formes spécifiques allant des fonctions intimes au grand spectacle doivent être traitées avec des styles beaucoup plus éclectiques.
Un autre élément du tableau doit être pris en compte. Non seulement le capitalisme et les pratiques culturelles et idéologiques qui lui sont associées a connu un énorme changement, mais nos “discours” se sont déplacés également.
La déconstruction des interprétations structuralistes, l’abandon des théories empiristes dans la plupart des sciences sociales, le rejet du marxisme (pour des raisons à la fois politiques et intellectuelles) et le sentiment de futilité de toute tentative de représentation du réel (l’impénétrabilité de “l’autre” et la réduction de toute signification à un “texte”) ont rendu très difficile de préserver un sentiment de continuité dans notre compréhension de la transformation qui s’est opérée autour de 1972. Nous parlions du monde différemment, en utilisant un autre langage que maintenant. Il faut tenir compte du fait que la transformation politicoéconomique réalisée à travers une succession de crises économiques et de défaites de la classe ouvrière a affecté les discours comme les pratiques culturelles et idéologiques. Cela a l’air d’un vieil argument marxiste. Mais je ne peux m’empêcher d’être impressionné de la manière dont la pensée et la pratique culturelle, l’économie et les institutions, la politique et les relations sociales ont commencé à tomber en miettes tandis que nous regardions la poussière jaillir des murs de Pruitt-Igoe en train de s’effondrer.
L’accumulation flexible par l’urbanisation
Comprendre l’urbanisation est essentiel pour comprendre la géographie historique du capitalisme (Harvey, 1985 a, 1985 b); c’est en partie à travers des transformations du processus urbain que les nouveaux systèmes d’accumulation flexible ont été implantés avec tellement de succès. Mais aussi comme beaucoup d’historiens de la montée du modernisme l’ont souligné, il y a une étroite connexion entre le mouvement esthétique et culturel et la nature des changements de l’expérience urbaine (Berman, 1982; Bradbury et MacFarlane, 1976; Clark, 1984; Frisby, 1986). Il semble donc raisonnable de considérer les transitions du processus urbain comme un élément clé de l’intégration du mouvement politico-économique dans l’accumulation flexible et du courant esthétique et culturel dans le postmodernisme.
L’urbanisation, comme tout le reste, a fortement changé ses points d’impact aux Etats Unis depuis 1972. La déflation globale de 1973-75 a pesé de manière incroyable sur l’emploi dans de nombreuses régions urbaines. Une combinaison de rétrécissement des marchés, chômage, changements rapides dans les contraintes spatiales, ainsi que la division globale du travail, la fuite des capitaux, les fermetures d’usines, la réorganisation technologique et financière sont à l’origine de cette pression. La dispersion géographique n’a pas concerné seulement d’autres régions et nations. Elle a comporté également une autre phase de déconcentration urbaine des populations et de la production vers les banlieues et les petites villes, semblant presque vérifier la prédiction par Marx d’une urbanisation de la campagne. Les investissements en capital fixe et en infrastructures physiques dans des lieux existants étaient donc menacés d’une dévaluation massive, au risque de saper la base de l’impôt sur la propriété et la capacité fiscale de beaucoup de municipalités à un moment où les besoins sociaux grandissaient. Dans la mesure où la redistribution fédérale est devenue également plus difficile à obtenir (ceci fut l’apport de la déclaration de Nixon de 1973), la consommation sociale s’est réduite ce qui a forcé de plus en plus de municipalités à une politique économique de restrictions et d’action disciplinaire contre les employés municipaux et le salaire réel local. C’est dans ce contexte que la ville de New York se mit techniquement en faillite en 1975, inaugurant une vague de détresse fiscale et de restructuration radicale pour beaucoup de villes américaines (Szelenyi,1984; Clavel et al., 1980; Fainstain, et al, 1986; Tabb, 1982).
Les alliances entre groupes dirigeants des régions urbaines furent forcées qu’elles le veuillent ou non, et quelle que soit leur composition, d’adopter une posture plus compétitive. Le managenalisme si caractéristique du gouvernement urbain des années 60 fut remplacé par l’entrepreneurialisme comme principale motivation de l’action urbaine (Hanson, 1983; Bouinot, 1987). L’avènement de la ville entrepreneuriale signifiait une compétition accrue sur plusieurs dimensions. Cette compétition prend quatre formes: compétition pour la position dans la division internationale du travail, compétition pour la position dans les centres de consommation, compétition pour les fonctions de commande et de contrôle notamment administratif et financier, enfin compétition pour les fonds publics qui ces dernières années se sont fortement concentrés sur les dépenses militaires (Markusen, 1986). Ces quatre options ne s’excluent pas mutuellement et les inégales fortunes des régions urbaines ont dépendu de l’agencement de stratégies différentes poursuivies en relation avec des changements globaux.
C’est en partie à travers la forte compétition inter-urbaine que l’accumulation flexible a assuré sa prise. Il en est résulté cependant des oscillations rapides dans les richesses urbaines et dans la configuration du développement géographique inégal (Smith, 1984). Houston et Denver, deux villes en forte croissance au milieu des années 70 ont été soudain prises de court par l’effondrement des prix du pétrole en 1981; Silicon Valley, la merveille high tech des nouveaux produits et du nouvel emploi dans les années 70 a perdu soudain son côté compétitif, tandis que New York et les vieilles économies de la Nouvelle Angleterre rebondissaient vigoureusement dans les années 80 du fait de l’expansion des fonctions de commandement et de contrôle et même de la force des nouvelles industries. Deux autres effets encore plus généraux en ont découlé.
D’abord la compétition interurbaine a ouvert des espaces à l’intérieur desquels des processus de travail nouveaux et plus flexibles pouvaient plus facilement s’implanter et permettre des courants de mobilité encore plus flexibles que ceux d’avant 1973. La préoccupation de créer un climat favorable aux entreprises a poussé les municipalités à toutes sortes de mesures (depuis la discipline salariale jusqu’à l’investissement public) pour attirer le développement économique, mais ce faisant a diminué le coût d’un changement de localisation pour l’entreprise. Beaucoup du partenariat public-privé si vanté aujourd’hui tient à une subvention à des consommateurs fortunés, à des firmes et à des fonctions de commandement pour qu’ils restent dans la ville aux frais de la consommation collective locale de la classe ouvrière et des pauvres. De plus les municipalités ont été forcées à innover et à investir pour rendre leurs villes plus attractives en tant que centres de consommation et de culture. De tels innovations et investissements (centres de congrès, stades, disney-worlds, supermarchés de centres villes) ont vite été imités ailleurs. La compétition interurbaine a alors engendré un jeu de saute-mouton des innovations urbaines dans les styles de vie, les formes culturelles, les produits, et même l’innovation politique ou à l’initiative des consommateurs, tout ce qui a promu activement la transition vers l’accumulation flexible. Et là gît en partie le secret du passage à la postmodernité dans la culture urbaine.
On peut voir cette connexion dans la réorganisation radicale des espaces intérieurs de la ville américaine contemporaine sous les impulsions de la compétition interurbaine. (…)
Le développement de l’informel, la production de capital symbolique et la mobilisation du spectacle
L’accumulation flexible a profondément affecté les structures de classes et les possibilités politico-économiques jusqu’à modifier les processus de reproduction, tout en redonnant de l’importance au contenu de classe des pratiques spatiales.
Appauvrissement et développement de l’informel
Depuis 1972 les Etats Unis ont connu un accroissement du nombre des pauvres vivant en ville. La composition de cette population pauvre a changé également. Les ouvriers au chômage mis à la rue par la désindustrialisation et le flot des gens déplacés originaires de régions déprimées notamment rurales ou de pays du tiers monde ont grossi ce que Marx appelait l’armée de réserve de la classe ouvrière laissée à l’abandon dans les grandes villes. Dans certains cas, des communautés urbaines particulières liées à un seul employeur dominant localement ont été plongées complètement dans l’appauvrissement par la fermeture d’une seule usine. Dans d’autres cas, des groupes particulièrement vulnérables, comme les ménages à chef de famille féminin, ont été plongés plus profondément encore au coeur de la pauvreté, créant des zones où la pauvreté est devenue surtout féminine. Les restrictions fiscales, dont le néoconservatisme a fait une vertu politique plus qu’une nécessité économique, ont au même moment réduit le flux de services publics et donc les mécanismes de survie pour la masse de chômeurs et de pauvres.
Se débrouiller et survivre en milieu urbain avec un revenu presque nul est un art qui s’apprend moyennant du temps. L’équilibre entre la concurrence, l’exploitation mutuelle et l’aide réciproque s’est donc déplacé au sein des populations à faibles revenus. La croissance de l’appauvrissement a conduit paradoxalement à la diminution de l’efficacité des mécanismes les plus positifs supposés y remédier. Mais une autre réponse spectaculaire s’est fait jour- l’augmentation de ce qui est connu sous le nom de “secteur informel” dans les villes américaines (ceci désignant des pratiques illégales comme le trafic de drogue, la prostitution, mais aussi des productions licites et du commerce de services). La plupart des observateurs (Castells et Portes, 1987) s’accordent sur le fait que ces pratiques se sont répandues et diversifiées après 1972.. De plus le même phénomène a été observé dans les villes européennes, ce qui a rapproché le processus urbain des pays capitalistes avancés dans son ensemble de l’expérience urbaine du tiers monde. (Redclift et Mingione, 1985)
La nature et la forme de ce développement de l’informel varient grandement, selon les possibilités de trouver des marchés locaux pour les biens et services, les qualités de l’armée de réserve de main d’oeuvre (ses qualifications et aptitudes), les relations de genres (car les femmes jouent un rôle essentiel dans l’organisation de l’économie informelle), la présence de compétences entrepreneuriales à petite échelle, et la volonté des autorités (pouvoirs de régulation ou de contrôle comme celui des syndicats) de tolérer des pratiques souvent illégales.
Les communautés de gens à faibles revenus constituent a priori une vaste réserve de force de travail contrainte fortement à l’heure actuelle à trouver un moyen de vivre quel qu’il soit.
En cas de laxisme gouvernemental et de faiblesse des syndicats, de nouvelles formes de production des biens et services peuvent naître, parfois organisées par des entrepreneurs extérieurs à la communauté, mais ailleurs organisées par des entrepreneurs appartenant à la communauté défavorisée elle-même. Le travail à domicile s’est fortement développé, permettant aux femmes, par exemple, de combiner les tâches maternelles et le travail productif dans le même espace tout en économisant aux entrepreneurs les coûts d’infrastructure (usine, éclairage, etc…). Des ateliers pratiquant la surexploitation et la fourniture informelle de services sont devenus des éléments vitaux des économies de New York et de Los Angeles dès les années 70 et sont maintenant importants dans toutes les villes américaines. Ceci s’est accompagné d’une marchandisation croissante des systèmes d’aide réciproques au sein des communautés à bas revenus. La garde d’enfants, le lavage du linge, le ménage, les petites réparations et autres petits boulots, qui avaient l’habitude d’être fournis gratuitement sont maintenant achetés et vendus, parfois dans le cadre d’entreprises.
Les relations sociales au sein des communautés à faibles revenus sont donc devenues beaucoup plus entrepreneuriales, avec toutes les conséquences en termes d’exploitation excessive et souvent spécifique (en particulier des femmes) dans le processus de travail. Le flux de revenus à l’intérieur des communautés a grandi mais aux dépens du système d’ entr’ aide traditionnel et en renforçant les hiérarchies sociales existantes au sein des communautés. Ceci a conduit beaucoup de gens à jeter un regard surpris sur la dynamique locale du développement urbain et à proposer de tolérer, d’accepter, et même d’encourager le développement du secteur informel, donnant ainsi de la crédibilité à l’argument néo-conservateur selon lequel l’activité entrepreneuriale privée est toujours le chemin de la croissance économique et du succès – comme si cela pouvait résoudre les problèmes des pauvres alors que cela ne fait qu’en sélectionner quelques uns. Cependant la croissance du secteur informel, et l’émergence d’espaces urbains non réglementés dans lesquels de telles pratiques sont tolérées- est un phénomène parfaitement cohérent avec le nouveau régime d’accumulation flexible.
La production du capital symbolique
La poursuite frénétique de la consommation des riches a conduit à insister beaucoup sur la différenciation des produits dans le cadre du régime d’accumulation flexible. Les producteurs ont commencé à explorer les royaumes des différents goûts et préférences esthétiques de manières qui n’étaient pas aussi nécessaires dans le régime fordiste d’accumulation standardisée et de consommation de masse. Ce faisant ils ont remis en selle un aspect puissant de l’accumulation capitaliste: la production et la consommation de ce que Bourdieu (1977, 171-197; 1984) appelle “capital symbolique”. Ceci a des implications importantes pour la production et la transformation des espaces urbains où vivent les groupes à revenus élevés. (…)
L’accumulation flexible répond avec profit aux mouvements culturels des années 60, qui impliquaient le rejet de l’accumulation standardisée et de la culture de masse qui laissent trop peu d’opportunités de s’approprier du capital symbolique. Dans la mesure où la crise politique et économique a encouragé l’exploration d’une différenciation des produits, le désir réprimé de marché, c’est-à-dire d’acquisition de capital symbolique, a pu être capté grâce à la production d’environnements construits (Smith et Lefauvre, 1984). Et c’est bien sûr exactement ce type de désir que l’architecture post-moderne s’est efforcé de satisfaire. “Pour la classe moyenne suburbaine, observent Venturi et al. (1972,154), vivant, non pas dans une demeure d’avant la guerre de sécession, mais dans une version plus petite perdue au milieu d’un grand espace, l’identité doit venir du traitement symbolique de la forme de la maison, soit du fait du style fourni par le promoteur, ou à travers la variété d’ornements symboliques appliqués ensuite par le propriétaire.”
Le capital symbolique est cependant sujet à dévaluation ou hausse, suivant les changements de goût. Si le capital symbolique contient un pouvoir caché de domination, alors les relations de pouvoir sont elles mêmes vulnérables aux mutations du goût. Depuis que la compétition entre producteurs et les actions des consommateurs rendent le goût instable, les luttes sur la mode ont acquis une certaine signification sur la scène urbaine (Zukin, 1982). Le pouvoir de dominer comme la capacité de convertir du capital symbolique en capital monétaire sont maintenant enchevêtrés avec la dimension politico-culturelle du développement urbain. Mais cela implique que la maîtrise de l’espace est encore plus esentielle au développement urbain dans le régime d’accumulation flexible. Dans la mesure où la domination quelle qu’elle soit contient la possibilité d’une réponse violente des dominés, un domaine de conflit latent a été ouvert ici et attend son articulation explicite.
La mobilisation du spectacle
“Du pain et des jeux” était l’ancienne formule romaine de la pacification de la plèbe travailleuse. La formule est passée dans la culture capitaliste, par exemple au second empire à Paris, où les jeux et le spectacle urbain sont devenus des instruments de contrôle social dans une société fracturée par le conflit de classe (Clark, 1985)
Depuis 1972 le spectacle urbain a changé par rapport aux évènements contreculturels, aux manifestations contre la guerre, aux combats de rues et aux révoltes urbaines des années 60. Il a été assujetti à la fois comme instrument et comme symbole de l’unification politique contrôlée par la bourgeoisie dans des conditions caractérisées par l’augmentation du chômage et de la pauvreté, soit des conditions objectives d’une polarisation de classe. A l’intérieur de ce processus, le penchant moderniste pour la monumentalité – la communication de la permanence, de l’autorité, du pouvoir de l’ordre capitaliste établi – s’est trouvé confronté à un style postmoderne officiel, qui explore l’architecture du jeu et du spectacle, avec son sens de l’éphémère, de la publicité, et du plaisir transitoire et partagé. La mise en scène de l’usage devint la partie centrale du spectacle à partir du moment où des foules ont convergé pour se contempler et se dévisager dans des espaces intimistes et sûrs tels que la place du port de Baltimore, Faneuill Hall à Boston, et plein de passages de centres commerciaux fermés répandus dans toute l’Amérique. Même des environnements complètement construits sont devenus des pièces centrales du spectacle urbain et de sa mise en scène.
Le phénomène demanderait une analyse plus détaillée. Il cadre, bien sûr, avec les stratégies urbaines de capture des capacités de consommation pour compenser la désindustrialisation. Son succès commercial incontestable repose en partie sur la manière dont l’acte d’acheter s’articule avec le plaisir du spectacle d’espaces sûrs à l’abri de la violence et de l’agitation politique. La place du port de Baltimore combine toutes les vertus bourgeoises que Benjamin (1973, 158-165) attribue aux arcades du Paris du XIX siècle, avec le sens de la fête liées aux expositions universelles, ” lieux de pélerinage aux fétiches de l’usage”. Debord (1983) va plus loin: “le spectacle est le complément moderne de l’argent grâce auquel la totalité du monde de l’usage apparaît comme l’équivalent général de ce que la société tout entière peut être et peut faire;”. Dans la mesure où le spectacle devient ” le terrain commun du regard déçu et de la fausse conscience, il peut se présenter également comme un instrument d’unification” (Debord, 1983). Le maire Schaefer et l’alliance de classes urbaines qui le soutient à Baltimore ont consciemment utilisé le spectacle de la place du port de cette manière, en tant que symbole de l’unité supposée d’une ville divisée en classes et racialement ségrégée. Les activités sportives professionnelles et les évènements comme les jeux olympiques de Los Angeles ont rempli une fonction similaire dans une société urbaine autrement fragmentée.
La vie urbaine, dans un régime d’accumulation flexible, s’est présentée de plus en plus comme “une immense accumulation de spectacles”. Les centres villes américains ne communiquent plus seulement le sens monumental du pouvoir, de l’autorité et de la domination des entreprises. Ils expriment à la place l’idée du spectacle et du jeu. C’est sur ce terrain du spectacle que la percée dans la culture urbaine postmoderne qui a accompagné l’accumulation flexible a été en partie façonnée, et c’est au contexte de telles images de médiation que les oppositions de consciences de classe et de pratiques de classes ont à se plier. Mais comme l’observe Debord (1983) le spectacle “n’est jamais une image montée
et mise en place à coup sûr; c’est toujours une évaluation de la compétition mondiale avec les autres, et la rencontre avec la résistance de formes différentes et parfois tenaces de pratiques sociales.”
La détresse urbaine en cas d’accumulation flexible
L’accumulation flexible a eu un impact sérieux sur toutes les économies urbaines. L’entrepreneurialisme croissant de beaucoup de municipalités (en particulier celles insistant sur le partenariat public-privé) a tendu à renforcer le néoconservatisme et les tendances culturelles postmodernistes qu’elle impliquait. L’usage de ressources de plus en plus rares pour capter le développement a signifié le dédain pour la consommation sociale des pauvres afin de donner des avantages susceptibles de garder les riches et les puissants en ville. C’est le changement de direction signalé par le président Nixon quand il a déclaré finie la crise urbaine en 1973. Cela signifiait bien sûr la conversion des problèmes urbains à de nouvelles formes.
Les adaptations internes à la ville ont aussi joué leur rôle dans la facilitation et la propagation de l’accumulation flexible. Les populations pauvres ont dû devenir beaucoup plus entrepreneuriales et adopter par exemple des moyens économiques informels pour survivre. Une compétition accrue pour la survie dans des conditions de pauvreté accrue signifie l’érosion des mécanismes traditionnels d’aide mutuelle dans les communautés urbaines qui avaient peu de capacité de dominer l’espace et manquaient souvent également de pouvoir par rapport aux processus normaux d’intégration politique. La capacité de maîtriser l’espace grâce à la solidarité communautaire et aux modèles propres au soutien réciproque s’est affaiblie au moment même où de nombreux espaces devenaient vulnérables à l’invasion et l’occupation par d’autres. Une tension s’est fait jour entre le chômage croissant des travailleurs occupés de façon traditionnelle,et la croissance de l’emploi déclenchée par les renouveaux des centres-villes basés sur les services financiers et l’organisation du spectacle.Une nouvellegénération de travailleurs professionnels et d’encadrement relativement riches, issue des mouvements culturels contre le modernisme des années 60, a réussi à dominer des zones entières de l’espace urbain central, en recherchant la différenciation de ses produits dans les environnements construits, la qualité de la vie, et la commande sur le capital symbolique. La récupération de l’histoire et de la communauté sont devenues des arguments de vente essentiels pour les producteurs de l’habitat. C’est alors que les styles postmodernistes se sont institutionnalisés.
Il y a de sérieux problèmes sociaux et spatiaux dans une telle situation. D’abord la polarisation de classe croissante (symbolisée par le surgissement incroyable au coeur d’environnements pauvres d’ilôts manifestes de richesse époustouflante) est en elle-même dangereuse; étant donné les processus de construction communautaire accessibles aux pauvres, cette polarisation crée les conditions pour des tensions accrues raciales, ethniques, religieuses ou simplement entre les gens. Des mécanismes de classes fondamentalement différents dans leur définition de la spatialité commune entrent en conflit, faisant éclater au grand jour la guerilla latente quant à l’appropriation et au contrôle des divers espaces de la ville. La menace de violence urbaine, bien que n’ayant pas le même caractère massif que dans les années 60, paraît imminente. L’effondrement des processus qui permettent aux pauvres de construire différents types de communauté d’entr’aide mutuelle est également dangereux, car il provoque une augmentation de l’anomie individuelle, de l’aliénation, et tous les antagonismes qui en dérivent. Les quelques uns qui s’en sortent par l’activité économique informelle ne peuvent compenser le fait que la plupart ne le font pas. A l’autre extrémité de l’échelle sociale la recherche de capital symbolique introduit une dimension culturelle dans les tensions économiques. Ces dernières alimentent les conflits entre classes et incitent l’ Etat à intervenir, ce qui aliène encore davantage les populations à faible revenu (Je pense par exemple à la manière dont les jeunes sont chassés de la rue dans les quartiers en voie d’embourgeoisement). La mobilisation par le spectacle a certains effets unificateurs, mais c’est un outil d’unification fragile et incertain, et dans la mesure même où elle force la consommateur à devenir “consommateur d’illusions” elle contient son propre mode d’aliénation. Les spectacles et les jeux officiels sont une chose, mais les émeutes et les révolutions peuvent aussi devenir “les fêtes du peuple”.
Mais il y a une autre contradiction. L’augmentation de la compétition interurbaine produit des investissements socialement inutiles qui ne contribuent pas à améliorer le problème de sur-accumulation qui est en première ligne derrière la transition à l’accumulation flexible. Tout simplement, combien peut-il y avoir de centres de congrès, de stades, de disney-world, de ports de plaisance qui marchent? Le succès est souvent de courte durée ou remis en cause par des innovations compétitives ou alternatives émergeant ailleurs. Le surinvestissement dans n’importe quoi depuis les centres commerciaux jusqu’aux équipements culturels rend les valeurs enchevêtrées dans l’espace urbain très vulnérables à la dévaluation. Les renaissances des centres urbains fondées sur l’emploi naissant dans des services financiers et immobiliers où les gens établissent tous les jours des prêts et des arrangements immobiliers pour d’autres, employés dans les mêmes secteurs, exigent un fort endettement des personnes, des entreprises et des collectivités publiques. Si cela tourne mal, les effets seront bien plus dévastateurs que ceux symbolisés par le dynamitage de Pruitt-Igoe. La cascade de faillites bancaires au Texas, au Colorado, et même en Californie (beaucoup attribuables au sur-investissement dans l’immobilier) suggère qu’il y a eu sérieux sur-investissement dans le développement urbain.
En bref, l’accumulation flexible est associée à un modèle extrêment fragile d’investissement urbain en même temps qu’à une polarisation sociale et spatiale croissante des antagonismes de classe dans la ville.
Les réponses politiques
“Tout ordre établi tend à produire la naturalisation de son propre arbitraire”, écrit Bourdieu (1977,164). Le mécanisme le plus important et le mieux conçu pour ce faire est ” la dialectique des chances objectives et des aspirations de l’agent, dont émerge le sens des limites, appelé communément sens des réalités… qui est la base de l’adhésion inéradicable à l’ordre établi”. La connaissance (perçue et imaginée) devient par conséquent “partie intégrante du pouvoir de la société de se reproduire”. Le “pouvoir symbolique d’imposer les principes de construction de la réalité, en particulier la réalité sociale, est une dimension majeure du pouvoir politique.”
C’est une proposition clé. Elle aide à expliquer pourquoi le théoricien même le plus critique peut si facilement arriver à reproduire” l’adhésion à l’ordre établi”. Cela explique la conclusion de Tafuri en 1976 (fondée sur l’histoire de l’avant-garde et de la modernité en architecture) sur l’impossibilité d’une transformation radicale de la culture et donc d’une pratique architecturale radicale et progressiste, en avance sur les transformations radicales des relations sociales. Cette proposition pousse au scepticisme envers ceux qui ont récemment chaussé les bottes du post-modernisme (ou de l’individualisme radical ou tout autre aspect de la pratique contemporaine) comme s’il s’agissait d’une rupture radicale et libératrice d’avec le passé. Il y a de fortes présomptions que la post-modernité ne soit rien de plus que l’habillage culturel de l’accumulation flexible. “La destruction créatrice”, cet élément central de la modernité capitaliste, est au coeur de la vie quotidienne comme toujours. La difficulté par conséquent est de trouver une réponse politique aux vérités invariantes et immuables du capitalisme en général tout en prenant en compte les formes particulières sous lesquelles il s’exhibe dans les conditions de l’accumulation flexible. Je voudrais donc explorer quelques modestes propositions élaborées de ce point de vue.
D’abord il s’agirait d’explorer les interstices des processus actuels à la recherche de points de résistance et de prise de pouvoir. La décentralisation et la déconcentration, associées à l’intérêt culturel pour la qualité des lieux et des espaces créent un climat politique dans lequel les espaces politiques de la communauté, de la ville et de la région peuvent se redéployer autrement, au moment même où la continuité culturelle de toutes les villes est sérieusement meancée par l’accumulation flexible. C’est à partir de ce type de tension que Frampton (1985) a plaidé pour une architecture régionale de résistances contre les forces homogénéisantes du capitalisme mondial et que Rossi (1984) recherche une architecture expressive de la continuité de la tradition locale et de la mémoire collective (4). Les thèses culturelles de la postmodernité sont évidemment ouvertes à une interprétation radicale en direction d’un plus grand pouvoir des pauvres et des défavorisés. Mais c’est de la petite bière en comparaison de “la destruction créatrice” avec laquelle l’accumulation flexible marque de cicatrices typiques la construction de la ville.
L’accumulation flexible ouvre aussi de nouvelles voies au changement social. La dispersion spatiale implique une plus grande égalité géographique des chances d’attirer de nouvelles activités, y compris dans les plus petites villes des régions les plus reculées. La position dans la hiérarchie urbaine devient moins significative et les grandes villes ont perdu le pouvoir de domination politicoéconomique qui leur était inhérent. Les petites villes qui se sont débrouillées pour attirer de nouvelles activités ont souvent amélioré leur position de façon remarquable. Mais les vents réfrigérants de la compétition soufflent dur là aussi. Il est difficile de maintenir des activités même récemment acquises. Les villes qui perdent sont aussi nombreuses que les villes qui gagnent. L’effervescence sur les marchés du travail a aussi sapé les pouvoirs des syndicats traditionnels et permis la migration, l’emploi et le travail indépendant pour les couches de population non syndiquées (quoique dans un contexte beaucoup plus compétitif conduisant à des bas salaires et à des conditions de travail aggravées pour les femmes, les nouveaux immigrés et les minorités des ghettos). La production flexible ouvre la possibilité de formes de coopération dans l’organisation du travail sous un contrôle faible des travailleurs. Piore et Sabel (1984) insistent sur cet argument et y voient un moment décisif de l’histoire du capitalisme caractérisé par la possibilité d’implanter des formes d’organisation industrielle nouvelles et beaucoup plus démocratiques. Ce style d’organisation peut aussi émerger de la consolidation sociale d’activités du “secteur informel” en tant que tentatives coopératives et contrôlées par les travailleurs.
Les conditions de l’accumulation flexible, en bref, font apparaître le contrôle des travailleurs et de la communauté comme une alternative possible au capitalisme. L’accent de l’idéologie politique de gauche s’est déplacé par conséquent vers un “possible” socialisme décentralisé, tirant donc son inspiration beaucoup plus de la social-démocratie et de l’anarchisme que du marxisme traditionnel. Cela correspond à la vigoureuse attaque externe et à la critique interne des mécanismes de planification centralisée dans les pays socialistes (Nove, 1983)
Les pratiques politiques de gauche ont évolué partout dans la même direction. Le socialisme municipal en Grande Bretagne, la démocratie économique et le contrôle de la communauté aux Etats Unis, la mobilisation de la communauté par “les Verts” en Allemagne de l’Ouest illustrent la tendance. Beaucoup de choses peuvent être faites aussi bien aux niveaux local que régional pour défendre les intérêts locaux et leur conquérir des positions de pouvoir. Les organisations religieuses et communautaires soutiennent activement les rachats d’entreprises, se battent contre les fermetures d’usines et par ailleurs soutiennent les mécanismes d’aide mutuelle et de solidarité traditionnels dans les communautés à faibles revenus. Les institutions peuvent aussi être convaincues de soutenir la poussée vers une plus forte participation des populations autour d’elles. Un appareil d’Etat sympathique peut trouver des moyens de soutenir les coopératives (dans la fourniture de services, dans la construction de logement, dans la production) et peut-être trouver des moyens d’encourager la formation de personnes qualifiées en ponctionnant sur les talents locaux. Les institutions financières peuvent être poussées à soutenir le réinvestissement dans la communauté, les tentatives coopératives et les sociétés de développement local. Même les spectacles peuvent être organisés dans un but politique. Les aménageurs peuvent essayer d’assurer que les transformations des quartiers préserveront la mémoire collective au lieu de la détruire. Il vaut beaucoup mieux qu’une usine déserte soit transformée en centre communautaire où la mémoire collective de ceux qui ont vécu et travaillé là est préservée qu’en boutiques et copropriété qui permettent l’appropriation de l’histoire d’une population par une autre.
Mais cela comporte de graves dangers. Aussi bien la théorie que les pratiques ont pour effet de renforcer les fragmentations et les réifications. Il est odieux de considérer les lieux, les communautés, les villes, les régions ou même les nations comme ” des choses en soi” au moment où la flexibilité globale du capitalisme est plus forte que jamais. Suivre cette ligne de pensée rend plutôt plus que moins vulnérable à l’agrégation à l’extraordinaire pouvoir centralisé de l’accumulation flexible. Car est aussi naif et sans principe géographique d’ignorer les qualités d’un processus global que d’ignorer les qualités distinctives du lieu et de la communauté. Les pratiques organisées seulement dans ces termes définissent une politique d’adaptation et de soumission plutôt que de résistance active et de transformation socialiste.
Il n’en reste pas moins qu’une stratégie globale de résistance et de transformation doit commencer par les réalités du local et de la communauté. Le problème est de découvrir une politique centralisée qui fasse pendant au pouvoir de plus en plus centralisé de l’accumulation flexible tout en restant confiante dans l’enracinement à la base des résistances locales. Les “Verts” en Allemagne de l’Ouest et la coalition arc en ciel aux Etats Unis semblent prendre en compte de telles questions. La difficulté est de fondre ces idéologies récemment forgées avec une politique d’opposition plus traditionnelle, formée en réponse au régime d’accumulation précédent (sans considérer pour autant l’individualisme radical, le néo-conservatisme ou les post-modernismes comme des signes de libération). Il y a largement la place ici pour des forces progressistes, aux niveaux aussi bien local que régional ou national pour le difficile travail pratique et intellectuel de créer une force d’opposition plus unie à partir du maelstrom de changement social que l’accumulation flexible a déclenché.
Cela revient pour l’essentiel cependant à parler de la politique de résistance. Que dire d’une politique de transformation plus radicale? Alors que la capitalisme est toujours dans un stade présocialiste, presque personne aujourd’hui ne pense à quelque chose comme d’oser la transition vers le socialisme. Bourdieu (1977,168) en donne peut-être la raison:
“La critique qui amène le non discuté en discussion, qui formule l’informulé, a pour condition de possibilité une crise objective, qui en brisant l’adéquation immédiate entre les structures objectives et les structures subjectives, détruit pratiquement l’évidence.”
Ce n’est que dans des conditions de crise que nous avons le pouvoir de penser des choses radicalement nouvelles, parce qu’il devient impossible de reproduire ” 1 a naturalisation de notre propre arbitraire”. Toutes les grandes révolutions sociales se sont forgées au milieu d’un effondrement de la capacité bourgeoise de gouverner.
Il y a de nombreux craquements dans l’édifice branlant du capitalisme moderne, dont beaucoup engendrés par les tensions inhérentes à l’accumulation flexible. Le système financier mondial – le pouvoir central dans le présent régime d’accumulation – est dans les turbulences et grevé d’un excès de dettes qui suppose de si forts prélèvements sur le travail futur qu’il semble difficile de trouver une quelconque voie de sortie si ce n’est par des défaillances massives, l’inflation rampante ou la déflation répressive. L’insécurité et le pouvoir de destruction créatrice entrainé par l’accumulation flexible ont prélevé un formidable tribut, souvent sur plusieurs segments d’une population, engendrant par conséquent des rivalités géopolitiques aiguës. Ceci aurait pu facilement échapper à tout contrôle (comme cela a été le cas dans les années 1930) et briser l’Ouest en tant qu’unité politique et économique cohérente (les “guerres” protectionnistes et financières font partie de notre actualité quotidienne de puis un certain temps maintenant). Malgré sa prédisposition à la crise, cependant, le système capitaliste n’est pas en crise et peu d’entre nous se préoccupent de ce que serait la vie s’il l’était. En fait le système est tellement branlant que même parler de son instabilité en vient à être considéré comme le bercer de façon originale.
Ceci m’amène à mon second point. La crise objective est peut-être une condition nécessaire mais ce n’est pas une condition suffisante pour des transformations sociales majeures. Celles-ci dépendent de l’émergence d’une force politique capable d’intervenir dans le vide du pouvoir et d’y faire quelque chose d’authentiquement créatif. La nature de cette force politique fait vraiment une différence entre une transition vers la barbarie ou vers le socialisme pour reprendre les oppositions de Marx lui-même. Si ceux qui sont présentement sans pouvoir doivent avoir une voix là dedans, il leur faut d’abord posséder “les moyens matériels et symboliques de rejeter la définition du réel qui leur a été imposée” (Bourdieu, 1977,169).Comme Willis (1977) l’a montré les exclus du pouvoir construisent leurs propres moyens de représentation symbolique qui, sous beaucoup d’aspects représentent leur monde social de façon plus juste que ce que les éducateurs leur imposeraient. Les subcultures des exclus et des quartiers d’opposition, avec leurs langages spécifiques, sont plus répandues et vibrantes que jamais. Mais ce langage, simplement parce que c’est le langage des enclaves spatiales, est adaptatif plutôt que transformateur par rapport aux processus globaux qui écartent du pouvoir la masse de la population.
La théorie critique a ici un rôle à jouer. Mais seulement si elle est aussi autocritique. Pour commencer, toute théorie critique émerge comme pratique d’un groupe d’intellectuels organiques (comme le dit Gramsci) et ses qualités dépendent donc de la classe et du territoire de référence. Une véritable prise de pouvoir par ceux qui en sont actuellement exclus doit être obtenue par une lutte partant du bas et non octroyée comme une largesse d’en haut. Les formes d’opposition de classes et de groupes sociaux à l’accumulation flexible doivent donc être pris au sérieux. Le problème, de tous les côtés, est de trouver des pratiques qui définissent un langage de classes et des alliances territoriales d’où des stratégies oppositionnelles plus globales contre l’accumulation flexible puissent émerger.
Même cette sorte de théorie critique ne peut contenir les réponses. Elle peut au moins poser les questions et ce faisant révéler quelque chose des réalités matérielles avec lesquelles la transition a affaire. C’est certainement une petite contribution. Mais c’est par l’assemblage de telles petites contributions que des transformations significatives peuvent être forgées. Une appréciation critique de l’actuel régime d’accumulation flexible, des pratiques culturelles de la postmodernité, et du remodelage de l’espace physique et social par l’urbanisation, en même temps qu’une réflexion sur les idéologies à travers lesquelles nous comprenons de tels processus, apparaît comme un pas préparatoire, petit mais nécessaire, vers la reconstitution d’un mouvement d’opposition globale à une hégémonie capitaliste complètement malade et agitée.
Traduit de l’anglais parAnne QUERRIEN
Notes
1. Les contenus de genres, raciaux, ethniques, et religieux des pratiques spatiales doivent aussi être pris en considération pour rendre pleinement compte de la formation de la communauté et de la production des espaces sociaux dans les établissements humains. Un début de ce travail a été fait sur la question du genre par Simpson (1981); Rose (1984); Shlay et Di Gregorio (1985) et Smith (1987)
2. Je suis profondément redevable au travail de recherche de Phillip Schmandt
3. Je ne peux pas m’empêcher d’attirer l’attention sur la manière dont Barthes (1975) a amené le concept de jouissance à la respectabilité philosophique en même temps que l’exploration de la ville comme théâtre, comme spectacle, pleine d’espaces de jeux est devenue plus visible aussi bien dans la pratique que dans la théorie d` l’urbanisme. Je soupçonne aussi que l’approche de la forme urbaine comme d’un texte à lire et à interpréter avec plaisir a quelque chose à voir avec les avantages fiscaux que procure à l’industrie immobilière le fait de déclarer certaines parties de la ville quartiers historiques à préserver.
4. Rossi (1984) fonde sa théorie de la pratique architecturale sur les idées de plusieurs géographes, notamment Vidal de la Blache, qui considèrent le local important en tant qu’assise de la continuité des genres de vie et site de la mémoire collective. De mon point de vue, Rossi s’est trompé de géographe, car Vidal était notoirement réticent à l’exploration de la dynamique des transformations des paysages physiques et sociaux produits par les relations sociales capitalistes, du moins presque jusqu’à la fin de sa vie et la rédaction de sa féconde et fort ignorée Geographie de l’Est.
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