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L’actualité de l’esthétique après la mort et la centralité de l’art

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« Les conditions générales du temps présent ne sont guère favorables à l’art »
HEGEL, Introduction à l’esthétique

Généralement est admise l’actualité des arts, de l’Antiquité à la Renaissance, comme une activité à part entière et mêlée aux conflits de la cité, à la polis, au savoir, puis participant de la virtù au même titre que la fortune. Avec les Temps modernes l’art cessait de compter parmi les activités fondatrices ; le beau était séparé du vrai et du bien, glissait vers le goût, et la Tradition tendait à n’être plus qu’un ensemble de normes sujettes à la critique. En bref, l’art n’apparut plus dans la continuité de son évidence, et le syndrome de son actualité allait profondément marquer l’esthétique, pratique comme philosophique.

La mort de l’art

Si on prend à la lettre le décret de mort de l’art pris par Hegel, il est erroné. Nous, témoins d’un siècle et demi de production artistique après lui, disons : l’art est bel et bien vivant – en dépit des épigones pressés de voir dans chacune de ses mutations une mise au tombeau. Mais si l’énoncé « L’art reste pour nous, quant à sa suprême destination, une chose du passé »[[Hegel. Introduction à l’esthétique (IE.) Aubier-Montaigne, 1964, p. 43, veut dire que « l’art n’a plus pour nous la haute destination qu’il avait autrefois » (p. 33). et si selon Heidegger interprétant Hegel il s’agit de « savoir si l’art est encore, ou s’il n’est plus, une manière essentielle et nécessaire d’avènement de la vérité qui décide de notre Dasein historial », alors la formule hégélienne est métaphoriquement une des plus pertinentes de la modernité, et « correspond [bien à une vérité de l’étant déjà advenue »[[Heidegger, «L’Origine de l’oeuvre d’art », Chemins qui mènent nulle part, Tel Gallimard, 1988, p. 91..
Ce qu’il y a pourtant d’irrecevable dans le verdict hégélien tient à son arbitraire idéaliste. Posant le beau artistisque en soi comme l’unité absolue de l’Idée déterminée (conforme à la vérité) et de sa représentation objective, il se construit un point de vue imprenable d’où il peut tranquillement établir une évaluation hiérarchisée des formes artistiques en tant que quête de la perfection dans leur incarnation de l’Esprit. Et le fait – certes novateur – qu’il trouve au jugement esthétique un ancrage historique ne diminue pas la force de l’arbitraire à partir d’une historicité hétéronome, celle de l’esprit (« L’esprit avant de parvenir au véritable concept de son essence absolue, doit parcourir des degrés… » (p. 143)), il élabore une typologie des périodes d’où il décrète l’apogée comme l’obsolescence de l’art. Ce faisant, la fin de l’art que sanctionne cette période ultime du romantisme où l’art « dépasse l’idéal » vers le plus haut degré de perfection de l’Idée, mais en dissociation d’avec la forme et qui lui vaut sa dissolution, n’a jamais pour justification que le présupposé théorique de la séparation formel contenu que l’art, lui, ne connaît pas ; dans cette optique ce ne peut être en effet que tout à fait exceptionnel que le faîte de la perfection artistique dans la symbiose forme-contenu affleure au ciel de l’idéalité ; tout l’art, sauf le moment grec, est ainsi défectueux. L’unité que doit légitimer l’esthétique de Hegel, n’a pratiquement pas le contact avec l’art effectif. C’est pourquoi il préconise le relais philosophique, qui n’est pas moins un coup de force idéaliste pour retrouver l’unité communautaire qu’un art imparfait ne pouvait plus assurer.
Cependant, si le verdict de fin de l’art n’était que celui d’un idéalisme esthétique il aurait cessé d’être troublant. Mais il est précisément celui d’une philosophie selon laquelle l’esprit absolu s’incarne dans la collectivité agissante comme « moralité objective » (le sujet intériorisant l’Etat) ; et comme une des formes de l’esprit, ici l’intuition, il se doit d’éveiller l’âme à la vérité, en faisant les choix de contenus capables de discipliner les instincts et penchants naturels (p. 58 sq.) : c’est en ce sens qu’au gré d’un processus cathartique préjuridique et moralisateur, l’art est libérateur : cri s’inspirant de la loi prétendument émanée de la « volonté générale », il jugule les démesures délétères (déjà pressenties par Platon)[[Dans les Principes de la philosophie du droit Hegel parle des conceptions de la période prékantienne qui veulent « nous intéresser pour des actions contraires au droit au nom de leur soi-disant bonne intention, et de nous présenter des sujets mauvais doués d’un bon cour vivant… », (§ 126), à travers quoi on pourrait identifier Les brigands de Schiller. et son but suprême est de réconcilier en un principe unifiant les oppositions se creusant dans le monde moderne entre l’esprit éternel et la vie empirique (p. 54-69).
Ce n’est pas tant la perte d’unité dans l’art romantique qui chagrine Hegel que l’hypertrophie de la subjectivité qui excède et met en risque la bonne mesure esthétique, sa faculté normative, et devient le suppôt de l’arbitraire, des comportements « bizarres », des complications « étranges » et de l’« accidentel » (p. 157-160)[[Et que l’art puisse nous «plonger dans la sensualité la plus profonde, dans les passions les plus basses, nous noyer dans une atmosphère de volupté… dans une imagination déchaînée », donc éveiller nos sentiments pour n’importe quel sujet (p. 57).. Il n’en demeure pas moins qu’il saisit avec un acuité magistrale le renversement qui s’opère dans la modernité et change la fonction de l’art. C’est à partir de la conscience – partagée avec ses amis Hôlderlin et Schelling dans « Le plus ancien programme systématique de l’idéalisme allemand »[[Traduit et commenté dans L’Absolu littéraire, Théorie de la littérature du romantisme allemand (A. L.) de Ph. Lacoue-Laharthe et J.-L. Nancy, Seuil, 1978. — des scissions et des fausses identités de la société moderne, que se pose l’éthique d’un être absolument libre pour la création d’un monde à venir, et la promotion de l’art à la dignité suprême – l’idée la plus haute étant la beauté – d’éducateur de l’humanité, susceptible de produire une nouvelle mythologie, celle de la raison, seule capable de trouver une incarnation dans le peuple. Cependant, assez rapidement Hegel s’éloigne de cette stratégie utopique.
D’une part, il lui paraît que l’aliénation de l’esprit est telle qu’on ne peut plus espérer de l’art qu’il soit une force d’unification collective, que sa socialité est remise en cause et sa suprématie caduque comme médium d’une effectuation de la raison dans la liberté politique[[Voir à ce sujet Habermas, Le discours philosophique de la modernité (DPM.). Gallimard, 1988.. D’autre part, Hegel à Iéna assiste directement à l’éclosion de la poésie du premier romantisme (peut-être est-il le premier philosophe moderne à confronter sa philosophie esthétique à une expérience artistique immédiatement contemporaine ?), et il comprend de visu la teneur de celle-ci, c’est-à-dire, selon lui, sa disjonction interne entre forme et contenu -, au vrai, l’éclosion d’une esthétique inédite et aporétique qui annonce irréversiblement l’art moderne. Il lui paraît que la réflexion s’est immiscée dans l’art, en en corrompant l’essence, a contaminé l’artiste et que « toute notre culture spirituelle est telle qu’il lui est impossible, même par un effort de volonté et de décision, de s’abstraire du monde qui s’agite autour de lui et des conditions où il se trouve engagé », à moins de se retirer du monde. Hegel réfute que ce soit pour « provoquer la création d’oeuvres d’art nouvelles », mais il affirme avec clairvoyance que c’est « dans le but de reconnaître la fonction de l’art et sa place dans l’ensemble de notre vie. » (p. 43).
Il a mis le doigt sur l’essentiel: les conditions sociales peu favorables, la réflexion qui déflore l’art, ouvre les portes au laid, au licencieux, à l’aventureux comme le préconise F. Schlegel (DPM, p. 41) ; il pense sa fonction, de même que l’incontournable engluement de l’artiste dans le chaos du monde. Voilà pourquoi Hegel désactualise l’art qui ne peut plus ne pas poser la question de son actualité, et conclut apocalyptiquement à son inactualité, dans un monde où effectivement son espace est raréfié.

La centralité de l’art

Ce sont les mêmes présupposés socio-historiques qui conduisent Hegel à décréter la dissolution de l’art et les auteurs de l’Athenaeum[[Revue fondée par les frères Schlegel en 1798, qui durera deux ans, et dont certains textes sont attribués à Novalis et Schleiermacher ; la traduction et les commentaires de certains de ses textes font l’objet de L’absolu littéraire. à postuler sa centralité : le monde dissocié, transitoire, qui abolit précipitamment les valeurs du passé, traverse un chaos généralisé, est confronté à lui seul dans l’autofondation de l’avenir, et la responsabilité de la subjectivité comme réflexion et liberté y prend un essor déroutant (DPM, p. 19). A partir de là, les options de mort et de suprématie de l’art sont les deux faces de la médaille esthétique qui roulera désormais sur la tranche dans un monde chaotique.
En ce qui concerne la centralité, elle assume d’emblée dans ce chaos la socialité de l’art dans une société bureaucratique et d’aliénation du travail. Un peu avant le flux romantique, dans ses Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme (qui annoncent en 1895 cette période fulgurante de sept ou huit ans environ), Schiller pense l’art comme un catalyseur capable d’engendrer la raison communautaire ; et s’il a sa propre vie ce doit être comme clé de voûte de l’organisation de l’« État esthétique ». Sa centralité vient donc à l’art à travers l’espace public, que n’a plus la religion et ne peut avoir la philosophie, et par sa capacité formatrice qui doit éveiller « une tonalité moyenne dans laquelle l’âme n’est contrainte ni physiquement ni moralement, et toutefois est active des deux façons ». Et si l’impulsion esthétique doit créer un « troisième empire, du jeu et de l’apparence, et délivre l’homme… », cette liberté intra-esthétique portée haut par le romantisme comme force intuitive est entendue dans sa socialité non seulement comme un moteur de la révolution sociale, mais comme ce qui par sa nature totale est susceptible de changer la vie dans « la manière de sentir » de l’homme[[Sur Schiller, voir Habermas, Op. cit., p. 54-60..
Il ne faut toutefois pas trop chercher dans le mouvement de l’idéalisme esthétique et du premier romantisme, une raison communicationnelle à la façon de Habermas, et au sens où elle devrait déboucher dans l’effectuation sociale, l’État… Au-delà de l’utopie, ce qui se tisse dans cette période, c’est peut-être plus fortement l’auto-reconnaissance de l’Idée comme force propre et consciente de soi susceptible de faire surgir « tout un monde », comme le disent les auteurs de L’Absolu littéraire (p. 47), à propos du « plus ancien programme… », avec certes à l’horizon l’avènement d’un peuple raisonnable, unitaire, et une sociabilité libre (p. 54)[[L’interprétation des premiers romantiques qui court dans ces pages est largement inspirée de L’absolu littéraire.. Mais ce monde est la création du sujet absolument libre – non plus le sujet moral kantien (« je considère toute éducation morale comme insensée et illicite » dit F. Schlegel (lettre à Dorothea)) – et donc son oeuvre. Le monde et l’oeuvre comme créations s’identifient, et ce qui lie l’Idée comme sujet absolu et le monde comme oeuvre (socialité) c’est l’idée d’humanité ; l’humanité qui lutte de toutes ses forces pour trouver son centre l’homme, comme le dit F. Schlegel dans l’Entretien sur la poésie (AL, p. 313). C’est-à-dire le sujet sans médiateur, ou qui est son propre médiateur ; et l’artiste est celui-là parce qu’il a déjà son centre en soi-même, et qu’il est susceptible, en dépassant sa solitude, d’incarner dans la mythologie cette humanité ; la mythologie qui seule peut amener l’Idée à la beauté dans l’aeuvre, qui est ceuvre d’art, l’oeuvre-monde (p. 312-315), qui doit réhabiliter l’âge d’or perdu.
En ce sens, le postulat romantique ne sépare pas le sujet producteur et le monde comme produit. L’exemplarité mythologique en tant qu’art c’est la production elle-même ou le procès d’auto-production du sujet comme oeuvre, et de l’ceuvre comme sujet (AL, p. 192). Et l’acte de présentation de l’idéal (l’idée absolue en tant que beauté) est dû à la force formatrice de l’esthétique, productrice de vie dans l’organon, lieu qu’elle anime et qui reste présent à l’acte, qui est son effectivité. L’oeuvre d’art dès lors est le monde unifiant où s’effectue la philosophie ; elle est produit, forme, présentation de l’Idéal. Ainsi cette production de l’oeuvre est cet acte libre et exemplaire, inédit, d’une revendication de la subjectivité qui s’énonce comme « absolu littéraire » ; c’est ce qui pose la centralité de l’art : « L’art est pour la philosophie ce qu’il y a de plus haut, où brûle pour ainsi dire d’une seule flamme, dans une réunion originelle et éternelle, ce qui se trouve séparé dans la nature et dans l’histoire… », dit encore F. Schlegel dans les Leçons sur l’art et la littérature (AL, p. 342). Cela parce que l’idéalité qui réclame le Tout (humanité) ne se trouve qu’en l’auto-production de l’organon qui est tout. L’art est ainsi « l’union du sujet et de l’objet dans un Moi absolu [qui est certainement possible sur le plan esthétique », disait Hdlderlin (p. 41).
Paradoxalement, c’est au moment où l’art n’a jamais tant été tributaire des forces contraires à l’exaltation de la vie, mais pour cette raison même, qu’il s’autonomise et se concentre dans sa conscience de soi comme procès de production, se voulant le centre et le tout, utopiquement. L’époque ne voudra pas qu’il soit tout, mais son tout sera l’œuvre d’art ; et pour ce motif, le premier romantisme, pris de toute évidence dans le présupposé de l’inessentialité de l’art, envisagera déjà la poiésis immanente à l’art dans ses formes possibles en regard de sa nouvelle condition. Cela fait partie du même renversement compris par Hegel. Mais tandis que la solution moralisatrice de Hegel ne pouvait que l’amener à décréter sa dissolution à partir de l’art existant, le romantisme posait les principes d’une véritable stratégie de l’actualité de l’art, parce que l’oeuvre d’art était au centre de l’opération qu’ils mettaient précisément en oeuvre.
On retrouve naturellement dans cette problématique celle de Hegel : l’état chaotique du monde, la réflexion sur soi de l’art inhérente à l’oeuvre, la place de l’art dans la société, et la posture de l’artiste. Mais les romantiques y ont investi la question de l’oeuvre, et ont fait du chaos du monde un terreau inséparable de celle-ci et présent en elle. Il n’est pas seulement cette instabilité post-révolutionnaire et la dissolution des valeurs, ce chaos est un « être organique en puissance » (AL, 73), qu’il ne s’agit pas de dissiper, qu’il s’agit d’édifier comme force productive, génératrice et organisatrice, et comme parodie. Ainsi la mythologie nouvelle est-elle « indirecte », étroitement liée au Witz, dans « cette confusion ordonnée avec l’art, cette séduisante symétrie des contradictions, cette admirable alternance perpétuelle d’enthousiasme et d’ironie qui vit même dans les plus petits membres du Tout», dit F. Schlegel (AL, p. 315). C’est pourquoi dans Sur l’étude de la poésie grecque il peut avancer : « Lorsqu’on observe avec une égale attention l’absence de règles et de buts de l’ensemble de la poésie moderne et l’excellence des parties prises isolément, la niasse de cette poésie apparaît comme un océan de forces en lutte où les particules de la beauté dissoute, les morceaux de l’art disloqué s’entrechoquent dans le désordre d’un trouble mélange. On pourrait l’appeler un chaos de tout ce qui est sublime, beau et séduisant » (p. 72). On retrouve ici la plupart des principes de la modernité, bien que ce texte enregistre l’« absence de but » et le chaos de l’art à l’intérieur de la visée utopiste de la réconciliation romantique. Mais il contient aussi son dépassement : « L’impulsion vers l’unité est chez l’homme si puissante que le créateur lui-même [… complète de manière fort ingénieuse… » (§ 103 des Fragments, p. 93), La poiesis ici est encore conçue dans le cadre d’une essence anthropologique, mais l’acception d’« ingéniosité », et celles qui voient le jour dans la foulée, l’« absence de règles », le « neuf », le « frappant », la « fragmentation », le « bizarre » (qui répugnait à Hegel), l’« amas bariolé de trouvailles » n’obéissent plus à l’ordonnancement du sujet du cogito, comme savoir de soi ou substance, mais sont des opérations critiques, la capacité du procès poïétique à produire et à se produire, fût-ce arbitrairement. Et contre le sujet de l’imitation ou de la médiation éducatrice, au profit de l’exemplarité, il s’agit de « restituer au sujet de la subjectivité, par delà celle-ci. le pouvoir créateur et critique de l’œuvre », dit L’Absolu littéraire (p. 375). C’est en ce sens que l’oeuvre doit être inédite, absolue, que l’artiste ne souffre pas de loi qui le domine (§ 116 de l’Athenaeum), et que la théorie comme réflexion sur soi est intégrée à l’oeuvre, inscrivant par là en elle les conditions de sa production (voir aussi Adorno à ce sujet), dans la recherche même de l’identité philosophique de l’art. Ainsi tout en posant le problème de l’aeuvre, c’est en même temps moins l’œuvre que ce qui oeuvre, moins l’organon que l’opération, le procès organisateur, qui comptent. L’oeuvre comme achèvement, clôture selon l’exemple du hérisson («… un fragment doit être totalement détaché du monde environnant, et clos sur lui-même comme un hérisson. ») est aussi ce qui produit son propre chaos, sa fragmentation, l’infini de ses formes, et son isolement fini, ou son inachèvement, ce qui ne s’accomplit jamais, et même produit sa destruction : ce qui est comme oeuvre et comme sujet toujours en procès, et qui se pose la question de l’infini et de la remémoration de la liberté.
Par delà la mythologie, l’utopique ferment de réconciliation, la centralité de l’art, ce qu’introduisent ainsi les premiers romantiques, qui reste aujourd’hui exemplaire, mutatis mutandis, c’est finalement l’esthétique comme actualité : au sens de mise en acte à partir de sa présence inactuelle. Ils pensent l’art dans le contexte des conditions imposées à sa socialité comme à sa structure artefactuelle, en posant la mise en acte dans ces conditions, et lancent des possibles de la poiesis dans la modernité. Il faudra par la suite dépouiller cette actualité de sa gangue spéculative qui confère à l’esthétique son suprematisme. Mais à ce moment-là l’essentiel de l’esthétique moderne était posé.

L’actualité de l’art

Hegel désactualisait l’actualité de l’art, les romantiques actualisaient son inactualité. C’est cette contradiction qui oppose l’un et l’autre, mais sur un même axe où se déroule l’actualité de l’esthétique. Et c’est bien désormais en termes d’actualité qu’il faut penser l’art pour éviter les perceptions apocalyptiques de dissolution et fétichistes d’absolutisation. L’actualité est le concept qui permet de penser l’art hors de sa naturalité d’antan et dans sa mise à l’index et sa sécularisation. Elle est l’avènement réflexif de l’art à soi comme tel dans la socialité : comme étant et comme acte faisant surgir l’être, dirait Heidegger, dans la conscience critique du jugement sur soi et dans le cadre de l’auto-conscience de la modernité. Cela veut dire que l’art en son autonomie ne peut plus ne pas intégrer à sa pratique la réflexion sur les conditions mêmes qui lui assignent sa rationalité ; non pas nécessairement au sens du premier romantisme pour lequel le centre de la réflexion est l’art[[Voir W. Benjamin, Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand, Flammarion, 1986, p. 73., mais au sens où la force productive de l’art ne peut s’en passer pour se situer dans et avoir prise sur la socialité actuelle[[Les pôles de mort et de centralité devraient être également abordés dans leurs déclinaisons: pour la mort, notamment dans ses dérivations réactionnaires qui à chaque mutation esthétique ont ouvert un tombeau à l’art; pour la centralité, dans ce qu’elle a eu d’exalté ou de relatif dans l’art moderne, et son développement dans la philosophie de Nietzsche qui a porté le drapeau au plus haut, et celle de Heidegger, plus nuancée….
Ainsi sur quelques points forts de la « notion » d’actualité de l’art et de l’esthétique

I. Ni Hegel, ni les romantiques ne pouvaient, dans le cadre de l’époque, saisir les conditions profondes qui mettaient en cause l’actualité de l’art, ni la position de l’artiste dans les rapports de production, ni le statut de l’oeuvre d’art. Il était nécessaire pour élaborer les instruments intellectuels requis, que la société bourgeoise atteigne un degré plus élevé de sa maturation. C’est Marx qui allait mettre en oeuvre une méthodologie capable d’opérer dans une matière désormais plus affirmée, et de faire paraître les ressorts décisifs de la structure du mode de production où l’art est pris. Au demeurant, la théorie marxienne de la valeur constitue sans doute un appui méthodologiquement incontournable pour l’analyse des conditions d’engendrement de l’art dans la modernité et de leur inscription dans la pratique esthétique – comme l’ont vu notamment Lukacs, Marcuse, Adorno, Goldmann, etc. et plus récemment P. Zima, T. De Duve[[Voir notamment: L. Goldmann, Pour une sociologie du roman. Gallimard, 1964; P. Zima, L’ambivalence romanesque, Proust, Kafka, Musil, Le Sycomore, 1980; T. De Duve, Cousus de fil d’or, Beuys, Warhol, Klein, Duchamp, Art édition, 1990..
Ici, très schématiquement : à la Renaissance l’art fait encore partie intégrante de la culture des classes dirigeantes, participe de la virtù au même titre que la fortune, et les commanditaires sont partie prenante du processus de production esthétique alors impliqué dans l’édification du style de vie. Ce qui change avec le développement du capitalisme, c’est que la valeur de l’art, qui jusque-là participe de plainpied à la génération de la culture, est désormais en porte-à-faux avec la valeur économique qui déterminera celle-ci ; ou, plus fondamentalement, en termes marxiens, la substancetravail (concrète, singulière) qui crée des oeuvres d’art n’est pas transformable en valeur-travail (sociale, abstraite) sur laquelle va prospérer le capital ; en un mot, elle n’a pas de grandeur mesurable (temps de travail) qui permette d’établir une valeur d’échange régulière. L’art n’a tout simplement pas de valeur quantifiable sur laquelle fonder une production marchande, même s’il peut avoir un prix[[Sur la question de la valeur, voir Isaak I. Roubine, Essais sur la théorie de la valeur de Marx, Maspero, 1978.. Quelque chose est (ou se) produit dans l’art – une énergétique, une raison, un sens -, dont le procès échappe aux rapports de production marchands. Il occupe dès lors une place hybride dans le réseau social: son improductivité le met aux franges de l’utilité publique, mais en revanche il est mêlé aux arcanes de l’ineffable, de l’authentique, de l’âme, peut-être au souvenir de quelque chose d’enfoui ; il nourrit un fétichisme du beau, séparé du vrai et du bien, inversion du fétichisme socialisé et généralisé, normatif, de la marchandise qui le relègue. Comme le salarié l’artiste devient formellement libre, mais sa liberté, contrairement à celui-ci, le désocialise, et la reproduction de sa substance-travail, et de sa subsistance, dépend du « goût » de l’amateur d’art. Le marché quant à lui génère un rapport social scindé en deux instances étrangères l’une à l’autre : en amont de l’oeuvre une dépense-travail sans autre valeur qu’esthétique et en aval une appropriation économique qui socialise l’objet valorisé et l’arrache ainsi au dialogue sans médiation ; d’où cette « valeur d’exposition », dont parlait Benjamin, en évoquant surtout la reproductibilité technique, et dont il disait qu’il se pourrait bien qu’elle fasse apparaître la fonction artistique comme accessoire[[W. Benjamin, « L’aeuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », Poésie et révolution, Denoèl, 1971, p. 184.. Il résulte de cette scission une transformation en profondeur de la valeur artistique et de la culture, dont le principal est que l’art soumis à l’échange n’est plus un ressort de la vitalité communautaire, cesse d’être fondateur et (dépense improductive) est le pourvoyeur culturel de valeurs adjacentes (agrémentaires, gustatives, somptuaires, signe valorisant) liées au fétichisme de la valeur d’échange.

II. Mais la mise à l’arrière-plan de l’art ne signifie pas sa mort ; il est des superfluités qui ont leur nécessité. Le mode de production capitaliste ne peut réduire tout simplement les activités improductives, ou le travail vivant, sans s’étrangler. Il est dans la nature contradictoire de la société bourgeoise de nourrir, eu égard à son credo humaniste afférent, des valeurs qu’elle sape dans les faits, mais auxquelles elle verse des dividendes pour les faire vivre ; elle a à la fois taillé des coupes sombres dans le lot des valeurs spirituelles et imprimé à l’art son rythme d’institution, tout en défendant son intemporalité. En fait, elle a mis l’art en exergue, au double sens de mise en marge du corps social, et de ce qui présente, couronne. Elle n’a pas dissous l’art, elle l’a intégré autrement, en posant lourdement la question de son actualité. En bref, l’art existe, il est ce qu’il est, quand il l’est, et il faut se débarrasser des conceptions (hégélienne, lukacsienne) d’un historicisme apogétique, où l’art est évalué à l’aune de la Grèce antique ou du roman balzacien. L’art se mesure d’abord au contexte de différenciation où il pose les pieds et où avec d’autres formes sociales ils se définissent réciproquement.
Autrement dit, il n’y a pas mort de l’art parce que la société bourgeoise aurait réduit ses oeuvres à des marchandises ; il s’agit là encore d’une métaphore apocalyptique : pour la raison même que le travail artistique échappe-pour une part – aux rapports de production, l’art ne peut aliéner complètement sa part de vitalité non échangeable ; la spéculation financière sur l’art elle-même est marquée par cette caractéristique qui fait que malgré son prix l’art n’a pas de prix. Toute étude qui approfondirait ce thème devrait donc prendre en compte que la substance-travail en art, d’une part, n’est certes pas une naturalité anthropologique, mais, d’autre part, qu’en raison même de son historicité, les propriétés intrinsèques à l’expérience esthétique fortement individualisée entretiennent une altérité par rapport à l’ordre marchand. Simplement – mais c’est essentiel dans le cadre du renversement qu’impose à la valeur le capitalisme -, la valorisation économique a ménagé d’une certaine façon le travail improductif de l’art, soit : en réduisant à une activité résiduelle son espace créatif. Cela étant, il n’empêche que son actualité est toujours vérifiable ; même si la menace de sa dissolution est immanente à la production esthétique. Déjà dans l’idée de la suprématie esthétique des romantiques, cette actualité doit être comprise en proportion inverse de la fragilité désormais toujours présente d’un art à la fois écarté et gonflé par la valeur d’échange. Et cette condition, il est vrai, a définitivement surdéterminé son statut dans la modernité. D’où l’exaspération de la nature double de l’art dont parlait Adorno : à la fois sociale, marquée par la valorisation du travail, et spécifique, marquée dans sa validation par ce qui en lui résiste à cette valorisation : donc marquée par sa perte d’autonomie et d’actualité propre, et par la revendication d’une actualité pertinente. Ainsi, la notion d’actualité de l’art (qui nie sa mort) est-elle cependant sous-tendue par sa marchandisation (mort) et par son repliement, condition de sa puissance de vie.

III. Toutefois, il résulte de la nature hybride et tiraillée de cette actualité que le système de production sociale où elle est prise ne produit pas seulement la raréfaction de l’art ; elle connaît aussi aujourd’hui une expansion considérable ; d’une certaine façon il n’y a jamais eu tant d’art: les lieux d’exposition se multiplient (galeries d’art, grandes expositions nationales, centres d’art contemporain), la photo prend une extension considérable, le cinéma est relayé par une forte diffusion télévisuelle, à quoi il faut ajouter téléfilms et autres émissions, en un mot l’audiovisuel croît ; l’industrie du disque est florissante, la musique est dans les espaces commerciaux ; on n’a jamais tant publié de livres, la BD est partout, on trouve Mondrian sur les T-shirts, de l’art dans les entreprises, sur les murs de nos villes et sur les cartes-téléphone, etc. Il y a donc une véritable actualité de l’art. « Mais la plupart du temps ce n’est pas de l’art », dira-t-on. Certainement ; mais qu’est-ce qui autorise à le décréter, quels critères de jugement esthétique ? Le « ceci est de l’art », « cela n’est pas de l’art » n’a toujours eu que la puissance de décision du préjugé. Il serait erroné de trancher de la sorte, cela ne pourrait jamais permettre que de sauvegarder des convictions aujourd’hui mises en doute de facto, et d’éluder le danger. C’est donc plus compliqué : justement, cet art de consommation c’est de l’art, parce qu’il a l’assise de l’étant, donc force de loi ; l’institution en a décidé et le sens commun a ratifié. C’est là précisément que gît le problème de l’art actuel : on ne peut donc enterrer le cadavre sans autopsie.
S’il y a dans la mort de l’art hégélienne quelque chose de prophétique c’est de façon étrangement pervertie, dit Vattimo se référant à Adorno. Pour Vattimo ce serait dans « le cadre de [la réalisation effective de l’esprit absolu » de Hegel, qu’il faut aborder la mort de l’art ; pervertie ou caricaturale, notamment dans l’universalisation médiatique[[G. Vattimo, Le fin de la modernité, Seuil, 1987, p. 55 sq. ou dans l’esthétisation généralisée. Et il est vrai que si on entend les média, et d’abord la télévision, comme production d’images du monde et instauratrices d’un langage qui régit la symbolique du vécu, on peut certes commencer de penser avec Vattimo à une esthétisation généralisée de l’existence – cela dans le cadre de la fin de la métaphysique enregistrée par Heidegger, dit l’auteur. Mais s’il vaut la peine de prendre l’hypothèse en compte, elle réclame toutefois d’être précisée.
En admettant, par exemple, que l’État actuel tende à réaliser l’esprit absolu de Hegel, on irait alors vers l’instauration généralisée de la «moralité objective» (le sujet juridique intériorisant l’État) et donc vers la réalisation d’une perversion effectivement contenue dans l’idée hégélienne (le sujet singulier comme sujet moyen abstrait). Mais en tout état de cause il en va autrement pour l’art, ce qu’atteste le crédit qu’accordent Nietzsche et Heidegger ou encore Adorno, à sa faculté particulière de promouvoir l’être. Alors même que Hegel entend que l’art doit éveiller à la moralité objective, éduquer dans et à l’État, il lui confère néanmoins une autonomie particulière : « L’art se développe comme un monde [… et le contenu du beau est l’esprit. C’est l’esprit dans sa vérité, donc l’esprit absolu comme tel, qui constitue le centre. » (IE, 161) ; il est une fin en soi, dans l’adéquation de l’esprit et de la forme, même s’il n’est pas la spiritualité pure (p. 154 sq.). Ainsi la perfection atteinte dans l’art se suffisant à lui-même n’a rien à voir avec l’esprit absolu réalisé dans l’État, qui est une pétrification de l’esprit dans l’institution ; l’oeuvre d’art est une forme sensible de l’esprit – et non une institution – à travers laquelle celui-ci s’appréhende lui-même. Et si avec le romantisme l’esprit ne pouvait plus se réaliser dans l’art, puisque trop de réflexion aurait perverti l’unité interne de ses oeuvres, c’est donc que précisément en lui l’esprit résistait à sa perversion dans l’État. Cela Hegel ne le voyait pas ainsi, mais comme une dissolution ; il reste qu’il a perçu magistralement que l’art ne pourrait plus garder sa vocation suprême et participer de la communauté. C’est à partir de cet état de chose que les premiers romantiques, en dépit de Hegel, puis l’art moderne et les avant-gardes ont mis en oeuvre leurs thèses d’autoproduction, de conceptualisation, de liberté, etc., de l’art ; ou que celui-ci s’est, au contraire, conventionnalisé.
S’il peut donc y avoir aujourd’hui une esthétisation généralisée dans laquelle l’art se dissout, ce n’est pas en tant qu’il réalise l’esprit absolu, même de façon pervertie, mais en tant qu’en son autonomie, là où il peut effectuer l’esprit spécifiquement, il se dilue dans la réalisation généralisée de l’esprit absolument institutionnalisé. En bref, l’art se déréalise – et non pas se réalise – dans l’absoluité pervertie de l’esprit dans la matière sociale. La réconciliation qu’il autorise dans sa généralisation ou sa socialisation actuelle, et qui fait l’essentiel de son actualité, n’est certes pas sans ressembler à la réconciliation que Hegel lui assignait, mais dans l’inversion : ce n’est pas l’esprit qui se réalise dans la matière, mais la matière qui se réalise en figeant l’esprit. Entre les deux un renversement s’est opéré, celui que suscite la valorisation économique, qui fait de l’esprit un instrument de ses fins. Ainsi, alors que l’État, par exemple, de par sa nature, se réaliserait dans l’esprit absolu perverti, l’art n’y réalise pas ses possibles, mais seulement sa compétence institutionnelle.
Cela n’est pas indifférent, car il faut dès lors envisager autrement les rapports du modernisme, des avant-gardes à la mort de l’art. Il y a – au moins – deux formes de mort de l’art: celle qu’entendait Hegel n’est jamais que la mort de l’art classique, qu’il tenait pour l’Art générique. L’autre mort, c’est effectivement celle de la dissolution de l’art dans l’esthétisation consumériste. La première a pour relais la vitalité des nouvelles règles de l’art moderne, qui même si elle regarde aussi bien sa mort dans ce qu’elle détruit, n’est pas similaire à la seconde notamment, l’éclatement qu’elle propose des conventions esthétiques n’a pas que l’unilatéralité d’une mort, sous laquelle Vattimo subsume trop rapidement le modernisme (p. 57 sq.), elle est aussi une négativité génératrice de toute la modernité artistique, annoncée par les romantiques. En outre, si la technologie à l’ère de la reproductibilité technique (Benjamin) participe de cet éclatement fondamental, notamment dans le cadre de la culture de masse, elle n’est pas la raison insurmontable de la dissolution de l’art dans le langage des média, comme le pense encore Vattimo (p. 58) ; c’est bien plus significativement le système de valorisation généralisé, plutôt que la technique, qui touche le plus au fond la création artistique. Ensuite, à ne pas comprendre ce ressort de la production esthétique en tant que poiesis, on finit par englober trop hâtivement avant-garde, et mass média, dans la même actualisation d’une « fin de l’art comme fait spécifique et séparé du reste de l’expérience » (p. 60).
Il est tout à fait vrai que le danger demeure d’une absorption de l’expérience, de la différence, et que les réponses esthétiques à l’angoisse ainsi provoquée ont été dans la mimesis (Adorno) de cette dissolution, sous diverses démarches – l’utopie, le silence, le Kitsch – de l’oeuvre d’art moderne. Et Vattimo a raison de dire que celle-ci manifeste des caractères analogues à l’être heideggérien : « elle ne se donne que comme ce qui, en même temps, se soustrait. » (p. 61). Mais là encore, il ne s’agit pas de tout confondre : une expérience esthétique demeure qui anime cette mimesis comme critique (au sens romantique) de l’étant. Comme le dit Adorno, « le contenu de l’art, qui, d’après sa conception [celle de Hegel, constitue son absolu, n’est pas absorbé dans la dimension de sa vie et de sa mort. L’art pourrait avoir son contenu dans son caractère éphémère. »[[Adorno, Théorie esthétique, Klincksieck, 1974, p. 12.. Il faut donc cesser d’appréhender l’art dans l’opposition mort/centralité : elles se sont neutralisées dans l’actualité d’une esthétisation généralisée – qu’il faudrait d’ailleurs plus généralement examiner sous l’angle de la relation du sujet au fétichisme de la marchandise, dont les média comme incontournable production symbolique par laquelle passe la perception du monde ne sont qu’un moment.

IV. Dès lors, il convient d’aborder cette notion d’actualité en tenant compte à la fois de la présence de l’art (dans l’esthétisation généralisée), de sa mise en acte (dans l’expérience esthétique), mais dans le même temps sur l’axe commun de sa mise en exergue par les rapports de production. Ainsi, le fait de voir dans l’expérience esthétique non pas «l’expérience véritable», comme Vattimo et Gadamer (FM, p. 18), ce qui est une façon de reconduire sa centralité, mais une responsabilité spécifique et le lieu d’une expérience privilégiée, est-il essentiel ; mais double. Dans la mesure même où l’art reste à la fois dans les marges du corps social comme production et inversement est fétichisé, il n’a pas à tomber dans le piège du contre-pied, qui n’a pas de sol où s’appuyer. En ce sens Adorno est toujours valide. Il n’a pas en outre à prétendre supplanter les autres sphères de contestation, politique, sociale, juridique, morale, en mettant en oeuvre dans une emphase suprématiste la totalité des valeurs dont en principe celles-ci sont en charge. L’époque nous enseigne peut-être justement qu’il n’y a pas de sphères de résistance privilégiée pour combattre le règne de l’aplatissement consensuel, et que la mutation culturelle actuelle met en jeu simultanément tous les niveaux de la formation sociale.
D’un autre côté, elle nous enseigne aussi que l’art n’a pas à tenir le rôle de la superstructure la plus éloignée des rapports de production, comme le marxisme l’a situé dans la hiérarchie qu’il a établie entre structure économique et superstructures matérielles et idéologiques[[Voir sur cette question, F. Jabubowsky, Les superstructures idéologiques dans la conception matérialiste de l’histoire, EDI, 1972.. Il n’y a pas de hiérarchie à établir dans la production du sens par les pratiques sociales – notamment en l’absence d’un flux révolutionnaire. Et ce que pourrait être ce lieu d’une expérience privilégiée de l’art, souveraine et entière qui lui est propre, c’est la mise en oeuvre du travail-substance, concret, singulier, irremplaçable d’un sujet idem, à partir des conditions incontournables qui forment son point de départ.
C’est de première importance si on est d’accord que ce qui domine la situation actuelle de l’art c’est la parenté de son produit avec la marchandise et que c’est là son talon d’Achille. Leur valeur d’usage (ce que l’usage en fait) doit correspondre au goût moyen abstrait, conformé aux règles d’acceptabilité de leur production ; et dans cette optique les produits doivent susciter et renouveler le désir en innovant. Ils sont pris dans le tiraillement coercitif entre le nouveau et le même, le même dans le nouveau tout en étant du nouveau dans le même. Ce qui au niveau de la production culturelle, ou de l’usage symbolique, n’est qu’une dévitalisation du travail-substance, du sujet-producteur, de l’inventivité ou de la création libre, au bénéfice d’une raison sociale stérilisante parce que mesurée à sa statistique. C’est là probablement le plus grand danger qui guette l’art : cette banalisation, l’absence de surprise, de risque, d’interrogation, dues à la déliquescence de l’expérience esthétique exemplaire ; le beau, non échangeable, qui a à voir avec l’énigme du sens, n’est plus que le goût convenu et socialisé qui est la pire des émasculations – où le goût kantien pourrait y tomber si on ne prenait pas garde d’y introduire le critère différenciateur de la valeur marchande.
Réagir à cette banalisation, nourrir la paralogie, passe aujourd’hui entre autres par la capacité de la substance-travail (au sens le plus extensif, comme au sens le plus proche de la théorie marxienne du travail) à produire l’interrogation que la pratique esthétique peut incorporer, peut insuffler dans la matière qui constitue l’esthétisation généralisée : « n’importe quoi », pourrait-on dire, dans l’option de certaines facettes du modernisme, pourvu que ça interroge l’art sur l’art et sa condition, sur sa socialité. Il faut pour ce faire que la forme-travail soit constamment gangrénée par la puissance résiduelle à produire de l’étonnement esthétique. A la fois mesure d’urgence et mise en oeuvre de l’« origine » de l’art – au sens strictement heideggérien.
Dit autrement, pour se donner un cadre général, une forme vide susceptible d’être remplie de mille façons, on peut en effet trouver appui chez Heidegger – en ce sens pas très loin des romantiques. Pour lui «l’être-oeuvre de l’oeuvre » est un événement : qu’elle soit plutôt que de n’être pas en tant que telle, c’est là l’extraordinaire[[Heidegger, Op. cil., p. 74.: que donc l’être oeuvre d’art de l’oeuvre soit inséparable de l’événement-création qui la fait être oeuvre ; elle est alors ce moment d’éclosion de l’étant comme être advenu (p. 73), ce « choc » : le « choc qu’une telle oeuvre soit accède à l’ouvert et plus essentiellement ce qui jusqu’ici paraissait normal. » (p. 74). C’est par là que l’étant gagne plus d’être, que l’oeuvre l’ouvre à l’être, et que dans ce « dérangement » peuvent se transformer nos rapports ; « Faire surgir quelque chose d’un bond qui devance (etwas erspringen) , l’amener à l’être à partir de la provenance essentielle et dans le saut instaurateur » (p. 88), c’est là la mise en oeuvre de la vérité de l’étant que peut l’art. C’est ainsi que dans le contexte de l’esthétisation généralisée, de la banalisation de l’art dans l’étant, l’expérience esthétique pour garder et produire son sens a le privilège, eu égard à son autonomie et à sa spécificité, de cette «fulguration à partir de laquelle seulement se détermine le « sens de l’être » » (p. 97). Sans ignorer ce que peuvent avoir de réducteur les notions de choc, bond, fulguration, etc., il faut les entendre dans le cadre de l’autoréflexivité de l’art, et non dans celui de l’ivresse nietzschéenne. Dans cette mesure elles sont ce qui aujourd’hui peut encore actualiser (mise en acte) l’esthétique dans l’actualité (présence) de l’art.